DOSSIER : Entre autochtonies et cinéphilies
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Dans le meilleur des mondes

Par Léonore Brassard


:: Margot Robbie dans Barbie (Greta Gerwig, 2023) [Warner Bros. / Heyday Films / et al.]


Je suis belle, ô mortels
! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.

— Charles Baudelaire
 

À l’été 2023, entre Oppenheimer et Barbie, pour moi, le choix était simple : rien ne m’attirait dans le blockbuster de Christopher Nolan — à commencer par les autres films que j’ai vus de ce réalisateur, superficiellement compliqués à défaut d’être intelligents [1]. Je me méfie des films à grand déploiement qui se drapent de leur « sérieux », me méfie de leur bon goût, hygiénique jusque dans les drames et leurs morales pesées pour nous d’avance, parées à toute épreuve, contenant déjà leur thèse, antithèse, synthèse. Je me méfie des films bien ficelés qui semblent s’être défendus du délire de l’interprétation. J’ai choisi, donc (et quand bien même m’en a jugé le serveur du bar où je suis allée boire un verre avant le cinéma qui lui, plus sérieux que moi, allait voir Oppenheimer), d’aller voir Barbie. Par son rose, il m’interpellait en annonçant un mauvais goût qui a toujours su me séduire grâce à la distance qu’il prend vis-à-vis des attentes. Le mauvais goût du « pop », comme celui du King Kong de Peter Jackson qui a donné à Virginie Despentes, dans King Kong théorie, son espace étonnant pour penser le féminisme. Tout, dans Barbie, me semblait donc pécher par excès — quel bonheur, pensais-je alors, méprisant d’ailleurs vaguement mon serveur, et le sérieux de son désir pour les biopics patriotiques. Le mauvais goût, donc — j’y reviendrai.

Barbie, de Greta Gerwig, reprend l’un des grands topos de la littérature, celui d’une poupée qui prendrait vie, ou que l’on croit en vie : poupée devenant humaine ou faisant mine de l’être. Dans le monde plastique de Barbieland, croqué avec une merveilleuse ironie, Barbie vit donc heureuse avec ses consœurs, à l’abri de la mort et du vieillissement, satisfaite de son action positive sur le monde des petites filles de notre monde. Cela jusqu’à ce que la pensée de la mort la rattrape (en même temps que la cellulite). Elle décide alors d’aller dans le « vrai monde » — accompagnée d’un Ken qui y découvrira le patriarcat — pour chercher à entrer en contact avec l’enfant à laquelle elle pense appartenir. Mais c’est plutôt la mère de cette adolescente, Gloria, qui reconnaîtra en elle, avec émotion, la poupée qui l’a accompagnée dans son enfance, et que les jeunes d’aujourd’hui (comme l’est sa fille) n’apprécient plus. C’est encore Gloria qui aidera finalement Barbie à moduler son féminisme candide, lui permettant plus tard de faire face à un Ken qui a importé le patriarcat à Barbieland. Ce sont donc les conflits entre différents héritages féministes (conflits rejoués par la relation mère-fille) qui s’articulent avec l’un des nœuds principaux du film : la possibilité pour une femme-objet (qui plus est si elle pense qu’elle peut, grâce à cette objectification, obtenir un pouvoir dans la soumission, comme le feront les barbies de Barbieland dans la deuxième partie du film) à devenir femme-sujet. À la fin, Barbie, comme la petite sirène de notre enfance [2], décidera finalement de choisir l’imparfaite humanité en quittant définitivement Barbieland — de devenir sujet, c’est-à-dire aussi de se confronter à l’inéluctabilité de la mort.

Je mets d’emblée cartes sur table, pour que la chose soit claire sur mon point de vue par rapport au féminisme du film, puisque c’est cela qui a fait couler tellement d’encre. Je m’accorde en cela à Clémentine Meyer : Barbie est évidemment féministe [3]Elle l’est ouvertement, déploie des idées correspondant à un courant féministe libéral d’empouvoirement individuel qui nous est contemporain, des idées déjà maintes fois rebattues, certes (le film n’est pas vraiment innovant dans sa pensée), mais des idées féministes, sans nul doute  et il ouvre ces idées vers le «grand public». On peut tout de même le critiquer, ce féminisme (je le ferai ici avec plaisir), et bien sûr critiquer la capacité infinie du capitalisme à tout récupérer, comme le fait la compagnie Mattel (j’y reviendrai) mais il me semble ridicule (ou peu informé) de nier que ce film, qui plus est réalisé et produit par des femmes, ne soit, dans son propos, féministe. Cela reviendrait, me semble-t-il, à aplanir la complexité de ce qu’est, justement, le féminisme, c’est-à-dire autre chose qu’un courant homogène : grand bien nous fasse. Après tout, par le motif qu’il exploite, Barbie se pose une question proprement féministe : Qu’est-ce qu’une « femme », face à son idéal artificiel et artificiellement construit, face à cette « mascarade du féminin » [4] ? La féminité n’est-elle qu’un artifice, et la femme toujours prête à être remplacée par sa version mécanisée, dessinée, ou retouchée par des filtres, à être réimaginée, projetée mieux qu’elle-même dans une poupée blonde ? Que fait-on de notre corps humain, trop humain, de nos corps aux pieds désespérément plats ?


