« Un commencement est un moment d’une délicatesse extrême ».
Il y a de ces incipits qui finissent par se buriner dans la conscience d’un homme. Cette phrase parfaite qui ouvre le Dune de Frank Herbert a accompagné plusieurs de mes commencements. Je la psalmodie régulièrement avant d’entrer à la lisière d’un moment important. Pour la même raison, je peux être happé sans appel et toutes les fois par l’adaptation de David Lynch, dès que j’entends cette phrase scandée par Virginia Madsen au début du film. Un parfait 10 secondes de cinéma.
Paradoxe de taille d’ailleurs : si les débuts sont toujours délicats, ils se conjuguent souvent à une violence fulgurante. Comme une naissance, en somme, un de ces rares instants d’oscillation entre la douceur et la douleur.
Si on exclut la naissance de mes deux enfants, il y a deux autres moments de ma vie, eux aussi violents, terribles et beaux, que je peux me remémorer avec une clarté quasi diaphane : ceux de l’émergence de ma cinéphilie. Je me permets ici une maladroite évocation proustienne de ces deux moments… Et oui, de Lynch il sera question.
J’ai 6 ou 7 ans. C’est un soir d’été plutôt frais, au cœur du Centre-Sud. Celui des années 80, un tantinet plus intense que l’actuel. Je suis couché dans le lit de mes grands-parents et j’écoute les voix des gens qui parlent en veillant sur leur balcon. Je me fais garder par mon grand-père. Un homme de bien peu de mots, explosif et inquiétant, mais aussi capable d’une grande tendresse à des moments complètement surprenants. Aimé (parce oui, c’était son nom) n’était pas un intellectuel, pas plus qu’il n’était homme profond. Il était peu loquace, mais il était sombre à en devenir fascinant, comme si une violence extrême lui traversait le corps en permanence. C’était pour moi un moment d’une grande tristesse, ces soirs de garde. Dans les brumes de ma conscience de p’tit cul, je savais ce qui allait arriver quand ma mère monoparentale était sur « la go », c’est-à-dire une soirée de beuverie et/ou de drogue. Si je ne pouvais pas comprendre à l’époque qu’emmuré dans son silence taciturne et patibulaire, Aimé me protégeait à sa manière d’une mère souvent dangereuse, j’arrivais à ressentir que ces soirs tristes auraient pu l’être bien plus encore s’il n’avait pas été là. Au beau milieu d’un de ces soirs où je n’arrive ni à dormir ni à dissimuler mes gémissements, mon grand-père m’improvise un lit sur un divan à côté de son fauteuil pour pouvoir continuer à regarder la télé sans avoir à me consoler autrement que par sa seule proximité. Les draps sentaient la fumée de sa pipe, mais ce n’était pas désagréable. L’oreiller avait aussi une légère odeur de sébum. À ce jour, l’odeur distinctive de cheveux gras d’homme d’un certain âge me rassure instantanément. Je n’essaye pas de vous chanter un Oliver Twist and shout ici : le contexte est vital à la suite de l’histoire (et des chroniques à venir, si jamais vous daignez bien me suivre jusque-là).
C’est à ce moment que commence Elephant Man, assurément à Radio-Québec. Couché dans l’obscurité sur le vieux sofa du salon, je regarde la pipe d’Aimé qui rougeoie. C’est la seule clarté de la pièce pendant une fraction de seconde. Et soudain la lumière du noir et blanc éclabousse les murs. Voilà. Je ne fermerai pas l’œil un seul instant pendant la durée du film.
En moins de deux heures, je vois mon premier film en noir et blanc. Mon premier monstre terrifiant, mon premier héros tragique… Qui sont la même personne. Je fais à la fois l’expérience de l’horreur et de la compassion sans trop comprendre ce qu’elles sont, je vois une méchanceté que je n’avais jamais envisagée auparavant, une toute aussi grande tendresse. Je vois mon premier suicide. Ma tristesse ne me quitte pas, mais elle se fait impérieuse. Imaginez, devoir dormir assis toute sa vie comme John Merrick, au risque de ne jamais se réveiller… D’aucuns diront qu’il est complètement inapproprié que j’ai vu ce film à cet âge-là, de cette manière-là. Sans doute, mais je ne changerais pas le moindre détail de ce moment de fulgurance.
« C’est un vrai film ce film-là »
Je me souviens de cette phrase de mon grand-père comme si c’était hier et je ne sais pas qu’elle en était le sens. Je suppose qu’il voulait dire que c’était une histoire vraie. Je me souviens toutefois d’avoir compris la chose différemment. « Tout ce que je viens de voir est vrai. Ce n’était pas une histoire. C’était la réalité. Donc, ce que je ressens est vrai. Totalement vrai ».
C’est peut-être un des plus beaux souvenirs que j’ai de mon grand-père. C’est définitivement un de mes plus beaux souvenirs de cinéma. Pendant des semaines, je taraude ma mère de questions sur l’« homme éléphant ». Elle me raconte que toute jeune, elle travaillait dans un comptoir de café de la Place Versailles. Elle était autorisée à voir des films gratuitement au Cinéma du centre d’achats qui y trônait jadis. Elle y a vu le film de Lynch tous les jours pendant plus de deux semaines. Au début, elle ne ressentait que de la révulsion à la vue du protagoniste, à ne pas pouvoir rien manger en regardant le film. Mais plus elle le regardait, plus le personnage devint précieux pour elle, important. En quelque sorte, elle tombait amoureuse de lui. J’étais médusé. Ma mère et mon grand-père étaient soudain devenus des sages, les détenteurs d’un savoir ancestral que je ne leur avais jamais attribués. Ils avaient accès à un monde dont je commençais à peine à concevoir l’étendue.
