DOSSIER : Entre autochtonies et cinéphilies
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Enseigner le regard allochtone : Réflexion sur une expérience pédagogique

Par René Lemieux


:: « Tribu indienne » de Tchéquie dans If Only I Were an Indian… (John Paskievich, 1996) [ONF / TVO / et al.]


Je ne parlerai pas ici depuis la posture du spécialiste en cinéma, mais plutôt depuis la posture de celui qui utilise ce médium pour enseigner les enjeux traductologiques en ce qui a trait aux cultures, aux langues et aux littératures autochtones. Qui s’intéresse au cinéma autochtone accorde évidemment son attention au
regard autochtone, lequel apporte quelque chose de différent au sein du paysage filmique québécois, et plus largement américain, dominé par le point de vue allochtone. Ce court essai traitera du rapport entre les deux types de regard, de leur déplacement, voire de leur permutation.

À l’occasion d’un séminaire que je donne, « Contextes socio-politiques de la traduction» dans le programme de maîtrise en traductologie à l’Université Concordia, j’utilise régulièrement le cinéma. Lors de la première séance, je montre des extraits du film Le goût de la farine (1977) de Pierre Perrault. Comme avec d’autres films qu’il a réalisés, Perrault demande à quelques personnes d’intervenir dans des situations, interventions qu’il filme et monte à sa discrétion. Dans Le goût de la farine, donc, Didier Dufour le biologiste, José Mailhot l’ethnolinguiste et Serge-André Crête l’anthropologue se présentent comme de véritables «personnages conceptuels» ayant chacun sa posture intellectuelle facilement repérable, des postures d’Allochtones sur les Autochtones. À partir de ces trois postures, j’expliquerai d’abord comment on peut développer, de manière pédagogique, une perspective critique sur le regard qu’on porte envers les réalités autochtones, au cinéma ou ailleurs.

Exceptionnellement, à l’hiver 2024, la dernière séance de mon cours a été l’occasion de projeter le film relativement peu connu If Only I Were an Indian… (1996) de John Paskievich. Ce long métrage a permis de frapper l’imaginaire des étudiant·e·savec un sujet qui, aujourd’hui, est de plus en plus dans l’actualité : celui de l’appropriation identitaire par des groupes non autochtones. Un peu comme pour le film de Perrault, cette œuvre propose de suivre trois personnages, cette fois des Autochtones canadiens (un couple de Cris et une Ojibway), en visite dans une «tribu indienne» de Tchéquie. On assiste donc à la rencontre entre des Autochtones et des Allochtones qui jouent aux Autochtones. Dans la discussion qui a suivi la projection du film, je me suis rendu compte que le regard porté par les Autochtones en Tchéquie pourrait se voir comme l'envers de celui qu'adoptent les trois protagonistes chez les Innu·e·s dans le film de Perrault. C’est cet étrange renversement et son caractère problématique que j’aimerais explorer dans la seconde partie du présent essai. Rappelons-le toutefois : même si aucun de ces deux films ne relève de «pratiques filmiques autochtones», ce qui y est en jeu n’est pas moins conséquent pour les personnes non autochtones désirant mieux comprendre le regard autochtone.

 

Une question de positionnement : Le goût de la farine

N’étant pas moi-même autochtone, je dois prendre en compte dans mon enseignement mon propre point de vue allochtone. Or comme j’enseigne aussi habituellement à des classes composées en quasi-totalité d’Allochtones, on prend rapidement conscience qu’on se retrouve à parler des Autochtones entre Allochtones. D’où l’étrange rapport aux pronoms où l’on parle des Autochtones à la troisième personne, cette instance qui n’est ni celle du destinateur ni celle destinataire du message, mais qui rend présente dans la discussion la personne dont on parle tout en la repoussant, paradoxalement, hors du rapport dialogique : parler de quelqu’un à la troisième personne a quelque chose de son éloignement, voire de son effacement — en particulier quand il est littéralement à nos côtés. Cette situation pourrait ainsi avoir pour conséquence d’aliéner les personnes étudiantes autochtones présentes dans la classe puisque le cours, d’une certaine manière, parle d’elles sans s’adresser directement à elles.