[Warner Bros. / Heyday Films / et al.]

Oui, qu’est-ce qu’une femme de chair, face à son idéation artificielle, face à l’écrasement que peut provoquer sur chacune l’idée de « la » femme, en tant que concept lisse ? Cette question précède bien sûr et de longtemps le film de Gerwig, on la retrouve déjà dans le mythe de Pygmalion, et c’est encore ce que mettait en scène  Villiers de l’Isle-Adam, dans son roman L’Ève future (1886)paru plus d’un siècle avant Barbie (un roman qui n’est certainement pas, pour sa part, un «roman féministe», ce qui ne l’empêche pas de nous permettre, avec lui, de penser le féminisme. Dire que L’Ève future est misogyne, cela a presque aussi peu d’intérêt que de dire que Barbie ne l’est pas). Dans ce livre, le personnage d’Edison (reproduction artificiellement littéraire de l’historique inventeur) crée, pour son ami Ewald, une poupée animée : une femme idéale qui n’aurait pas le défaut d’avoir une âme (mais qui finira par en avoir une). Villiers, dans tous les retournements ironiques de son texte (les personnages sont à la fois rationnellement implacables, et ridicules dans leurs affirmations), une ironie oscillante qui ne répond pas et jamais ne libère le lecteur des questions qu’il pose, permet de se demander, comme le fait Barbie (le film de Gerwig, bien sûr, mais surtout la poupée  en ce sens le film a la qualité de nous présenter les questions que posent la poupée) ce que signifie finalement « l’artificiel » par rapport au « naturel », ce qu’est une « vraie » femme par rapport à une « fausse », ce que peut l’original lorsque confronté au modèle pourtant fait à partir de lui. De se demander si l’original « existe », finalement, et si ces termes ont du sens. Ainsi, explique Edison pour défendre sa création : « le joli [des femmes] ne tarde pas à devenir une qualité le plus souvent artificielle, et TRÈS ARTIFICIELLE entre-temps. »

Dans King kong théorie, paru près de vingt ans avant Barbie, Despentes pose à son tour ces questions, faisant suite aux nombreuses féministes constructivistes et queers qui les ont saisies chacune singulièrement (du « on ne naît pas femme, on le devient » beauvoirien jusqu’au genre performatif, chez Butler, pour ne nommer que deux des plus connues). Tout en changeant le point de vue vis-à-vis Villiers (dont elle ne parle pas, c’est moi qui crée le parallèle), Despentes demande d’envisager que malgré la misogynie du personnage, Edison a peut-être bel et bien raison : « la femme » est, en effet, une construction artificielle. Elle enjoint alors ses lectrices et lecteurs à se déprendre d’une image figée, artificielle, impossible à atteindre, de ce que serait « la femme », parce que, explique-t-elle :

L’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l’esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d’école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu’un homme, cette femme blanche heureuse qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toutes façons je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas. [5]
 

Qu’est-ce qu’une femme vis-à-vis son idéal artificiel, aporétique, qui « n’existe pas » ? À son tour, dans Barbie, Gloria s’emporte :

You have to be thin, but not too thin. And you can never say you want to be thin. You have to say you want to be healthy, but also you have to be thin. You have to have money, but you cant ask for money because thats crass. You have to be a boss, but you cant be mean. You have to lead, but you cant squash other peoples ideas. Youre supposed to love being a mother, but dont talk about your kids all the damn time. You have to be a career woman, but also always be looking out for other people. You have to answer for mens bad behavior, which is insane, but if you point that out, youre accused of complaining.

