DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Les parasites : pronostic d'une infection

Par Mathieu Li-Goyette
C’est un piège. Un piège pratique, mais piège tout de même, de croire le « film de parasites » un genre en soi. C’est pourquoi nous l’abordons ici comme si c’en était un, comme si il y en avait eu beaucoup plus qu’il n’y en a véritablement eu : sous-genre au mieux, jamais il n’a été industrialisé, jamais a-t-on entendu dire d’une production : « voilà, on fait un film de parasites ». On devrait plutôt parler d’invariants, de détails qui se fixent sur ces oeuvres et qui ne démordent pas d’un univers à l’autre. Ces traits communs, strictement une quarantaine de films peuvent s’en vanter, car ce qui les réunit peut bien rapidement les éloigner (parasite ou infection? intelligence supérieure ou clone?).

Revenons en arrière, à l’origine du terme « parasite ». Du grec « para » pour « à côté » et « sitos » pour « pain » ou « blé », on fait référence aux insectes qui s’émancipent dans les champs de blé, qui se terrent dans le pain, la farine, cette substance sec et durable qui, pour peu qu’elle soit soumise à des intempéries ou un organisme attiré par sa composition, peut devenir le nid d’une petite colonie organique. Le terme « parasite » est redéfini et peaufiné vers  la fin du XIXE siècle. À cette époque, on distingue les parasites commensaux (une exploitation non dommageable), mutualistes (vivant d’une cohabitation équilibrée) et les vrais, ceux qui vivent aux dépens de l’hôte et se nourrissent à même son corps. Ce sont ceux-là, ceux qui tuent l’hôte (des parasitoïdes) qui nous intéresseront.

Le film de parasites naît aux États-Unis du croisement entre ces bactéries et le climat d’après-guerre, dans l’imaginaire des années 50, nouvelle ère où l’American Way of Life des vainqueurs a la cote et où la science se tourne vers l’espace, dernière frontière de l’inconnu. C’est l’époque de la course à la Lune, de la Guerre froide et du Maccarthysme qui favoriseront l’arrivée des parasites dans le cinéma américain à compter d'opus comme The Thing from Another World (Christian Nyby, 1951) et Invaders from Mars (William Cameron Menzies, 1953). Si la contamination demeure végétale dans le premier, le second installe rapidement les principaux codes du genre : parasites asexués venant d’ailleurs, jeu sur la notion d’humanité, d’apparence et importance capitale des personnages à saveur scientifiques. Avec ces ingrédients, de nombreuses variations se feront aux États-Unis (It Came from Outer Space [Jack Arnold, 1953]) comme en Angleterre, où la Hammer produit l’excellente série des Quatermass Xperiment (Val Guest, 1955) en réitérant l’importance du savant, celui qui intellectualise (en la vulgarisant) la situation et qui diffuse la peur : si le parasite est invisible, c’est la preuve scientifique de son existence qui horrifie. Se déclinant ensuite sur le registre de la comédie (I Married a Monster from Outer Space [Gene Fowler J., 1958]) et se voyant approprié par la série Z (The Tingler [William Castle, 1959]), le parasite à l'écran perd de la vitesse durant les années 60 et il faudra se tourner vers l’Europe pour suivre son évolution avec les Village of the Damned (Wolf Rilla, 1960), Children of the Damned (Anton Leader, 1964) et Quatermass and the Pit (Roy Ward Baker, 1967).

I MARRIED A MONSTER FROM OUTER SPACE de G. Fowler (1958)

Vint alors Mario Bava et son Planet of the Vampires (1965) installé à mi-chemin entre ses dignes prédécesseurs et le cinéma gothique si cher à l’auteur italien. Précurseur à bien des égards du premier Alien, Planet of the Vampires arrive à une période où le cinéma hollywoodien se meurt et où les genres révolutionnaires les plus en vus (road-trip, films indépendants, films d’exploitation) se refusent l’inclusion d’un objet venu d’ailleurs. Par manque de budget d’une part, par refus de la science-fiction kitsch des années 50, l’ère atomique s’accapare le fantastique au cinéma et avec elle les hantises de fin du monde et de mutations ingérables. En effet, ce petit genre qu’on se plaît tant à décortiquer prendrait souche dans le roman d’anticipation des années 40 et 50, mais aussi, et plus justement, chez EC Comics, référence populaire et sacro-sainte pour le jeune américain moyen de l’époque. Entre 1950 et 1954, EC est au sommet de l’industrie avec des séries comme Shock SuspenStories (science-fiction, horreur, suspense), où des histoires de créatures parasitant le corps humain pour nous endoctriner et envahir la Terre sont légions. En quatre ans, c’est entre 350 000 et 400 000 exemplaires qui sont vendus mensuellement. Au fil des années 50, les récits captivent les enfants au point de léguer à la bande dessinée une réputation de mauvais goût et d’inculturation tellement que The Invaders from Mars jouera sur cette nouvelle culture populaire. Adepte convaincu de ces bandes dessinées, le petit garçon du film est ignoré par ses parents et les autorités sous prétexte qu’il en lirait trop régulièrement. Ces enfants ayant vieillis, ces bambins étant les cinéastes des années 60, il n’est pas question pour eux de retourner en arrière pour s’enfouir dans des récits infantilisants.

