:: Bulle Ogier dans L'amour fou (Jacques Rivette, 1969) [Les Films du Losange]
Qui est Bulle Ogier ? De son vrai nom Marie-France Thielland, l’actrice devenue icône et antistar de la Nouvelle Vague a tourné dans plus de 90 films entre 1966 et 2022, mais conserve pour autant cette part d’énigme propre aux actrices à la fois présentes et discrètes, dévouées à leurs rôles et insaisissables. Actrice et scénariste, elle est aussi l’autrice d’un livre bouleversant sur sa propre vie, J’ai oublié, co-écrit avec Anne Diatkine et publié en 2019. En mai 2024, le Museum of Modern Art de New York tente de percer le mystère Bulle Ogier en présentant plus de 30 courts et longs métrages issus de sa filmographie. Passée sous l'œil de cinéastes aussi variés et innovants que Luis Buñuel, Rainer Werner Fassbinder, Werner Schroeter ou Olivier Assayas, l’actrice est devenue les personnages qu’elle a incarnés sans jamais s’y laisser enfermer. Deux cinéastes occupent, dans la vie professionnelle comme personnelle de l’actrice, une place à part : Jacques Rivette et Barbet Schroeder, qui deviendra son partenaire à la ville. Leurs films jalonnent cette rétrospective en forme d’hommage, pour laquelle le MoMA couvre une période allant de 1969 avec le film qui a révélé l’actrice, L’amour fou de Rivette, à 2006 avec Belle toujours de Manoel de Oliveira. Le programme traverse ainsi 37 ans de cinéma et met l’accent sur la fin des années 1960 et les années 1970, décennies qui ont vu naître sur grand écran celle que son amie et collaboratrice Marguerite Duras décrivait ainsi : « Bulle ce n’est pas la Nouvelle Vague ; Bulle, c’est le vague absolu. »
Le mystère de la fée Bulle Ogier
Ce vague dont parle Marguerite Duras enrobe en effet les performances de l’actrice, sans pour autant en disperser l’exactitude. Il est comme un halo de lumière autour de personnages dessinés et incarnés avec une précision millimétrée. Décrite par le metteur en scène Claude Régy comme « une force sans contour net », elle fait partie de ces actrices qui combinent légèreté, talent et travail, pour donner à leur jeu l’impression du naturel et de la facilité. Cette force n’est jamais synonyme chez elle de rigidité, ni antonyme de poésie. Elle infuse ce flou dans ses rôles, avec lequel vient un mystère dont le charme opère instantanément : dès qu’elle apparaît à l’écran, Bulle Ogier nous hypnotise. Elle parvient à allier une intensité dans son jeu qui nous garde pendu·e·s à ses lèvres, à cette attitude distante, vaporeuse, presque extra-terrestre. Dans Duelle (1976) de Jacques Rivette, elle est Viva, la fille du soleil, qui se bat avec Leni, la fille de la Lune. Les deux n’ont le droit de vivre sur Terre que quelques jours, mais veulent y rester et doivent pour cela s’emparer d’une pierre magique. Pour cette quête du Graal transposée dans un Paris moderne, Viva tient dans sa main une baguette, à la manière d’une fée qui délivre des messages cryptiques et transforme la vie en jeu. Les bijoux de pacotille deviennent des pierres précieuses, le cinéma une énigme à résoudre. Si les objets sont les clés pour se sauver, ce sont les mots qui en font naître la magie. « Par les flammes et par le cadre, 2 et 2 ne font plus 4 », nous dit Viva : les vrais talismans sont les mots portés par les actrices. Au milieu d’elles se débat Pierrot, détenteur de la pierre tant convoitée, aux allures et prénom de clown triste, que la lucidité honore : « Je n’étais qu’un pion dans une bataille de reines. »
:: Bulle Ogier (Viva) et Juliet Berto (Leni) dans Duelle (Jacques Rivette, 1976) [Sunchild / Les Productions Jacques Roitfeld]
:: Bulle Ogier (Claire) et Jean-Pierre Kalfon (Sébastien) dans L'amour fou [Les Films du Losange]
