:: « The Lost Art of Forehead Sweat » (X-Files, saison 11, épisode 4, 2018) [20th century Fox]
Toute conspiration digne de ce nom est menée par un mystérieux « On » : On nous manipule, On nous contrôle, On nous ment… Le « They » anglophone est encore plus approprié, par la neutralité de la troisième personne pouvant autant désigner des corporations, des institutions, des structures sociales, des gouvernements que des individus, mais dans les deux cas l’important est de conserver l’anonymat de l’entité désignée, qui se doit d’être invisible, sans visage, qui se distingue précisément par l’impossibilité de la distinguer, d’en tracer les contours nets. Si nous demandons à un·e conspirationniste qui sont ces énigmatiques « They », la réponse peut simplement être « you know… They » : soit nous savons qui et/ou quoi est désigné par ce pronom, soit nous ne le savons pas. Aucune explication possible ni nécessaire.
Et s’il y en a une, elle peut trop facilement être confondue avec la folie : « Je ne sais pas comment je pourrais vous faire comprendre sans avoir l’air cinglé », comme dit Reggie Something dans un épisode de la dernière saison de X-Files, « The Lost Art of Forehead Sweat » (saison 11, épisode 4). Ce personnage sorti de nulle part essaie d’expliquer pourquoi personne ne se souvient de lui, alors qu’il affirme être le véritable fondateur de la branche des X-Files au sein du FBI, un ancien collègue de travail de Fox Mulder et Dana Scully. C’est la conspiration pour mettre fin à toutes les conspirations, dit-il, un complot gigantesque impliquant d’effacer et de manipuler notre mémoire collective — mais comment prouver que nos souvenirs ne nous appartiennent pas, qu’ils ne correspondent pas à la réalité non parce que nous nous trompons mais parce que nous avons été berné·e·s ? Il est facile de confronter un souvenir erroné à une réalité vérifiable, mais beaucoup moins de démontrer que cette erreur a été introduite par un « They » cherchant à camoufler la vérité. Les seules preuves tiennent à des motifs, des signes et des symboles qui, si nous les lisons d’une certaine façon, débouchent sur cette idée ; cela prend moins la forme d’une enquête scientifique que d’une interprétation, et cela repose moins sur des preuves matérielles que sur des croyances personnelles.
Je ne sais pas comment je pourrais vous faire comprendre sans avoir l’air cinglé, c’est aussi ce que je pourrais écrire avant de proposer cette hypothèse : cet épisode n’est pas une parodie des conspirationnistes, mais la preuve même qu’il s’agit d’une véritable conspiration. Car comment déterminer si On a vraiment effacé Reggie de X-Files ou si l’épisode n’est qu’une blague reposant sur le fait que Reggie n’ait jamais été dans X-Files ? Au milieu de l’émission, le générique d’ouverture reprend, mais cette fois Reggie y apparait à la suite de Mulder et Scully, après quoi nous le voyons dans quelques scènes iconiques des premières saisons, à commenter l’action alors que selon nos souvenirs (normalement, et selon les miens), il n’a jamais été présent : comment savoir si une telle séquence fonctionne grâce à une simple incrustation numérique de l’image de Reggie dans des extraits du passé ou si On a réellement comploté pour effacer le personnage de nos mémoires et que nous en avons là la preuve ? Est-ce un hasard si Reggie est joué par un acteur dont le visage nous est immédiatement familier sans que nous sachions exactement dans quoi nous l’avons vu ? Pourquoi, à un moment de l’épisode, une coupe de montage brusque retire la fin d’une phrase, censurant ainsi ce qui semblait être une révélation cruciale sur l’identité des corporations derrière le complot ? Est-ce une réelle censure, la chaîne Fox (ou une entité supérieure) qui nous cache une vérité qui ne saurait être entendue, ou est-ce une simple blague, ou mieux encore, une « fausse » blague, c’est-à-dire que la censure réelle se terre sous une ironie qui nous fait soupçonner que tout cela n’est pas sérieux ? Car quelle meilleure manière de dissimuler une conspiration qu’en la présentant sur un ton moqueur, en réalisant un tel épisode qui nous parait absurde mais qui en réalité nous expose une vérité qui est bien là sous nos yeux ? Il s’agirait d’un « phony fake news », comme On dit dans l’épisode, un fait réel raconté de manière à le rendre incroyable, et noyé dans tant de mésinformations (des vraies « fake news ») que nous ne savons plus comment distinguer la vérité du mensonge. Et comme On a manipulé toute l’histoire du vingtième siècle, selon Reggie, il ne serait pas déraisonnable de supposer qu’On a ourdi cet épisode de X-Files pour se cacher en se révélant. Derrière des airs innocents d’humour réflexif, On nous dit la vérité en s’en moquant, en utilisant le meilleur cheval de Troie possible, une émission de télévision populaire complotiste.