J’aborde cette question en début de cours, avec toutes les difficultés que cela implique, en projetant trois extraits [1], totalisant environ une quinzaine de minutes, du Goût de la farine de Perrault suivis d’une discussion avec la classe. Le long métrage présente trois protagonistes qu’on retrouve à l’occasion au fil de ses films, notamment dans la « suite» de cette œuvre, Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi (1980). Le premier extrait montre Didier et Serge-André débattre de l’avenir écologique de la Terre. Dans ce débat, Didier pense que les «Indiens» devraient être la «police écologique» du monde, alors que Serge-André soutient qu’on devrait les laisser tranquilles. Les étudiant·e·s comprennent rapidement de cette discussion que Didier essentialise les Autochtones en leur attribuant une essence fixe, mais la posture de Serge-André est-elle pourtant plus saine? Le deuxième extrait poursuit cette discussion en présentant d’abord un débat entre José Mailhot et Didier, où l’on peut entendre ce dernier défendre l’idée selon laquelle les Autochtones seraient plus sensibles à l’alcool, une nouvelle itération de sa conception essentialiste. Serge-André, arrivé peu après, explique pour sa part les problèmes d’alcool par les conditions socioéconomiques dans lesquelles vivent les Autochtones, et compare rapidement cette situation à ce qu’il connaît, c'est-à-dire la classe ouvrière de Saint-Henri à Montréal. À l’essentialisme de Didier, Serge-André oppose une similarité. Cette position est moins évidemment problématique, mais la discussion avec la classe permet de comprendre qu'il y a là un nouveau problème : celui de ramener l’altérité autochtone à l’expression du même, voire à ce qu’on connaît et reconnaît. La posture de José ne fait pas polémique à ce moment; c’est dans un troisième extrait qu’on peut en faire une critique.



:: José Mailhot, Serge-André Crête et Didier Dufour dans Le goût de la farine (Pierre Perrault, 1977) [ONF]


Celui-ci met en scène Didier et José en train de discuter du rôle des Allochtones auprès des Autochtones. Dans ce passage, José parle à Didier de l’usage qu’elle veut faire des savoirs autochtones qu’elle récolte dans le cadre de ses recherches, et de la différence entre elle et lui. Contrairement à lui et à tant de gens, José n’est pas « tombée dans le panneau » (Didier vient d’apprendre que s’il a été invité à être parrain d’un bébé innu, c’est parce qu’il est l’ami du curé Alexis, pas des parents) :
 

DIDIER : Qu’est-ce que t’as pas fait aux Indiens pour que ça soit vrai ?

JOSÉ : Ce que j’ai pas fait, c’est de passer par des intermédiaires.

DIDIER : Pour faire quoi ?

JOSÉ : Pour leur parler, pis pour les connaître, pis pour les comprendre.

DIDIER : Pis pour leur montrer quelque chose…

JOSÉ : Non, Didier, je leur montre rien, c’est eux-autres qui me montrent quelque chose.

DIDIER : Pis ils t’ont montré quoi ?

JOSÉ : Pis la plus belle chose qu’ils m’ont montrée, c’est leur langue, hostie. T’sais, à coups de marteau. Bon. Moi, je suis arrivée là, pis j’ai pas dit : « Je vais vous montrer des affaires. » J’ai dit : « Écoutez, vous autres, vous parlez une langue, que moi j’aimerais parler, montrez-moi la. »


Pour José, c’est là la définition de l’« amour », qui est la même que pour la liberté : « Si t’aimes quelqu’un, tu lui donnes le droit de décider qu’est-ce qu’il faut qu’il fasse, lui. » Didier pour sa part ne croit pas au désintéressement, ou même qu’il soit possible d’agir gratuitement à l’égard de quelqu’un. Il y a toujours une motivation derrière nos gestes : « Comme tout être au monde, quand t’as acquis quelque chose, c’est pour en avoir l’usufruit et le faire fructifier. » La connaissance de la langue autochtone que José acquiert auprès des Innu·e·s participe, selon lui, à ce commerce, puisqu’il s’agit de faire « une production selon les normes de production des Blancs ».

José ne fait-elle pas exactement comme les autres Allochtones, sous le couvert du mot «amour»? Si je fais visionner ce documentaire à mes étudiant·e·s, c’est pour qu’iels prennent conscience qu'en tant que personne allochtone, l’attitude qu’on a envers les savoirs autochtones n’est jamais anodine. Le film invite à cette réflexion en posant la question de l’usage qu’on fait de l’altérité autochtone au Québec : à quoi ça (me) sert ? Didier va en Basse-Côte-Nord persuadé qu’il va aider les personnes innues, mais en même temps, il leur attribue une essence particulière qu’il associe à la nature. Serge-André est empathique, mais tend à ne voir chez elles qu’une altérité identique à ce qu’il connaît. José veut apprendre d’elles, mais au risque de les objectifier et d’en profiter.