Le motif du double traverse les rôles de Bulle Ogier. Le plus marquant est sûrement celui de L’amour fou, où elle joue Claire, actrice de théâtre qui doit endosser les habits d’Hermione dans la pièce de Racine Andromaque, mise en scène par son mari Sébastien (Jean-Pierre Kalfon). Elle décide au dernier moment de ne pas participer à la pièce, et cède le rôle à Marta, ex-femme de son conjoint. Au-delà du traitement de la jalousie et des parallèles entre la vie et le théâtre, Rivette réalise un film du regard et de l’observation, un film sur les gens qui regardent leur amour fou s’enfuir et leur couple se déliter. Nous-mêmes, nous les regardons faire le constat de l’échec amoureux et de la fatigue d’avoir trop joué. Le réalisateur nous donne à voir et à scruter les signes de l’affection qui a existé mais qui irrémédiablement disparaît, à l’image de Bulle Ogier elle-même, absente des images pendant toute une partie du film. Elle est comme l’amour de ce couple, déjà partie et pourtant partout. Nous la cherchons du regard, obnubilé·e·s par son absence. À la fin du film, des plans noirs rapides s’intercalent : clins d'œil ou anticipation du vide à venir ? La caméra joue de notre propre perception et nous prépare à la fuite finale, à l’image du plan du train qui file dans la campagne et qui revient régulièrement, transformant le film en une boucle infinie. Le mystère d’Ogier réside aussi dans les mots de ses personnages, comme des mises en garde à la fois directes et ténébreuses. Épuisée et isolée dans son appartement pendant que toute l’équipe répète la tragédie de Racine, Claire annonce la sienne et prévient : « Je ferai quelque chose qui vous surprendra tous. »
De ce mystère et ces surprises découlent parfois quelque chose d’inquiétant, de sombre. Dans Maîtresse (1976) de Barbet Schroeder, elle interprète Ariane, une jeune fille blonde qui se transforme le soir en dominatrice BDSM, cravache à la main et perruque brune sur la tête. Son appartement, a priori ordinaire, cache une trappe dans la table basse qui permet de descendre un étage plus bas, où se dessine, dans la pénombre, tout un attirail sado-masochiste, hommes en cages et tortures sexuelles consenties en tout genre. Lorsque le personnage d’Olivier (Gérard Depardieu), un cambrioleur amateur, tombe amoureux d’elle, son besoin de comprendre le submerge, mais Ariane ne lui rétorque que le silence de celles qui ne veulent se justifier de rien : « Moi, il ne faut pas me poser de question car ou je mens ou je ne réponds pas. » Nous mettant ainsi dans la confidence de son mystère, Bulle Ogier nous fait accepter l’incompréhension, le secret. Nous n’avons pas d’autre choix que de la suivre, sans qu’elle nous attende pour autant, dans tous ses déplacements, y compris intérieurs. Dans son récit autobiographique J’ai oublié, elle note, à propos d’une lettre adressée à Jacques Rivette : « Je lui écris que j’ai une mitraillette dans la tête et que demain matin j’ajusterai mon sourire de jeune femme douce, personne ne verra le séisme en moi. »
Si les personnages-actrices interprétées par Bulle Ogier traversent des émotions intenses et souvent graves, elles ne manquent pas pour autant d’humour. Dans le court métrage de Bernard Nissille Bête de scène (1994), elle est la reine du Conte d’hiver de Shakespeare dont tombe amoureux l’acteur/figurant tenant le rôle de l’ours, qui étouffe sous son costume. Rejouant le motif de la chaîne amoureuse à sens unique d’Andromaque, cette fois à l’échelle des coulisses du théâtre des Amandiers (la reine est, bien sûr, amoureuse du metteur en scène), le film nous offre une variation caustique et théâtrale de La Belle et la Bête. Enfermé dans son personnage d’ours qui lui colle littéralement à la peau, l’acteur réalise petit à petit la cruauté du jeu quand on s’y retrouve enfermé·e·s.
