Au fond, tout est dans le titre : si les jeux vidéo fonctionnent en général à la première personne, en permettant au joueur de se former sa propre histoire (c’est
mon Shepard, de s’écrier le joueur qui veut protéger jalousement son expérience unique),
Her Story raconte au contraire
son histoire à elle, celle de cette femme dont l’interrogatoire, enregistré en vidéo, constitue la majorité du jeu. Or, la troisième personne est d’ordinaire l’apanage des autres arts narratifs, en ce qu’elle suppose une position de spectateur plutôt que de joueur ou d’usager.
Her Story ne fait pas son cinéma pour autant (ça demeure un jeu), mais l’histoire du joueur, son exploration de cet interrogatoire, demeure en retrait, l’originalité du jeu de Sam Barlow (à qui l’on doit aussi
Silent Hill : Shattered Memories)résidant donc dans sa manière de conjuguer le Il/Elle de l’expérience cinématographique avec le Je de l’expérience vidéoludique.
Il y a d’abord le Je du joueur : le jeu se déroule devant un écran d’ordinateur – bien sûr, direz-vous. Mais non, le jeu simule un écran d’ordinateur, un environnement de bureau semblant dater du milieu des années 90, au fond d’écran monotone d’une couleur terne indéfinie, une horloge kitsch, quelques documents, un jeu à la
Démineur pour passer le temps quand le patron tourne le dos, tout est là, jusqu’aux reflets des néons, pour créer un simulacre d’ordinateur situé dans un poste de police désuet, ouvert sur un programme permettant de fouiller dans les archives d’interrogatoires. Un mot, déjà inscrit dans le moteur de recherche, pour entamer l’enquête :
Murder (le jeu n’est pas traduit); et quatre extraits vidéos bien en vue, tirés d’interrogatoires tenus à plusieurs dates, mais toujours avec la même femme, qui peut ou non avoir tué Simon, celui que l’on devine assez tôt être son mari. Le jeu, au présent, est celui de cette enquête, une enquête dont le processus prend place surtout dans l’esprit du joueur puisque le jeu lui-même ne fixe aucun objectif explicite. Il appartient au joueur de se poser les questions d’usage (qui a tué Simon, comment et pourquoi, quel est le rôle de cette femme dans cette histoire, dit-elle la vérité ou non, etc.), puis de trouver réponses (ou non) en inscrivant un ou plusieurs mots dans un moteur de recherche qui fera ressortir jusqu’à cinq extraits d’interrogatoire dans lesquels ces mots sont prononcés.
Nonobstant quelques mécaniques nécessaires d’un point de vue ludique (limiter les recherches à cinq résultats permet de ne pas tout déballer le récit d’un coup avec un mot-clé évident comme Simon), mais plus arbitraires du point de vue du réalisme recherché (ça défie la fonction même d’un moteur de recherche), cette interface est admirablement cohérente. En effet, puisque
Her Story simule un environnement de bureau, le joueur se retrouve directement impliqué dans cette interface (sans le truchement d’un avatar), le jeu atteignant ainsi, par les moyens les plus simples, l’immersion totale tant désirée par l’industrie du jeu vidéo, qui s’y prend normalement par des moyens plus onéreux (détecteur de mouvement comme la Wii ou la Kinect, réalité virtuelle, …) Ce faisant, le raisonnement et l’interprétation appartiennent entièrement au joueur, le jeu n’imposant aucune voie particulière pour mener cette recherche, chaque joueur trouvant son chemin à sa façon, au gré de son intuition. De même, il n’y a pas à la fin de grande révélation qui élucide le tout et force une interprétation explicite, chaque joueur devant formuler sa propre résolution. À ce titre, il faut bien souligner la prouesse scénaristique de Barlow, sa construction ingénieuse du récit à partir d’extraits vidéo contenant juste assez d’informations pour offrir un début de réponse qui attise la curiosité sur ce qu’il manque sans jamais tomber pour autant dans l’incohérence ou la totale obscurité, tout en entortillant de manière remarquable une série de figures (impossibles à nommer ici sans gâcher le plaisir de la découverte) qui mettent en abyme ce récit sur le récit.
