DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Toute enquête est amoureuse des signes : À la recherche de Carmen Zuna

Par Renato Rodriguez-Lefebvre


[El Pampero Cine]


Ne vous occupez pas à des choses aussi minutieuses...

— Sappho
 

Correspondance occultée dans des milliers de livres.

— Laura
 

Une botaniste du nom de Laura manque à l’appel. L’énigme de ses motivations est ce que Trenque Lauquen (2022) nous somme d’inspecter, bien qu’il soit fort probable que nous y soyons à peine plus compétent·e·s que ses protagonistes. Son conjoint, personnage peu important mais néanmoins premier enquêteur, réquisitionne l’aide d’un collègue de celle-ci, Ezekiel : ce dernier est l’humble chauffeur qui aidait Laura à faire quelques déplacements pour son travail, et il s’avère que les deux prenaient part, avant qu’elle ne disparaisse, à une enquête dérivant d’une découverte livresque. Laura animait une chronique dédiée à différentes figures de femme marginalisées par l’histoire, et en fouillant l’autobiographie d’une autrice sexuellement affranchie, avait trouvé parmi les plis les traces d’une lettre d’amour. Cette dernière, signée par un certain Paolo Bertino, est adressée à Carmen Zuna : ces amant·e·s de papier demeureront, le plus souvent, invisibles à la caméra, tenant l’office honorable de personnages littéraires. Laura partage cette découverte à Ezequiel, lui manifestant cette vie parallèle, nébuleuse, à laquelle elle s’est elle-même secrètement dévouée depuis quelques temps, comme si elle était contaminée par une exigence envers cette histoire amoureuse obscure et habilement camouflée par un système de renvoi à l’épreuve des détectives impatient·e·s. Laura, confrontée à un indice passablement précis touchant aux abeilles, fouille les différents dons faits à la bibliothèque municipale à l’origine de cette enquête : elle n’est pas, selon une expression fanée, amoureuse de l’amour et de son discours, elle est seulement aspirée par cette trame insolite et sensuelle de signes. Grâce ou en dépit des abeilles, elle parvient enfin à découvrir une suite à cette correspondance, cachée dans le dos de l’ouvrage La cité grecque de Gustave Glotz, traduit en espagnol. Comme Ezequiel, on se demande quelle sorte de kink Laura entretient à l’égard de ces manuscrits : une lettre abat le suspens. Paolo Bertino nomme le plus directement qui soit son obsession envers les organes sexuels de Carmen Zuna, à qui il semble se soumettre doublement, dans le texte comme au lit. Ainsi :

« Carmen,

Je m'excuse. L'étudiant n'a pas été à la hauteur. J'ai échoué. Je t’ai déçue. Je mérite un châtiment. J'ai été idiot, j'ai été faible. Vous voir dans les bras de cet homme, voir cet homme vous posséder, vous voir excitée, haletante, criante, dévouée, grossière. Brûlante comme un feu pour cet homme vulgaire, cette brute, ce rude, pour cet animal qui ne savait ni ne pouvait savoir qui il tenait entre ses bras, j'ai trouvé que c'était trop. L'image m'a torturé et me torture.»

(La variation entre les tons n’échappe pas aux personnages, par ailleurs.)

Tout est relaté par Laura et Ezequiel, qui lisent ces lettres laissant apparaître que Paolo Bertino se soumettait à toutes sortes de pratiques, parmi lesquelles des séances torrides de cuckolding. La caméra de Laura Citarella n’est aucunement explicite : au mieux, les plans nous montrent les traces de cette correspondance et du regard de Laura. Cette insistance n’est pas innocente, puisque nous entendons et voyons constamment ce pauvre Ezekiel s’enfoncer dans le regard curieux de Laura. L’amour ignore la subtilité, et ce n’est pas une mauvaise chose pour une fois. Mais comme le rappelle la protagoniste semi-absente : « Elle [Carmen Zuna] est le mystère », décrivant au passage son propre rôle dans ce jeu de miroir où ce sont les mots qui tiennent lieu de surface. En étant elle-même l’objet d’une enquête nous amenant à découvrir cette trame insolite, Laura devient une sorte de méta-personnage, présente malgré sa disparition : elle est le signe insondable dans lequel l’auditoire — et ses amoureux — cherchent une justification à cette fiévreuse investigation. N’importe quel littéraire vantera les outils commodes de la littérature pour absorber l’image dans le règne commode des signes, mais ici, c’est plutôt à l’amour comme obsession du signe que je me range. Laura Citarella, également productrice et directrice artistique des films narratifs de Mariano Llinás comme Historias extraordinarias (2008) et La Flor (2018), révèle mieux encore, pour en rire, le ridicule solennel dont l’enquête amoureuse est l’origine. En effet, l’amour comme l’enquête s’apparente à peu de choses près à une herméneutique hilarante, où le sens conspire à sa dispersion. Qui n’a pas connu les interprétations d’un point d’interrogation inattendu, qui n’a pas perdu son souffle devant une virgule, une manière syntaxique pour l’être aimé de manifester son éclat ? Est-ce possible de ne pas lire, dans un poème, dans un proverbe de biscuit chinois ou encore dans une image une trace, même timide, du destin amoureux ? L’escalade du sens n’est pas moins explorée dans The Miu Miu Affaire (Laura Citarella, 2024), où la ville de Trenque Lauquen et la pampa redeviennent le théâtre d’une femme errante.