Lorsque le film de Gerwig déploie la demande paradoxale faite aux femmes sommées de correspondre à un idéal artificiel qui, pour reprendre le terme de Despentes, « n’existe pas », il le fait par le truchement d’une tirade maintes fois répétée par le personnage de Gloria, et qui agira comme un médicament pour réveiller les barbies heureuses de leur soumission au nouveau patriarcat imposé dans Barbieland. Dans ce monologue, qui a ravi la toile, Gloria pointe sans la nommer la difficulté à penser Barbie dans son féminisme, en rappelant la tache aveugle d’une poupée qui par ses multiples métiers, croit représenter tous les possibles féminins : la femme, contrairement à sa reproduction plastifiée, est humaine, imparfaite, enfermée dans la demande paradoxale des différents modèles auxquels elle devrait se conformer pour être « une femme ». Il y a une évidente familiarité entre le discours de Despentes et celui qu’on retrouvera, américanisé, dans la bouche de Gloria. L’un et l’autre cherchent à nous montrer une impossibilité à atteindre à partir d’une femme « réelle » ce que serait une femme « vraie » dans tous ses possibles. Despentes lance, à la fin de son livre, un appel à la révolution, à se défaire de toute représentation : « Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing ». Par le mauvais goût qui caractérise l’œuvre despentienne (usage de l’argot, des références pop, de la pornographie), elle cherchera à interpeller ses lectrices et ses lecteurs, leur rappelant tout le danger qu’il y a à vouloir se contorsionner pour plaire : « Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air. »



:: Kate McKinnon (Weird Barbie) [Warner Bros. / Heyday Films / et al.]
 

C’est bien là où se situe la différence entre la tirade de Gloria et celle de Despentes. Car Barbie veut plaire à son public, tout comme Gloria demandera à Mattel des poupées qui représentent des femmes normales, « réelles ». En fait, Barbie se clôt très justement dans un réaménagement des consignes marketing, non pas dans le sens où il se plie aux demandes de Mattel, mais dans celui où, pour poursuivre la logique de Despentes, il enjoint à changer la représentation de ce que veut dire : pouvoir plaire. Et répondant à l’appel, offrant une fin heureuse pour les spectateur∙rice∙s, le personnage éponyme du film, acceptera finalement de troquer son corps idéal pour un autre qui finira par vieillir. Elle propose alors un passage de la mascarade du féminin vers la possibilité d’une représentation authentique de chaque femme individuée et singulière. Tout le film de Barbie converge là, dans cette réponse qui permet aux spectateur∙rice∙s d’aller de l’avant : toutes les femmes sont des vraies femmes en défaut de représentation adéquate. Ainsi, Barbie et King Kong théorie, s’ils se rejoignent dans le propos, s’opposent finalement dans la finalité esthétique : Barbie, plaisant et moral, de bon goût finalement, se heurte au mauvais goût, assumé, du second, à sa non-résolution, au refus du réaménagement de « la femme ».

Je reprends, je déplace. Qu’est-ce qu’une femme, face à son idéal artificiel ? Le topos que reprend Barbie, c’est encore celui qu’on retrouve dans l’Homme au sable de Hoffman, un conte étrange, effrayant pour sa part, qui aura mené à la réflexion de Sigmund Freud, sur l’Unheimliche — l’inquiétante étrangeté, ce retour du refoulé qui crée l’angoisse. Évidemment, ce n’est pas de l’angoisse qui nous prend, face à l’humoristique film de Gerwig, et même si c’est bien de l’angoisse qui prend le personnage (confrontation à sa propre mortalité). Peut-être en ce sens s’approche-t-il justement trop de l’essai, d’un essai qui aurait une résolution politique, pour que nous puissions sortir du film avec des questions. Pourtant, le monde rose de Barbieland propose bel et bien un renversement carnavalesque des choses qui pourrait créer un sentiment d’inquiétante étrangeté. En effet, ce monde de barbieland nous rappelle (et sans subtilité dans un film qui joue volontairement la carte du grotesque) un patriarcat caricaturé, étranger et familier à la fois. Plus encore, il nous rappelle aussi le monde enchanteur de notre enfance, grandeur nature et, soudain, dévoilé dans son ridicule. Cette « inquiétante étrangeté » de Barbieland qui réussit à n’être finalement pas inquiétante à force de se dénouer pour nous, est d’ailleurs soulignée à grands traits. C’est d’ailleurs là l’un des nœuds de l’histoire, dans le déplacement du familier vers l’étranger, puis de l’étranger vers le familier. Qu’est-ce que je veux dire, par se dénouer? Je rappelle le synopsis, en déplaçant le point de vue de Barbie vers la critique sociale plus générale que développe le film. Alors qu’un Ken oppressé découvre, dans le « vrai monde », le patriarcat, il voudra ensuite l’importer dans le paradis matriarcal de Barbie, jusqu’à ce que, après une guerre électorale gagnée grâce à une étrange sororité (qui prend finalement sa force effective dans la mascarade d’une séduction-tactique) le monde de Barbie en devienne un où chacune et chacun, heureuse et heureux, a sa propre place. Thèse, antithèse, synthèse : ce qui pourrait nous bouleverser, nous rendre inconfortable, devient finalement ici un scénario maîtrisé par l’humour jusqu’à désamorcer toute angoisse possible.

