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Jeux vidéo : Another World

Par Louis Filiatrault



Il n'est plus un secret que l'accessibilité croissante des outils de développement (Unity, GameMaker, Twine...) et des plate-formes de distribution numérique (itch.io, Steam, Humble Store...) a facilité une montée des oeuvres ludiques à auteur unique depuis les cinq ou six dernières années. Le relâchement des barrières a ouvert la porte à des réalisations impressionnantes comme Cart Life, Papers, Please et Lone Survivor, mais aussi à une communauté artistique souple et diversifiée où ont pu évoluer des auteures queer comme Porpentine (Ultra Business Tycoon III, Love is Zero), Anna Anthropy (dys4ia, Lesbian Spider-Queens of Mars) et Merritt Kopas (LIM, Consensual Torture Simulator). De Passage (2007) à The Castle Doctrine (2014) en passant par Inside a Star-Filled Sky (2011), le pionnier Jason Rohrer demeure prolifique et farouchement idiosyncratique, tandis que le monastique Jonathan Blow prépare à son rythme un successeur à la pierre de touche du jeu d'auteur contemporain, Braid (2008). Et avec l'acceptation grandissante des projets de petite envergure auprès de la critique tout comme des distributeurs, tout laisse croire que cette façon de faire a le vent dans les voiles.

Pourtant, il serait faux de croire que le développement à personnel restreint représente un phénomène nouveau. Si la parenté de l'un des premiers jeux vidéo reconnus (Spacewar!, 1962) est attribuée à un large collectif, la réalisation des jeux marquants des premiers temps sera largement l'oeuvre de petites équipes fabriquant leur propre technologie, de Bushnell et Dabney sur Pong (1972) à Tomohiro Nishikado sur Space Invaders (1978). En 1985, le designer Chris Crawford transpose ses anxiétés face à l'état du monde dans Balance of Power, simulation géopolitique se voulant un reflet de la Guerre Froide en cours ; d'autres dessineront la trajectoire de la fiction interactive, de l'enthousiasme aventureux de William Crowther (Colossal Cave Adventure, 1976) aux ambitions littéraires plus étoffées de Steve Meretzky (A Mind Forever Voyaging, 1985). Ainsi, bien avant que le rôle de « producteur » et les studios regroupant des centaines d'artisans ne se normalisent dans l'industrie, la création de jeu vidéo aura globablement été affaire de visées modestes et d'individus particulièrement entreprenants. C'est la transition de cette échelle très individuelle vers un modèle aux aspirations plus vastes que vient marquer Another World du concepteur français Éric Chahi, paru en 1991.




:: Another World
 (Éric Chahi, 1991)


Impressionné par sa découverte tardive de Dragon's Lair (1983), comportant de nombreuses séquences d'animation traditionnelle réalisées par le célèbre Don Bluth, le jeune Chahi aura l'idée de concevoir un jeu d'aventure 2D aux mouvements fins et fluides, mais employant des objets 3D maniés en temps réel. Il faut comprendre que l'illustration des jeux de l'époque reposait encore en majeure partie sur des images de petit format (appelées « sprites ») comportant quelques étapes d'animation rudimentaire, et qu'hormis les premiers efforts d'un certain Jordan Mechner, les précédents pour cette approche d'animation plus granulaire s'avéraient bien peu nombreux. Another World deviendra ainsi non seulement l'un des premiers titres à viser haut sur le plan de la complexité du mouvement, mais également l'une des étapes les plus marquantes dans l'émulation de la continuité narrative du cinéma, une seule ellipse et de très nombreux événements scénarisés ponctuant sa durée d'une demi-heure. Chahi parviendra aussi à instaurer une grande cohérence dans le fonctionnement de son univers diégétique, usant uniquement des objets présents dans le décor et refusant l'intervention d'éléments externes plus ouvertement ludiques.

Par-delà ses inspirations et la particularité de ses intentions, le récit entourant la genèse d'Another World reste inspirant pour les amateurs d'aujourd'hui. Tel que raconté par l'auteur lui-même, Éric Chahi aura d'abord élaboré ses propres outils de création – modélisation polygonale, gestion des scripts informatiques, etc. – puis improvisé la conception de son jeu cadre par cadre, situation par situation, découvrant progressivement la direction de l'aventure. Histoire d'un scientifique parachuté en terre nouvelle et basculé d'embûche en embûche, le jeu trouve d'emblée une grande résonance entre démarche et contenu : toujours propulsé vers l'avant, incrustant ses énigmes à même l'environnement, Another World est un récit de débrouillardise et de réactions rapides à des revirements souvent fatals. Qu'il s'agisse de s'extraire in extremis d'impasses et de poursuites carnassières, d'inférer par tâtonnements la manière précise d'inonder une caverne ou d'assimiler à toute vitesse le fonctionnement d'un véhicule blindé, Chahi enrichit la simple action latérale en forçant les capacités de déduction et d'adaptation, cultivant certaines récurrences mais évitant tout recyclage de circonstances.




:: Another World
(Éric Chahi, 1991)


Plusieurs passages d'Another World sont loin d'avoir bien vielli, notamment certaines séquences médianes impliquant des manipulations très laborieuses, et l'auteur n'éprouve aucun mal à reconnaître la faiblesse des fragments produits à la hâte ou sous l'emprise de l'épuisement. Ceci étant dit, l'héritage pionnier d'Another World s'observe encore dans tous les jeux se déroulant pour la majeure partie en continuité, sans ellipses ou interruptions autres que celles du montage cinématographique, et comportant une grande variété d'actions et de situations. Half-Life (1998) et Ico (2001) comptent parmi les titres plus marquants de cette vaste orientation, mais les échos ont récemment pu se faire sentir dans Brothers: A Tale of Two Sons de Starbreeze Studios, l'excellent Valiant Hearts: The Great War d'Ubisoft Montpellier ou encore le luxueux remake du premier volet de la série Oddworld. De façon plus générale, le premier effort solo d'Éric Chahi demeure un modèle de cohésion, d'intention créative et d'inventivité pratique en design de jeu vidéo, transcendant aisément les failles qu'il présente aux yeux du joueur contemporain.


L'édition vingtième anniversaire d'
Another World est présentement disponible sur ordinateurs PC et Mac, appareils mobiles iOS et Android et sur consoles Playstation 3, Playstation 4, Xbox One, 3DS, Wii U et PS Vita.

Référence bibliographique : Donovan, Tristan. 2010.
Replay: The History of Video Games. Hove : Yellow Ant.
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Article publié le 4 septembre 2014.
 

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