L’usage de la majuscule pour désigner ce On est ici nécessaire puisque Reggie nous dévoile que ce fameux « They » derrière toutes les conspirations est en fait Thaddeus Q. They, un homme qui a la capacité de manipuler notre mémoire. Quand Mulder finit par rencontrer ce fameux They, ce dernier lui explique que nous vivons maintenant dans un monde « post-cover-up », un « post-conspiracy-age » — bientôt, suppose-t-il, les jeunes vont inventer une abréviation pour en parler : « Oh, it’s so Po-Co ! » Or, à l’ère du Po-Co (une expression beaucoup plus savoureuse que celle trop pompeuse de post-vérité), il n’est pas nécessaire de camoufler la vérité tant nous ne savons plus quoi croire ou non. They, d’ailleurs, se trouve dans le bottin téléphonique, il a créé lui-même une vidéo YouTube détaillant tout ce qu’il a fait pour maintenir son contrôle sur le monde. Mulder n’a pas besoin de l’interroger de force pour lui soutirer ces explications, il les livre librement : alors pourquoi n’aurait-il pas écrit aussi cet épisode de X-Files ?
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Le générique nous apprend plutôt que « The Lost Art of Forehead Sweat » a été conçu par Darin Morgan. Il s’agit sans doute du scénariste le plus réputé (à raison) de la série, et il est vrai que nous reconnaissons le ton et les thèmes de « Jose Chung’s From Outer Space » (S3.E20), par exemple, un épisode où Mulder et Scully enquêtent sur un enlèvement extraterrestre en étant confronté·e·s à divers témoignages contradictoires. En fait, chaque fois que Morgan prend les commandes de la série (c’est-à-dire très peu, six fois en tout), il réfléchit à la manière dont le récit façonne notre rapport au monde en se moquant affectueusement de la mythologie abracadabrante des X-Files. « The truth is out there », nous connaissons cette phrase ouvrant tous les épisodes, mais pour Morgan, la « vérité » est une notion des plus volatiles, ou du moins il y a plusieurs types de « vérités », certaines ne pouvant pas se réduire à un fait vérifiable par des preuves matérielles.
« The Lost Art of Forehead Sweat » pourrait ainsi être vu comme une simple parodie des tendances conspirationnistes de la série : la discussion entre Reggie, Mulder et Scully a lieu dans un stationnement souterrain, ce qui nous renvoie, évidemment, à Deep Throat, l’informateur des journalistes du Washington Post qui a permis de dévoiler le scandale du Watergate, mais aussi à Deep Throat, le premier informateur de Mulder au tout début des X-Files. Le personnage de They, lui, apparait plutôt comme une version absurde de l’homme à la cigarette, cette figure emblématique, mystérieuse, qui semble détenir toutes les réponses et œuvrer pour maintenir le secret sur les extraterrestres (sans compter qu’il serait le véritable assassin de John F. Kennedy et de Martin Luther King, et qu’il aurait façonné l’histoire américaine de la deuxième partie du vingtième siècle). Mais là où Deep Throat (le vrai comme le fictif) apportait des indices concrets qui aidaient à rediriger l’enquête pour la rapprocher de la vérité, Reggie se contente de raconter autrement ce que nous pensions connaître pour mieux brouiller les pistes. Et là où l’homme à la cigarette travaillait dans l’ombre, à l’arrière-plan dans les bureaux des supérieurs du FBI, They rencontre Mulder en plein air, sur une place publique, et confesse tout sans donner l’impression de vouloir cacher quoi que ce soit.
