DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Koji Wakamatsu - Hommage à un cinéaste persévérant

Par Simon Laperrière
C’était un hasard digne d’un film. Alors que je sortais tout juste de la salle suite à la première nord-américaine de The Millennial Rapture au Festival du Nouveau Cinéma, j’apprenai que son réalisateur, le Japonais Koji Wakamatsu, venait d’être hospitalisé suite à un accident de voiture. Rien de grave, me rassurait-on, l’homme de 76 ans allait s’en sortir. Trois jours plus tard, à peine quelques heures avant une seconde séance du même film, la triste nouvelle fit la une de l’actualité culturelle. Wakamatsu avait succombé à ses blessures. Le cinéma venait de pousser un dernier souffle enragé.

Le parcours de Koji Wakamatsu a été maintes fois raconté pour la simple raison qu’il fascine et pourrait faire office de légende. Enrôlé par les yakuzas à un jeune âge, il abandonne par la suite le crime organisé pour une autre pègre, le cinéma. Il travaille au départ pour le compte de diverses maisons de production locales pour lesquelles il tourne des films érotiques. En 1965, il fait son entrée sur la scène internationale avec la sélection des Secrets derrière le mur au Festival de Berlin. Cette reconnaissance à l’étranger n’est pourtant pas partagée au Japon où le réalisateur a très mauvaise réputation. Fatigué de devoir répondre à autrui, Wakamatsu décide de battre de ses propres ailes en fondant la société indépendante Wakamatsu Pro.

L'extase des anges (1972)

Les tournages se succèdent alors à une vitesse vertigineuse, le productif cinéaste signant parfois une dizaine de films en une seule année. Les conditions de travail sont difficiles, temps et argent manquent toujours à l’appel, mais ces obstacles ne sauraient freiner cet artiste qui utilise le cinéma comme véhicule d’une critique sociale. Si la filmographie de Wakamatsu est difficile à cerner dans son ensemble (elle contient une centaine de titres, certains étant perdus), elle s’impose néanmoins comme un vaste projet d’une grande cohérence. La caméra est une arme de guerre qui permet au réalisateur de dresser un portrait peu glorieux du Japon. Wakamatsu nous présente son peuple comme d’infâmes individus ayant échangé la volonté de se battre contre un abandon total à leurs pulsions primaires. Longtemps contraint à produire des pinku eiga, le cinéaste a su contourner les contraintes du genre en représentant le sexe non pas pour stimuler, mais pour provoquer. Il y apparaît comme l’échappatoire de celui qui refuse de voir la réalité en face ou, pire encore, comme l’expression d’une animalité cannibale et autodestructrice. Cette subversion des codes du pinku aura fort certainement chamboulé les horizons d’attente de son public ciblé qui recherchait prélassement et titillation et aura été confronté à un déroutant Quand l’embryon part braconner.

En 2007, Wakamatsu opère un important virage dans sa carrière en entamant avec United Red Army un cycle sur les mouvements d’extrême de son pays. Bien qu’il laisse derrière lui le cinéma érotique, il renoue néanmoins avec ses conditions de production. Heureusement, le vieux routard n’a rien perdu de sa débrouillardise d’antan et s’avère prêt à tous les sacrifices pour venir à bout de ses créations. C’est ainsi qu’il démolit sa propre résidence pour l’une des scènes-clé de United Red Army. On peut, certes, reprocher à ces films une certaine maladresse principalement due aux lacunes budgétaires. Ils n’ont pas le pedigree des fresques historiques produites par de grands studios. On grince des dents devant leur mise en scène minimaliste, le manque de maîtrise du numérique se remarque dans certains mouvements de caméra gauches. Wakamatsu semble dépassé par ses propres sujets et contraint de les réduire à des représentations fragiles. Mais cette fragilité assumée rend également justice au propos. United Red Army, Le soldat dieu et 11/25 L’année où Mishima choisit son destin sont trois films racontant de cuisants échecs de renversement. L’esthétique frêle de Wakamatsu vient donc dénoncer les ambitions de protagonistes sur le point de voir leur rêve s’effondrer. La scène du discours de Mishima où l’écrivain s’adresse à une foule qui ne nous est pas montrée puisque, on le devine, elle n’existe pas s’avère emblématique de cette démarche. Seul au centre d’un immobile plan large, il tente de convaincre par sa parole, mais nous apparaît seul et ridicule.

United Red Army (2007)

Outre ces considérations, on peut surtout saluer la persévérance d’un artiste prêt à tourner coûte que coûte, à se plier aux règles pour mieux les contaminer et à maintenir la poursuite d’un idéal. La persévérance est plus qu’une volonté, elle est une ténacité construite autour d’un espoir qui, chez Wakamatsu, est motivée par la colère et le dégoût.

Et c’est peut-être pour se contredire lui-même qu’il a réalisé cette année, tout de suite après Mishima, le serein The Millenial Rapture. Délaissant tout commentaire explicitement politique, cette saga portuaire suit une accoucheuse qui, sur son lit de mort, se remémore une étrange malédiction ayant frappé la famille Nakamoto. Les hommes de ce clan sont tous condamnés à mourir dans des conditions violentes à un jeune âge. La nostalgie fait revivre à la vieille dame sa rencontre avec trois d’entre eux, dont deux voyous qui rappellent les jeunes désabusés déjà croisés chez Wakamatsu. Bien que l’on retrouve ici tous les thèmes fétiches du réalisateur, comme celui du désir qui surgit au moment où l’on s’y attend le moins, ce dernier fait preuve de clémence et d’humanisme. Au lieu de les condamner, Wakamatsu présente des personnages qui, malgré un inévitable destin - d’où la malédiction - vont tout faire pour s'en sortir en essayant de vivre ensemble. Les choses ne se passent bien évidemment pas comme prévu, mais il plane au-dessus de ce récit tranquille une lumière bienvenue qui démontre que Wakamatsu reconnaissait une part de bonté dans ce Japon qu’il a longtemps méprisé.

2012 aura été une grande année pour le cinéaste. Après avoir présenté Mishima à Cannes et The Millenial Rapture à Venise, il a été sacré cinéaste asiatique de l’année au Festival de Busan où l’on pouvait également voir Petra Blue Hotel, son ultime long métrage. Être reconnu de son vivant, qu’on se le garde pour dit, n’est pas à la portée de tous les méritants. Wakamatsu aura donc pu profiter de sa gloire et nous, cinéphiles, continuerons de la célébrer en explorant une oeuvre nécessaire qui gagne encore à être justement découverte en Amérique du Nord.
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Article publié le 24 octobre 2012.
 

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