Ces trois personnages expriment chacun à sa manière des positions différentes, qui sont toutes problématiques. Dans les faits, le problème sous-jacent à ces positions est le suivant : chacun croit posséder la seule posture valable, et la conserve sans jamais la remettre en question. Après une des projections des passages, il y a quelques années, un étudiant avait fait ce commentaire : «On pense tous qu’on est José, mais on est tous aussi un peu Didier.» Peut-être faut-il tour à tour se faire Didier, Serge-André et José pour arriver à sortir, si cela est possible, d’une réification de l’altérité, ne serait-ce que pour critiquer son propre regard occidental porté sur l’autre. L’exercice a toutefois du bon, celui de se regarder regardant, de regarder notre regard et, ainsi, de percevoir peut-être cet angle mort qu’on n’arrivait pas à voir au début de l’exercice.

 

Une question de déplacement : Et si j’étais un Indien…

Au début des années 1990, l’anthropologue David Scheffel (Université Thompson Rivers à Kamloops en Colombie-Britannique) a travaillé sur une étrange communauté située en Tchéquie qui, comme mentionné plus haut, s’identifiait aux « American Indians ». Ses membres n’avaient absolument aucun lien de parenté avec les Autochtones et ne prétendaient pas en avoir, ils n’avaient jamais suivi d’enseignements d’Autochtones, ils n’avaient pour la plupart même jamais mis les pieds aux États-Unis ni rencontré d’Autochtones de leur vie. Ils avaient toutefois accès à des livres (sur la culture des Premières Nations, sur leurs langues ; des dictionnaires et grammaires, en particulier du lakota oglala), mais également au cinéma d’Hollywood. D’une certaine manière, ils se sont produit un imaginaire de l’« Indien d’Amérique » qu’ils se sont approprié, à leur propre risque, parfois, puisque le régime communiste de l’époque voyait d’un très mauvais œil cette bande qui refusait de se conformer aux préceptes de la société dominante. Accompagné du réalisateur John Paskievich, Scheffel a convaincu deux Cris (Joseph et Irene Young) et une Ojibway (Barbara Daniels) d’aller visiter le groupe à peu près au moment de la partition de la république, en 1993. Le documentaire qui en a résulté, If Only I Were an Indian…, tient son titre d’un passage d’une nouvelle du plus célèbre écrivain tchèque, Franz Kafka, que le réalisateur a mis en exergue : « If only I were an Indian, suddenly alert, and on a galloping horse, leaning against the wind… »
 


:: Barbara Daniels (à gauche) et Joseph Young (au centre) dans If Only I Were an Indian (John Paskievich, 1996) [ONF / TVO / et al.]


Ce que le documentaire met en scène est l’évolution du regard des trois Autochtones porté sur ce groupe de gens hors du commun. Ces Tchèques se promènent quasiment nu·e·s, vivent dans des tipis, préparent leur nourriture dans des fours qu’iels fabriquent à même le sol, chantent et prient en lakota, dansent autour du feu au son d’un tambour, gardent les cheveux longs et portent des coiffes cérémonielles faites de plumes. À la première rencontre, les trois Autochtones sont scandalisé·e·s de voir une telle mascarade. Iels expriment leur indignation, voire leur dégoût de constater une telle appropriation ridicule.

Cependant, petit à petit, les trois individus apprivoiseront ce drôle de groupe et en apprendront plus à son sujet. Le public du documentaire est témoin de l’évolution d’une sympathie pour ces «Fauxtochtones» de Tchéquie, leur histoire, leurs désirs et leurs espoirs. On assiste à des rencontres touchantes. Joseph Young, d’abord critique de leur musique, leur enseigne le bon rythme pour danser et chanter. Irene Young, pour sa part, leur montre comment faire cuire de la bannique. Une intervention de Barbara Daniels résume le passage de la méfiance à l’empathie : «I didn’t really know what do to. Whether to cry… or laugh or get angry. It was all so strange and so unbelievable.»

Lors de la discussion après la projection, une scène en particulier a suscité un vif débat au sein de ma classe. Dans le documentaire, un groupe de femmes, jeunes et moins jeunes, sont filmées nues en train de se baigner et de participer à un rituel de sudation. J’avais en quelque sorte oublié cette scène, car je n’avais pas vu le film depuis longtemps. Je me suis senti mal à l’aise de projeter ce passage qui montrait de la nudité, et j’ai senti que la scène mettait aussi mal à l’aise les étudiant·e·s qui ont, pour une bonne part, grandi dans des cultures qui ne sont pas toujours confortables avec la nudité explicite. Peu de temps après cette scène, une des protagonistes autochtones, Irene Young, est interrogée sur ce qu’elle a vu. Elle exprime d’abord son malaise : « When I first encountered the people in the camp that were naked, I didn’t know how to react, really. Hey! » Puis elle réinterprète sa réaction face à la situation : « I happened to look towards the stream and there was a woman there bathing a baby, and both of them were naked, and… it was all natural. They weren’t even aware of us, I suppose [the fact] that you were there, fully clothed, but it didn’t bother them. Well, why should it bother me if it didn’t bother them? »