Pour revenir au film et à ses histoires enchâssées, le dispositif paraîtrait une version contemporaine et plus commode des spirales dont Borges a été l’architecte dévoué, en bon élève des récits imbriqués que les Mille et une nuits ont mené au sommet du raffinement. Pourtant, entre le délire d’une bibliothèque où les lettres de l’alphabet latin résistent au sens et l’enquête épistolaire qui fonde plusieurs épisodes de la première partie de Trenque Lauquen, il n’y a qu’une distinction de lieu et non d’intensité. La bibliothèque municipale de Trenque Lauquen est une porte plus humble vers l’infini, entrée moins infernale que les hexagones où de misérables bibliothécaires sacrifient en vain leur cervelle à déchiffrer l’illisible. Autrement dit, il importe peu que nous soyons en train d’investiguer les manuscrits d’un obscur personnage d’un siècle méprisé, les lettres d’une anonyme ou le texto de l’être cher : l’invitation au jeu est similaire. Le personnage d’Ezequiel habite le lieu commun partagé par l’amour et l’enquête, leur zone d’indistinction : le dévouement heureux envers les signes où l’autre scintille dans son mystère. La recherche de Carmen Zuna apprend à nos enquêteur·ice·s l’art de la spéculation littéraire, faite de conjonctures et de manipulation de l’archive comme de ses trous. Leur amour se révèle via cette figure d’une femme inconnue, dont le nom n’apparaît jamais dans les recensions démographiques et dans la mémoire des institutions où elle aurait travaillé comme enseignante. Son mystère n’est pas celui du meurtre : autant qu’on puisse l’entrevoir dans ces bribes, Carmen Zuna a assumé l’appel de l’errance. Sa vie, tenant sur du papier et les quelques images où elle joue les rôles assignés par l’enquête, se dérobe des traces qui attestent qu’elle a bel et bien vécu, quelque part. La fiction dont elle est l’objet, l’analyse des photos comme des tons de lettre, les perd dans ce délire interprétatif qui les incite à imaginer l’existence d’une descendante improbable de cette amante en cavale. Carmen Zuna vagabonderait dans les routes, fuyant la vie ordinaire tout comme le sens narratif que les protagonistes lui imposent du dehors. Cet appétit pour le signifié n’est pas étranger au cœur : tout l’exercice de ce duo de détectives ne sert rien d’autre qu’à nous rappeler la solitude d’Ezequiel, à la recherche de Laura. Cette préfiguration par les lettres de leur propre séparation n’a guère de sous-entendu tragique.


:: Laura interprétant le sort de Paulo Bertino : elle s’improvise prophète de sa relation à Ezequiel. [El Pampero Cine]


La mise en abîme est un jeu où on perd facilement au change : pas ici. Le public suit le récit de cette disparition, en découvrant peu à peu que cette enquête dévoile d’autres disparitions plus insolites et solennelles. Cette histoire amoureuse, contrairement aux nôtres, peut aboutir calmement dans l’absence de résolution, miracle narratif dont je connais moins d’exemples réels. Laura comme l’amour demeure souveraine, éloignée du regard masculin qui flirte littéralement avec celle-ci. Elle abandonne son mari, dont le sens du réel lui empêche de flairer les voies où Laura s’est enfoncée, allant comme Carmen Zuna au-delà des préjugés narratifs qui gâchent la vie. Elle devient elle-même une aventurière des signes loufoques qui abondent dans la ville de Trenque Lauquen, et si elle ne reviendra jamais saluer l’humble Ezequiel, c’est peut-être qu’elle l’invite à prolonger cette enquête dont elle est devenue à la fois l’instigatrice et l’objet : le signe est souverain. Libre à l’amour de conspirer l’art de s’en approcher.

 

 

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Renato Rodriguez-Lefebvre soutiendra prochainement une thèse en littérature comparée à l’Université de Montréal dans laquelle il s’intéresse à certains legs de l’invasion des Amériques. Il est coordinateur de la revue Spiraleet également impliqué dans le comité de rédaction : il publie des recensions et essais. La traduction (Estuaire) ou encore l’écriture de proses variées (Contre-jour, AURA, Mœbius, etc.) comptent parmi ses autres tons. Il a publié un roman : Les détectives du vivant en 2023 aux éditions La Mèche.

 

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Article publié le 10 novembre 2024.
 

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