DOSSIER : Entre autochtonies et cinéphilies
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Fox Maxy : Un flot d’images

Par Thomas Filteau


:: Gush (2023) [Civic Films]


Les images des films de Fox Maxy n’arrêtent pas de fuser. Comme si elles suivaient le rythme d’un jaillissement, elles se jouxtent, se superposent ou se fondent l’une dans l’autre. Dans le rythme syncopé de leur défilement, les images captées sur le vif servant de matériau aux films de Maxy prennent la forme d’un généreux assemblage en fractale.
Gush (2023), son film le plus récent et son premier long métrage après avoir réalisé quatre courts, canalise ces effusions visuelles dans la figure répétée du sang, qui s’écoule sur la surface de ses images, perle sur la peau d’un ami terminant les préparations d’un costume d’Halloween ou apparaît à la lueur d’une conversation sur la taille du cœur, causerie durant laquelle on s’étonne qu’un organe de la dimension d’un poing puisse assurer la circulation des cinq litres de sang dont un corps recèle. Quelle cadence pourrait révéler le sang bouillonnant, ou le sens latent, que renferme une archive, un cœur, un film ? Ce qui gushes, qu’il s’agisse du sang ou de la parole, coule à flots et se répand ; de son effarante surabondance, le torrent étonne pour faire réaliser qu’à sa source se trouvait quelque chose de vivant dont la vigueur avait peut-être été oubliée.

 

 

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Revenir aux archives intimes, sonder les souvenirs renfermés dans les albums photos des téléphones portables, parcourir les vidéos glanées sur le web et prenant la poussière dans une pléthore de dossiers de favoris : c’est de cette pulsion typiquement pandémique de retour aux florilèges intimes que découle la pratique filmique de la cinéaste payómkawichum et kumeyaay Fox Maxy. Tronquant ces amas d’images pour composer une suite effrénée de fragments épars, Maxy trace un geste cinématographique à mi-chemin entre l’inspiration diariste et une forme expérimentale qui brouille toute piste narrative strictement autobiographique. En résulte l’impression d’une accumulation qui mène par moments à une forme d’abstraction. Les films de la cinéaste entretiennent ainsi une importante relation à sa région natale, San Diego (d’après sa toponymie coloniale), territoire ancestral du peuple Kumeyaay dont la superficie s’étend au-delà des frontières étatiques actuelles et inclut l’état mexicain de la Basse-Californie. Se dévoile d’emblée chez Maxy l’attention d’un regard sur le territoire qu’il embrasse, de même qu’une insistance sur le caractère primordial des luttes de protection territoriale, à partir desquelles se compose un réseau de coalitions avec d’autres communautés autochtones des États-Unis et du Canada. Dans Maat Means Land (2020) [1], des segments tirés de téléjournaux ayant couvert la résistance des Kumeyaay à la construction du fameux projet de mur frontalier entrepris par Donald Trump côtoient des séquences tournées par la réalisatrice en 2016, au cours du mouvement d’opposition à l’oléoduc Dakota Access sur le territoire lakota de Standing Rock. L’attention portée aux revendications de souveraineté territoriale se poursuit de façon fascinante dans son exploration des espaces virtuels. Ses premières réalisations sont truffées d’images de jeux vidéo de simulation tirées de Second Life ou des Sims, représentant des avatars (toujours blancs) observant des séquences d’actualités à partir du confort de leur domicile. Au repos sur leur canapé numérique, trois personnages s’agitent devant une télévision sur laquelle Maxy surimpose un extrait d’une conférence de presse. Il s’agit d’un discours donné par Jocelyn Wabano-Iahtail à Ottawa en 2017 au cours d’une occupation de la colline parlementaire à l’orée de la fête du Canada. « Without us, you’d be homeless », dit Wabano-Iahtail en s’adressant aux journalistes.



:: Maat Means Land (2020) [Civic Films]


Dans
Rehearsals for Living (2022), un ouvrage de correspondance entre Robyn Maynard et Leanne Betasamosake Simpson, cette dernière note la façon dont les expériences pandémiques ont souligné les inégalités sociales et le manque d’accès aux soins médicaux qui accablent les personnes autochtones : « So, while white, middle-class Canadians in the south isolate themselves in their houses with Netflix, grocery delivery, working their secure jobs from home with complete confidence that their governments have their best interests in mind, Indigenous communities must actively organize to protect their lives. » [2] Cette incommensurabilité de l’expérience du confinement, explorée dans Maat Means Land, se retrouve également interrogée dans le court métrage précédent de Maxy, San Diego (2020), qui observe la manière dont l’espace numérique, et notamment les réseaux sociaux, peut agir comme lieu de résistance fédérateur de communautés. Des extraits de performances chantées ou dansées partagées sur Facebook s’y retrouvent superposés à des plans de paysages tournés par Maxy et dévoilent la façon dont la nature numérique des réseaux sociaux peut devenir, dans ce cas-ci, le lieu d’assise d’une pratique du soin qui s’adresse au collectif.

Les films de Maxy mettent ainsi de l’avant l’importance d’une pratique individuelle de la mise en images où la valeur plastique importe beaucoup moins que le regard qui s’y aiguise, à travers une relation à l’image tout à fait dénuée de préciosité. Les captations quotidiennes sur téléphone cellulaire qui servent de matrice à ses œuvres sont tremblantes ou ultra-pixélisées, notamment dans les images de concert ou de danse dans des clubs, alors que la noirceur tamise les regards et floute les objets. On y retrouve les traces du caractère performatif de la pratique de tournage au quotidien, car ce qui est le plus important, c’est moins la saisie du monde qu’implique le fait de tourner de façon journalière que la transformation de celui-ci par le biais de l’enregistrement, confirmant l’idée qu’une caméra peut modifier notre façon de vivre, de bouger, d’interagir. Tourner la caméra vers des ami·e·s, c’est les inviter à la performance ; la braquer sur un membre d’une milice qui patrouille les environs d’un territoire à défendre, c’est plutôt se protéger.


:: Maat Means Land (2020) [Civic Films]


C’est précisément ce mouvement qui va chercher ailleurs que dans une pure plasticité qui permet à d’autres plaisirs esthétiques de surgir, à d’autres cordes affectives de se tendre. Car c’est bien ce que créent les films de Fox Maxy : une véritable affectivité de l’archive, qui passe par un regard subjectif mais qui s’avère aussi une invitation à prendre son relais. « 
Make a movie everybody! Hurry up! You know, even if it’s a minute long, make a movie! » [3] propose la réalisatrice en entrevue. Les films de Fox Maxy se présentent dès lors comme un appel visant la démocratisation d’une pratique cinématographique à l’époque de la multiplicité des appareils de captation, alors que tou·te·s ou presque composent des archives filmiques. Ses œuvres nous enjoignent à prendre ce chemin nous aussi, comme un jeu sérieux qui permet de déceler dans les pratiques habituelles de mise en mémoire la valeur d’un regard à partager.

 

[1] Actuellement disponible sur la plateforme de visionnement Criterion Channel.

[2] Betasamosake Simpson, Leanne et Robyn Maynard, Rehearsals for Living (Toronto : Knopf, 2022), 32.

[3] Camila Palomino, « Blessings and Transmutations, an Interview with Fox Maxy », Tropical Cream (10 mai 2023),
https://topicalcream.org/features/blessings-and-transmutations-an-interview-with-fox-maxy/.

 

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Article publié le 15 août 2024.
 

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