En ce sens, Barbie est un conte philosophique doublé du récit de formation de la candide poupée blonde. Son ironie, tout en se retournant sur elle-même, en caricaturant le capitalisme et le féminisme, nous décharge de ses apories : à la fin du film, nous avons compris le message  en ce sens il n’est peut-être pas étonnant que l’ouvrage duquel il s’approche le plus, dans son propos, soit un essai féministe, c’est-à-dire un texte qui contient une thèse politique. Il n’y a, dans Barbie, qui prend pour nous les contradictions inhérentes à l’existence de la poupée (féministe ? pas féministe ?), et malgré la force sarcastique de Gerwig, finalement qu’une morale lisse comme la belle femme mise en scène, lisse comme le devient l’empouvoirement de sa cellulite et de son rendez-vous chez le gynécologue, lisse comme le peu d’incertitude, le peu de questions qu’elle ouvre. Le film parvient à faire plutôt cesser toute oscillation, toute indécidabilité : nous ne pouvons qu’être d’accord avec la décision de Barbie d’accepter la mort, et ce qui devrait être source d’angoisse pour le personnage ne se fait pas source d’angoisse pour le spectateur; il y a dénouement. Elle nous rassure, finalement, cette ironie, nous guidant vers sa morale un peu drôle, plutôt confortable; qui caricature singulièrement la fin des Ailes du désir (Wim Wenders, 1987) [6]. Lorsque Barbie accepte son humanité, ce n’est pas seulement une confrontation à la mort qu’elle suggère (bien que ce soit cela aussi). En fait, cette angoisse de la mort est presque gommée dans l’esthétique : Barbie quitte définitivement surtout le grotesque de barbieland pour nous remettre dans le droit chemin de la morale de l’acceptation de soi.



[Warner Bros. / Heyday Films / et al.]


Alors, que Barbie soit féministe, qu’il le soit, en quelque sorte, sans équivoque — féminisme, qui clôt chaque retournement ironique dans une forme étrange de positivisme, alors que l’ironie plutôt que d’attaquer tout finalement n’attaque personne — c’est peut-être ce qui empêche finalement d’en faire une lecture féministe. Le film est une lecture de la poupée Barbie, et la critique féministe semble venir avec ce film à thèse, comme un essai féministe qui passerait par la fiction pour se déployer… jusqu’à ce que la fin vienne couper ce qu’aurait pu être la lancée de la réflexion, l’inconfort de ne pas savoir. Car le film, en quelque sorte, se referme sur lui-même : on nous rappelle qu’il faut « cultiver notre jardin ». Thèse, antithèse, synthèse.

Alors dans mon désir de mauvais goût, c’est vrai, j’aurai finalement été déçue. Barbie m’a plutôt laissé l’impression d’un conte philosophique emballé dans des paillettes. Et sous le rose, au bout de tout ce qui fait rire et danser, au bout de l’ironie mordante d’un récit qui ridiculise le monde de Mattel et de la prétention de la compagnie d’avoir créé le « meilleur des mondes possibles » pour les petites filles qui jouent à la poupée — un Mattel qui fera des millions de profits sur notre rire d’eux, nous forçant à nous demander bien sûr qui est le dernier qui rira bien le dernier entre le capitalisme et le féminisme — disons-le : Barbie, un film sérieux. Il tourne le dos à l’Amérique dans ce qu’elle a de merveilleusement artificiel (artificiel jusqu’au délire, artificiel jusqu’au sacré) pour nous plonger dans l’Amérique à l’artificialité calculée de ses banlieues, l’Amérique dans son éthique protestante et son esprit du capitalisme.

Alors, peut-être ai-je fait fausse route du tout au tout. S’il s’inscrit dans l’héritage d’une pensée, d’une littérature qui le précède, ce film, ce n’est finalement pas tant dans celui de L’Ève future, plus radicalement ironique, pas tant dans celui de L’Homme au sable, tout à fait inquiétant, et certainement pas non plus dans celui de Despentes, qui enjoint à ne pas vouloir plaire. Peut-être s’inscrit-il plutôt dans le sillage d’un autre récit à grand déploiement : La traviata, cette histoire aux apparences subversives d’une prostituée amoureuse, jouant à son tour dans les articulations entre l’épanouissement personnel, l’idéal féminin, et les enjeux du capitalisme.