:: Mulder et Scully rencontrent Reggie Something dans un souterrain [20th Century Fox]
:: Mulder rencontre They / Dr. Thaddeus Q. en plein air [20th Century Fox]
Autrement dit, cet épisode nous suggère qu’aujourd’hui, le pouvoir n’a plus besoin de s’inquiéter que la vérité sorte des bureaux sombres pour atterrir devant nos yeux : dans un régime de visibilité, il suffit d’introduire un doute, le soupçon que tout est possiblement fabriqué, faux, mensonger. D’ailleurs, pour « prouver » que l’alunissage n’a pas eu lieu, il ne faut pas retrouver les documents, les témoins, le studio où cela aurait été tourné, il suffit plutôt de pointer les images et les indices de leur fabrication. Il faut prouver la fausseté des apparences, mais jamais retrouver les preuves de ce qui aurait réellement eu lieu, puisque de toute façon elles ont été détruites. La vérité n’est plus ailleurs, tout est déjà étalé devant nos yeux, il s’agit de « bien » lire, interpréter, raconter. De même, je ne peux pas prouver que Reggie Something a toujours été dans les X-Files et qu’On l’a effacé de nos mémoires et de nos copies physiques de l’émission, mais je peux prouver que cet épisode joue tant et si bien avec nous, avec nos souvenirs de la série, avec la signature de « Darin Morgan » et qu’il parle avec tant de finesse de notre scepticisme contemporain qu’il ne peut qu’être lui-même suspect. Les preuves sont là devant nos yeux, il suffit de savoir les interpréter.
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À la fin de « The Lost Art of Forehead Sweat », Mulder retrouve un épisode de The Twilight Zone (1959-1964) l’ayant marqué dans sa jeunesse, sur des Martiens qui se cacheraient parmi nous. Seulement, il découvre qu’il s’agissait d’une autre émission, une des nombreuses imitations de The Twilight Zone, et que son souvenir était donc en partie inexact. Il en est déçu, frustré, parce que pour lui « The truth is out there », la vérité doit être prouvée, vérifiée, par un objet matériel comme une VHS contenant le véritable épisode. À cette attitude s’oppose celle de Scully : elle confie un souvenir d’enfance à propos d’un Jell-O à trois étages qu’elle adorait, une marque qu’elle a cherchée toute sa vie sans succès, jusqu’à ce que Reggie lui en ramène une boîte. En épilogue, Scully fait le Jell-O en utilisant comme moule une empreinte de Sasquatch appartenant à son partenaire. Cette image est déjà en soi particulièrement riche puisqu’elle lie l’empreinte et le souvenir, la trace et la mémoire : ce moule témoigne, en théorie, de l’existence physique du Sasquatch, c’est un lien indexical, qui nous renvoie donc à la définition de la vérité selon Mulder. C’est une empreinte qui peut servir de preuve, si nous pouvons démontrer qu’il ne s’agit pas d’un « faux » ; or cette empreinte est emplie du Jell-O de Scully, qu’elle refuse finalement de manger en disant qu’elle préfère son souvenir, « I want to remember how it all was ». Pour elle, la vérité n’est donc pas out there mais in there, la vérité qu’elle cherche est en elle-même, parce que son souvenir du goût du Jell-O est beaucoup plus précieux que ce qu’elle pourrait goûter aujourd’hui en tant qu’adulte.