Après la projection, j’ai interrogé les étudiant·e·s spécifiquement sur cette scène, et plusieurs m’ont fait part de leur malaise. Peut-être la scène n’aurait-elle pas dû être montrée? Non, a-t-on fini par me répondre après un débat, parce qu’après tout, «si les femmes acceptent de se montrer ainsi, sans gêne, pourquoi devrait-on se sentir mal?». Bien sûr, cette remarque de la classe, dite spontanément, répétait en gros ce qu’elle venait d’entendre de la bouche d’Irene Young dans le film, mais voilà peut-être le symptôme de ce que fait le film, pragmatiquement, à notre regard. Et je pense que malgré ses défauts et l’exotisme de son sujet, ce long métrage a quelque chose d’original : il invite le public allochtone à regarder ce qui se passe comme les personnes autochtones regardent, ce qui le pousse à prendre conscience avec elles de l’étrangeté de la situation. Avec les trois protagonistes autochtones se développe, sans nécessairement qu'on en soit conscient, sans même que le réalisateur en eût l’intention, un jeu de permutation du regard. Ce sentiment d’étrangeté ressenti par les Autochtones, nous le ressentons avec elleux, tout comme iels arrivaient à nous faire sentir dès le début un malaise. Il fallait un groupe de Tchèques jouant aux Autochtones pour qu’on puisse ressentir une sympathie véritable avec un regard autochtone.

 

 

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Suivant mon propre enseignement (avec les attitudes des trois protagonistes du Goût de la farine), il faut se méfier de maintenir une seule posture, y compris dans l’interprétation qu’on a de ce dernier film. Après tout, le regard des trois Autochtones de l’œuvre de Paskievich est aussi mis en scène, par une certaine narration fabriquée à même le montage et qui tire son origine dans le choc culturel. À son terme, c'est elle qui nous amène à l’acceptation enthousiaste : « Stealing is easy. What these people are doing is much harder. If this is stealing our culture, then I’d be happy to see more of if », affirme une des Autochtones à la fin du film. Cet « amour» exprimé, qui rappelle celui de José Mailhot, n’est pas moins construit que tout le reste. Quoi qu'il en soit, il est intéressant de constater l’étrange symétrie entre Le goût de la farine et If Only I Were an Indian…. Dans le premier film, le cinéaste capte trois Allochtones qui discutent des Autochtones et, découvre-t-on rapidement, parlent d’eux-mêmes. Dans le deuxième, on suit trois Autochtones alors qu'ils font l’expérience d’un cas assez étrange d’appropriation culturelle. L’un comme l’autre montre en définitive que le regard porté par les protagonistes sur l’altérité est mis à l’épreuve par la rencontre. Une différence essentielle subsiste, toutefois : le film de Perrault nous permet, me semble-t-il, de réfléchir à notre propre regard en tant qu’Allochtone, et il y arrive peut-être en établissant une structure cyclique de la narration, construite par le montage, et en alternant constamment les scènes de rencontre des protagonistes allochtones avec les Autochtones et les scènes de discussion entre personnes blanches. La structure du film de Paskievich est quant à elle linéaire, la narration, unidirectionnelle : le regard autochtone est contraint, aucune discussion entre les trois Autochtones, si elle a eu lieu, n’est filmée, et aucune nuance d’opinion entre elleux ne nous est présentée. Malgré cela, il y a un intérêt certain à voir ces deux films, puisqu’ils apportent tous deux une dimension supplémentaire à la réflexion qu’on peut avoir sur ce que le cinéma nous fait découvrir sur les permutations possibles du regard. 

 

[1] Les extraits en question se trouvent : 1) de 43:13 à 48:05 ; 2) de 72:20 à 75:11 ; et 3) de 78:05 à 85:30 (selon la version disponible sur le site de l’Office national du film).

 

 

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René Lemieux est professeur adjoint de traduction et de traductologie au Département d’études françaises de l’Université Concordia. Il enseigne la traduction des sciences humaines et sociales et les théories traductologiques. Ses recherches portent principalement sur la traduction des langues et des cultures autochtones. Il dirige l’Observatoire de la traduction autochtone à l’Université Concordia, un nouvel espace visant à réfléchir aux enjeux de traduction et de multilinguisme en contextes autochtones.

 

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Article publié le 15 août 2024.
 

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