À l’horreur des monstres tombés du ciel succède la normalité terrifiante de Terriens possédés. En se définissant, le parasite en arrive à créer une peur qui lui est propre et qui n’est plus de l’ordre de la simple créature venue de l’espace. Plus ses histoires se raffinent (surtout avec Invasion of the Body Snatchers [Don Siegel, 1956]) et plus elles puisent dans un effroi moins politique que viscéral. La phobie du communisme n’est qu’au premier degré du film de Siegel, car au fond, c’est de la perte d’humanité et de la vanité des espérances humaines dont il est question. Puisque nous pourrions bien vivre, comme nous le dictent ces plantes, dans une société de l’efficacité pure, pourquoi devrions-nous la refuser? Au nom de quoi? Le film de parasites nous amène à poser ces questions, à tracer des tangentes entre la médecine et la psychanalyse, entre un intérieur physique et un intérieur mental, qui s’additionnent en rendant les hôtes des bombes à retardement et les survivants les fous de leur condition d’exception.

C’est pourquoi le film de possessions ne s’y prête pas (de The Exorcist [William Friedkin, 1973] au sous-estimé Insidious [James Wan, 2010]), car il s’inscrit dans le cadre de la croyance et d’un certain spiritisme tout à fait humain. Ce qui horrifie, dans le parasite, c’est son étrangeté, mais aussi sa manière de se loger dans l’organisme à cet endroit crucial où l’opération est impossible, où, contrairement à la sangsue, le sel ne suffit plus : on ne peut pas plus se gratter de l’intérieur qu’il est possible de voir nos entrailles dans lesquelles l’ennemi a fait sa niche. L’extraction de la bestiole implique la mort tout comme sa maturation inclut, de plus, celle des autres.

INVASION OF THE BEE GIRLS de D. Sanders (1973)

Parasite à intelligence animale ou suprême, il est obligatoirement asexué, non seulement parce qu’il n’est pas de notre monde, mais parce qu’il se doit d’être autosuffisant : son sexe importe peu, car son partenaire, c’est nous, notre corps qu’il usera à des fins de perpétuation de l’espèce ou tout simplement pour nous habiter comme le Bernard l’Hermite. Abjecte, il l’est. Il viole notre barrière sacrée du corps, le lieu de notre personnification. Il rappelle ce qu’entendait Julia Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur pour parler d’horreur intérieure, voisine de l’urine, du sang, du sperme et de l’excrément auxquels nous rajoutons aujourd’hui le parasite, ce dedans que nous craignons parce qu’il nous rappelle notre enveloppe : « Comme si la peau, contenant fragile, ne garantissait plus l’intégrité du « propre », mais qu’écorchée ou transparente, invisible ou tendue, elle cédait devant la déjection du contenu ». En plus d'appréhender une percée dans notre intérieur (on parasite ainsi les humains dans It Came from Outer Space tandis qu’on enrobe de liquide blanchâtre jusqu’aux orifices les femmes nues de Invasion of the Bee Girls [Denis Sanders, 1973]), on redoute de voir un « autre » pousser à partir de notre intérieur (les éclosions d’Alien [Ridley Scott, 1979] et The Thing [John Carpenter, 1982] ou l’apparition du troisième oeil tentaculaire dans From Beyond [Stuart Gordon, 1986]).

Parasité, l’humain contrôlé n’est point humain et n’est plus qu’enveloppe. Ainsi, on rattache à ces créatures un certain courant de conspirations du cinéma américain en proie aux théories loufoques, à la recherche d’un grand ordre des choses qui nous régirait, en quête d’un théorème qui anéantirait le hasard et le destin pour instituer le mythe et le récit au coeur des politiques et de notre quotidien. Ce genre nous permet de faire un pas de côté et de vulgariser notre désir de croyance en une lutte figurée mettant en scène notre conscient et notre inconscient, notre moi et notre surmoi. Dans Dialectiques du Moi et de l’inconscient, c’est Jung qui rappelait que « l’individuation n’a d’autre but que de libérer le Soi, d’une part des fausses enveloppes de la persona, et d’autre part de la force suggestive des images inconscientes ». En d’autres mots, nous pourrions dire que l’importance de l’individualité est relative à la libération des faux-semblants, d’un inconscient (collectif, de l'ordre de l'espèce) qui nous surplomberait tous, prêt à jaillir à tout moment. Le film de parasites, plus que tout, cherche à nous inquiéter, à nous faire douter - et le doute, il aiguise le sens critique - et à se faire le révélateur de notre fragilité. C’est l’horreur de la conscience et de sa conscientisation.

BIBLIOGRAPHIE

JUNG, Carl Gustav. 2006. Dialectique du Moi et de l’inconscient. Paris : Folio.
KRISTEVA, Julia. 2001. Pouvoirs de l’horreur. Paris : Points.
 
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Article publié le 13 juin 2012.
 

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