Cela semble peut-être éloigné du conspirationnisme, mais il n’est pas innocent que cette image de Jell-O sous forme de pied de Sasquatch mélange deux types de relation à la vérité, celle de Mulder et celle de Scully. Deux postures face à leurs souvenirs qui apparaissent plus rationnelles que celle de Reggie, qui lui est la figure contemporaine du complotisme, réécrivant la mémoire pour confirmer une vérité préconçue, une théorie qui justifie et détermine l’investigation pour qu’elle débouche nécessairement sur elle. Même Mulder, quand il cherchait des preuves des extraterrestres, gardait une part de scepticisme, sa croyance (ou sa volonté de croire, pour citer à la fois le slogan de l’émission et William James) lui donnait la force d’agir, là où Reggie apparait accablé par sa paranoïa, impuissant tant il ne peut pas échapper à la logique circulaire de son argument. Cette finale devant le Jell-O est teintée de nostalgie, presque de la mélancolie, ce qui résonne avec la manière dont les deux dernières saisons de la série font de Mulder et Scully des représentant·e·s d’une autre époque : au-delà du fait qu’il s’agit de la stratégie de tous les reboot et requel des dernières années faisant revenir des acteur·rice·s vieillissant·e·s, cela se ressent aussi comme si leur rapport à la vérité est révolu, tout autant que la forme particulière de conspirationnisme mise en scène dans la série dans les années 1990. Si Mulder apparaissait autrefois tel le paranoïaque par excellence, devant l’approche plus mesurée et « scientifique » de Scully (leur relation a toujours été plus complexe qu’une simple opposition), aujourd’hui il est pratiquement le sceptique devant les théories d’un Reggie.
En ce sens, l’art perdu dont parle cet épisode, ce n’est pas celui de la sueur au front (c’est un leurre, une fausse piste), mais bien l’art de faire confiance à sa propre expérience, de savoir se reposer sur son jugement sans chercher maladivement des « preuves ». Évidemment, l’exemple du goût du Jell-O est éminemment subjectif, Scully n’a rien à prouver sauf à elle-même, et il est difficile de rapprocher ce type de vérité, sur notre relation personnelle à un objet, à l’authenticité d’un événement ou à l’honnêteté d’une intention. Mais le conspirationnisme moderne repose sur un climat de scepticisme, de doute constant qui ne concerne pas uniquement la véracité des informations qui nous sont présentées mais aussi, et surtout, notre capacité à exercer notre jugement. L’alunissage est mis en scène en studio, le gouvernement américain est derrière le 11 septembre, Taylor Swift est une reptilienne, On a écrit « The Lost Art of Forehead Sweat » : la multiplication de ce type de conspirations, peu importe leur degré de vraisemblance, est devenue la meilleure manière de nous confiner à l’impuissance du cynisme.
C’est cette logique que l’épisode pousse à son extrême en proposant que nos souvenirs soient trafiqués, comme pour suggérer qu’On nous manipule moins en fabriquant des fausses nouvelles et plus en maintenant nos esprits dans un scepticisme paralysant — d’où l’importance de l’attitude sereine de Scully, qui décide de faire confiance en sa mémoire. Il ne faut pas oublier que le conspirationnisme demande de prouver ce que nous croyons savoir : je ne pourrais pas démontrer que l’alunissage a bel et bien eu lieu, sauf en pointant les mêmes images qui servent à expliquer qu’il n’a pas eu lieu. Ce n’est pas différent d’une expérience de pensée sceptique qui propose que nous vivions dans la Matrice, par exemple, une hypothèse tout autant impossible à prouver qu’à réellement contredire. La seule manière de nous en sortir, c’est d’oser croire que nous connaissons le goût du Jell-O, et que nous n’avons pas besoin de plus de preuve. Il s’agit peut-être de la posture la plus saine à opposer à l’ère du Po-Co, quand la méfiance a pris une telle ampleur qu’elle n’est plus toujours une méthode efficace d’interroger le pouvoir (bien qu’elle le soit encore, c’est une question d’intensité), mais l’outil même par lequel il peut rester en place.
[20th Century Fox]
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