Car tout est dans le titre, aussi, parce que
Her Story ne nous parle pas que de grammaire, mais aussi des récits, du pouvoir des mots et de la fiction : son
histoire, celle qu’elle nous raconte sans que nous puissions départager le vrai du faux (nous n’avons pas accès à des preuves matérielles qui pourraient corroborer ou non ses mots, et il n’y a toujours qu’elle à l’écran), une histoire qui nous parle justement de la puissance des histoires, de leur manière de participer à la fabrication de notre identité. Cette femme à l’écran se crée une identité par la parole et le joueur doit reconstituer cette identité en cherchant les mots qui semblent les plus appropriés, le tout prenant ainsi la forme d’une sorte de démonstration pratique de la philosophie du langage de Wittgenstein, période
Investigations philosophiques : devant cette Autre à l’écran, il faut décoder son usage du langage (verbal et corporel), comprendre comment elle utilise tel ou tel mot, quelle définition ou quel sens elle accorde aux mots, comment tel contexte teinte notre compréhension d’un mot, une enquête sur le langage qui nous mène peu à peu à saisir cette Autre. Enfin, autant que faire se peut, l’ambiguïté identitaire qui subsiste en conclusion rappelant que le langage peine à exprimer le privé, et que par conséquent l’Autre nous demeure pour l’essentiel inconnu. D’où l’importance de la fiction, qui permet d’exprimer (par la métaphore, l’allégorie, la métonymie, l’hypotypose, etc.) ce que le langage courant ne peut que traduire approximativement, le faux du récit produisant une vérité inaccessible autrement. Ainsi, c’est bien à une enquête épistémologique que nous invite Barlow en nous faisant participer à la fiction, moins pour la démonter dans l’espoir d’y trouver un quelconque réel qu’elle recouvrirait que pour en découvrir les puissances.
L’enquête au Je consiste donc à déterrer son récit à Elle en fouillant dans une base de données (représentée explicitement à l’écran par un tableau qui se remplit à mesure que le joueur découvre des extraits inédits); au présent du jeu le joueur retrouve ce passé archivé par les moyens du cinéma.
Her Story révèle ainsi la nature de ces deux esthétiques divergentes, le cinéma et le jeu vidéo, en montrant du coup ce qui lie l’une à l’autre, ou comment l’art narratif essentiellement linéaire du cinéma se retrouve décomposé en une base de données une fois qu’il est numérisé, comment le cinéma est une archive qui témoigne d’un passé (les interrogatoires sont une preuve permettant d’élucider une réalité) et comment le jeu vidéo, en tant qu’art numérique, peut reconfigurer ce passé à volonté à partir du présent du joueur, de son interaction avec une interface. Les jeux qui se présentent plus franchement comme cinématographiques, une série comme
Uncharted par exemple, recherchent en général une continuité entre les moments de
gameplay et ceux qui tiennent du cinéma proprement dit (les cinématiques), mais
Her Story maintient au contraire une césure nette entre la posture de spectateur (regarder les extraits) et celle de joueur (en rechercher de nouveaux). Le jeu essaie moins de fusionner le cinéma au jeu vidéo que de faire coexister leurs esthétiques respectives en ne trahissant ni l’une ni l’autre – le Je propre au jeu vidéo devient un moyen d’accès au Elle du cinéma.
Mieux encore, la mise en scène de Barlow, qui prend la forme d’un éloquent champ contrechamp entre Elle et le joueur, invoque le cinéma pour combler les lacunes encore trop fréquentes dans l’industrie du jeu vidéo : il y a Elle devant une caméra, qui joue un rôle (notons au passage l’interprétation fascinante de Viva Seifert, captivant notre regard à elle seule pendant environ trois heures) et le joueur derrière son écran, qui se méfie de tous mots, tous gestes, pour y chercher un sens caché; la communication réciproque semble impossible, autant par le dispositif médiatique asymétrique que par ce jeu de rôle qui cache et cette méfiance qui laisse peu de place à l’humain (d’autant plus qu’il faut implicitement « gagner », dominer l’Autre par le langage). Mais la dernière révélation, celle qui, sans trop en dire, survient lorsque le joueur signale qu’il met fin à son enquête, renverse cette méfiance sous-entendue dans le rôle du détective pour y substituer de l’empathie, de même que la notion de jeu de rôle est présentée comme une forme d’expression de soi plus qu’une manière de se dissimuler.
Alors, semble nous dire
Her Story, si le jeu vidéo semble dorénavant plus apte que le cinéma à exploiter les potentialités de cette image encore nouvelle qu’est le numérique, il y a toutefois dans le processus de manipulation de l’image un danger de perdre de vue l’humain qui est en son centre. Les jeux vidéo peinent encore à reproduire ou susciter certaines émotions humaines, dont l’empathie, la part cinématographique d’
Her Story servant à transmettre ces idées sur le jeu de rôle (l’acteur) et la fiction pour mieux faire voir l’humain dans ces images. Le cinéma n’est donc pas conçu ici comme un modèle à suivre dans ses aspects les plus superficiels (comme la majorité des cinématiques singeant le langage classique hollywoodien), mais surtout dans son engagement éthique envers le monde – et c’est ainsi qu’après tant de mariages forcés entre le cinéma et le jeu vidéo,
Her Story parvient enfin à exploiter conjointement le meilleur de ces deux mondes.
Her Story est disponible en téléchargement sur ordinateurs PC et Mac, ainsi que pour Iphone et Ipad.