:: Gérard Depardieu (Olivier) dans Maîtresse (Barbet Schroeder, 1976) [Les Films du Losange / Gaumont]
:: Bulle Ogier (Marie) et Pascale Ogier (Baptiste) dans Le pont du Nord (Jacques Rivette, 1981) [Les Films du Losange]
Pour l’amour du jeu
Cette omniprésence de la mise en abyme entre théâtre et cinéma dessine, au fil des films, l’importance polysémique du verbe « jouer » lui-même. Au casino, sur les plateaux de théâtre, en répétition ou dans la vie, les personnages interprétés par Bulle Ogier ne cessent de se prêter au jeu, avec plus ou moins de drôlerie et de légèreté. Dans Le Pont du Nord (1981), son personnage, dont le nom est d’ailleurs Marie Lafée, sort de prison et se lance dans la résolution d’une grande énigme, accompagnée par Baptiste, une mystérieuse jeune fille (Pascale Ogier) au blouson de cuir et à la voix fluette, dont les premiers mots semblent à la fois lancer un défi et un jeu : « À nous deux, Babylone. » Paris devient alors le terrain d’une immense chasse aux trésors, d’un grand jeu de l’oie, une ville en chantier où l'on détruit les maisons comme des châteaux de cartes, où les toboggans deviennent des dragons et crachent du feu, et où un cri suffit pour éloigner les monstres et éteindre la menace. Le fait de jouer est ici une collaboration, et ce dans la fabrication même du film, puisque Rivette a laissé les deux actrices, mère et fille, construire leur personnage et co-écrire les dialogues. Entièrement tourné en extérieur, Le Pont du Nord met en scène une capitale labyrinthique où les héroïnes, à la fois au cœur de la ville et en marge du monde, jouent pour ne pas se laisser enfermer. Lorsque Baptiste se fait emprisonner dans une toile d’araignée géante, Marie vient la délivrer, défiant l’assignation au destin et appliquant cette phrase prononcée au début du film, entre mélancolie et détermination : « Je veux croire quand même qu’on n’est pas prises au piège. »
Cet amour du jeu est aussi celui d’une interprétation minimalisme, de la simple et pure présence dont l’apogée se donne à voir dans Le Navire Night (1979) de Marguerite Duras. La réalisatrice nous raconte, en voix off, une histoire d’amour et de mots. Deux amants ne se voient pas mais se parlent au téléphone et font ainsi exister leur histoire en la racontant. Les images d’un Paris vide, peuplé de statues (motif partagé par Duras et Rivette), alternent avec celles de trois acteur·rice·s (Bulle Ogier, Dominique Sanda et Mathieu Carrière) dans une maison, quasi immobiles, en train de se faire maquiller. Devant cette disjonction entre les images et les voix, entre les mots et les choses, les plans sur le visage muet de Bulle Ogier créent un espace primitif où tout se rejoint et sur lequel se fixent les mots d’amour. La phrase « Je me regarde avec tes yeux » semble avoir été écrite pour les siens, pour son regard souvent mélancolique, parfois absent et pourtant toujours percutant. L’inquiétante étrangeté qui se dégage du film est à l’image de bon nombre de personnages interprétés par l’actrice au fil de sa carrière, hypnotiques et fantomatiques. Dans Rendez-vous à Bray (1971) d’André Delvaux, elle apparaît en flashback, dans les souvenirs d’avant-guerre du personnage principal. Un plan fixe observe ses grands yeux écarquillés au cinéma, devant Fantômas (Louis Feuillade, 1913). Son regard, à la fois déterminé et enfantin, porte la trace de la légèreté d’un monde en paix, définitivement disparu.
Au fil des films, Bulle Ogier se dessine reine enfant d’un royaume fait d’images et de miroirs. Chez Rivette en particulier, avec qui elle a collaboré à six reprises, la caméra est comme attirée par les reflets. Dans les miroirs des cafés, les vitrines ou les aquariums reflètent tous les visages de l’actrice comme autant de métaphores des mouvements entre réalité, fiction et théâtre. Si elle est observée avec attention, elle ne se laisse jamais complètement scrutée. Très souvent filmée par des hommes (la rétrospective du MoMA ne compte que trois réalisatrices : Marguerite Duras, Tonie Marshall et Caroline Champetier) son regard échappe pour autant à tout contrôle. Fée insaisissable, sa présence, même rapide, suffit à insuffler dans un film une magie étonnante. Dans Tricheurs (1984) de Barbet Schroeder, elle est repérée par un joueur invétéré qui passe ses nuits au casino, car elle porte un t-shirt sur lequel est écrit le chiffre 7. C’est sûrement cela la magie de Bulle Ogier : elle porte chance, au-delà de toutes les combines et de tous les fétiches ; c’est elle, le véritable talisman.
:: Bulle Ogier, Mathieu Carrière et Dominique Sanda dans Le Navire Night (Marguerite Duras, 1979) [Les Films du Losange]
// Roger Van Hool (Jacques) et Bulle Ogier (Odile) dans Rendez-vous à Bray (André Delvaux, 1971) [Parc Film]
:: Tricheurs (Barbet Schroeder, 1984) [Les Films du Losange]
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