Dans ses Mythologies, lorsque Barthes analyse l’enthousiasme petit-bourgeois pour La traviata, et le récit général de La Dame aux camélias, cette prostituée amoureuse (un autre topos littéraire sur le féminin, pas si loin du premier), il s’en prend à la forme du discours qu’elle charrie. En effet, alors que le récit de Marguerite dans La traviata semble faire l’apologie de l’amour face à la vénalité, alors que ce récit pourrait devenir une acerbe critique du capitalisme, trop émouvant, il rate complètement la cible :

[T]antôt [Marguerite] annonce un pouvoir de dépassement qui vise à faire reconnaître moins une vertu « naturelle » qu’un dévouement de condition, comme si son sacrifice avait pour fonction de manifester non point le meurtre de la courtisane qu’elle est mais d’afficher au contraire une courtisane superlative, majorée sans rien perdre d’elle-même, d’un haut sentiment bourgeois. […] Marguerite Gautier, « touchante » par sa tuberculose et ses belles phrases, empoisse tout son public, lui communique son aveuglement : sotte dérisoirement, elle eût ouvert les yeux petits-bourgeois. Phraseuse et noble, en un mot « sérieuse », elle ne fait que les endormir. [7]


Voilà ce que nous avons, à la fin de
Barbie, ému∙e∙s que nous soyons devant cette poupée superlative, parlant à sa sage créatrice sur un nuage : un sérieux qui ne fait, face au capitalisme, que nous endormir. Alors c’est vrai, je l’avoue, j’aurais préféré au bout du compte un Barbie comme ceux de mon enfance (n’est-ce là que la nostalgie de leur mauvaise animation ?), un Barbie qui ne me dit rien, en somme, ou seulement des morales pour enfants, oui un film pour enfant comme les contes bien peu féministes qui permettent toutefois de l’être, tout contre eux, qui donnent un espace pour penser : un Barbie qui me défie de lui trouver un sens. J’ai aimé le grotesque du film ; j’ai détesté son bon goût. Barbie, je parle de la poupée, je l’aime dans le mauvais goût qu’il y a à l’aimer, comme j’aime Virginie Despentes, comme j’aime Valérie Solanas. C’est le bon goût du film qui est, selon moi, dangereux, celui-là qui, sérieux, endort les petits-bourgeois, et les petites-féministes.

Barbie est évidemment féministe — et c’est bien cela qui en fait le défaut.

(… À moins, bien sûr, de rendre candide jusqu’au bout ce film optimiste et, prenant le parti du meilleur des mondes, de le lire tout en antiphrases [mais comment faire après le sérieux de la tirade de Gloria ?] de décider de réchapper les choses en entendant, dans la sagesse des paroles de la créatrice de Barbie éthérée dans son nuage, un autre retournement ironique, un réel pied-de-nez que ferait enfin Gerwig à notre naïveté rose.)



[Warner Bros. / Heyday Films / et al.]


[1] Ne vous inquiétez pas, j’ai bel et bien vu Oppenheimer quelques mois plus tard.

[2] Pas celle de Disney, celle de Anderson.

[3] Clémentine Meyer, dans « Barbie : Hollywood sait-il être subversif ? ». Avec Hélène Frappat et Charlotte Garson, Les temps du débat, avec Emmanuel Laurentin, 18 août 2023:
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-temps-du-debat/barbie-hollywood-sait-il-etre-subversif-2718652

[4] Je reprends le terme de la psychanalyste Joan Riviere, qui aura été reprise à son tour par de nombreuses féministes, notamment Virginie Despentes et Judith Butler.

[5] Virginie Despentes, King Kong théorie (Paris: Livre de poche, 2006), 13.

[6] Notons que le film de Gerwig regorge de clins d’œil à des classiques cinématographiques.

[7] Roland Barthes, « La Dame aux Camélias », Mythologies (Paris: Seuil, 1957), 167.

 

 

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Léonore Brassard est professeure en théories littéraires et féministes à l'Université du Québec à Trois-Rivières. Sa première monographie, Le désastre de la rencontre, à paraître en 2024 aux presses de l'Université de Montréal, porte sur l'imaginaire de l'échange prostitutionnel dans son articulation avec l'idéal contractuel, tel qu'il se déploie dans la littérature moderne et contemporaine.

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Article publié le 26 août 2024.
 

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