Peu de temps après, elle me fait découvrir George Pal, l’inquiétante étrangeté des Ray Harryhausen, Le roi et l’oiseau, Terry Gilliam. Je fait mes premières escapades au Ouimetoscope.
J’irai plusieurs dizaines de fois avec ma mère au cinéma de la Place Versailles. Avec elle, dans les plus beaux et les pires moments, je regarderai plusieurs centaines de films. Mes souvenirs d’elles sont souvent des nuages gris, du froid, de la peur. Mais encore, je n’y changerais rien. Sans qu’elle s’en rende compte, ma mère m’avait donné le cinéma. Ma vie allait changer plusieurs fois avec et par le cinéma.
Fast forward. 35 ans plus tard (et avouez que certains d’entre vous entendent un son bien distinctif et réconfortant en lisant le mot « fast forward »).
Je suis père de Simone et Victor, deux enfants d’âge préscolaire. À toutes les fois que je les installe devant un film, je peine à ne pas m’asseoir avec eux, même si nous l’avons regardé plusieurs fois déjà. À chaque visionnage, j’ai la conviction que de nouvelles avenues sont proposées à leur conscience, des nouvelles perceptions. J’y crois profondément. Un seul et unique film, vu dans un environnement et un instant précisément calibré, que ce soit volontaire ou non, ouvre un monde possible dans l’histoire personnelle de Simone et Victor. Je ne sais pas si les parents réfléchissent tous à cette idée. Ils le font peut-être pour les livres, la musique. Aucune idée pour le cinéma. J’en doute.
Pourtant, il faut dire que je n’ai pas le luxe de ce doute. Voyez-vous, ma fille Simone est atteinte d’une condition de type neurologique appelée la dyspraxie verbale. Pour faire bref, mais le plus concis possible, l’enfant qui présente une dyspraxie verbale a de la difficulté à planifier et à programmer tous les mouvements nécessaires pour émettre les sons correctement. C’est comme s’il avait de la difficulté à envoyer les bonnes instructions de mouvements à sa bouche. L’enfant qui a une dyspraxie verbale est difficile à comprendre lorsqu’il parle.
En plus de ce diagnostic, notre fille a aussi une condition d’hypersensibilité sensorielle. En bref encore, elle réagit parfois mal à certaines stimulations qui sont trop intenses pour elle et parfois moins qu’un enfant normalement constitué. Avec la conjugaison ces deux conditions, vous devinerez que les défis deviennent exponentiels. Toutefois, elle est intellectuellement au niveau d’un enfant de son âge, sans pouvoir exprimer clairement ce qu’elle ressent.
Donc, les idées complexes que peut parfois proposer un film au-delà du langage sont très intensément reçues par ma fille. Le cinéma lui ouvre un champ de possibles pour s’exprimer à grands coups de raccourcis référentiels. Elle accumule les symboles, des agrégats émotionnels pour mieux communiquer. Conséquemment, nos séances de cinéma finissent par captiver aussi mon petit garçon, qui est lui aussi d’une sensibilité à fleur de peau. (Il braille de bonheur devant Moana… toutes les fois).
C’est au détour d’un énième visionnage de Neverending Story que Simone a dit le mot le plus important du monde (outre le premier « Je t’aime » spontané que tous parents attendent avec fébrilité). Son premier mot de cinq syllabes, scandé avec sérieux, au prix de beaucoup d’efforts, en se cognant impérieusement la tête avec l’index.
« Imagination »
Dans cette chronique, ce n’est pas que de cinéma dont je vais vous parler, mais de l’ouverture d’un imaginaire par le cinéma dans la vie d’un parent (le sien autant que celui de son enfant). Plus précisément, j’entends proposer trois variations de chroniques avec plus ou moins de contraintes :
— La cinéphilie avec un enfant (ou comment le rapport qu’entretient le cinéphile avec un film est modifié par sa parentalité).
Exemple : Le film d’horreur devient instantanément une autre expérience. Les enjeux de ces films étant souvent la survie de la cellule familiale, ils ne font pas que devenir plus anxiogènes ; ils font réfléchir à ce que nous ferions en tant que parents dans des circonstances similaires.
– La cinéphilie avec son enfant (ou comment les perspectives du cinéma changent en regardant des films avec eux)
Exemple : Vais-je traumatiser mon enfant en lui montrant Labyrinthe et comment vais-je lui expliquer la bosse protubérante de David Bowie si elle me pose une question à ce sujet ? Plus sérieusement, est-ce que la bosse de David Bowie à une fonction nécessaire dans le film ? (Je crois que oui et ce sera un des sujets de ma chronique suivante).
— La cinéphilie par son enfant (ou comment l’expérience du cinéma a changé en observant et en écoutant leur perspective du film)
Exemple : Les rires et les larmes de mon enfant insufflent une valeur supplémentaire au film. Je partage un moment d’intimité avec lui qui sera dès lors relié au film en question. Le premier film en salle de Simone fut La Tortue rouge. C’est une des plus inoubliables projections de ma vie. En ce sens, la présence de mes enfants renouvelle mon enchantement pour le 7e art.
Si j’arrive à atteindre le but visé, le cinéphile qui n’est pas parent et qui n’a aucunement l’intention de le devenir devrait, je l’espère, avoir quelque chose d’intéressant à se mettre sous la dent. Le parent, lui, devrait pouvoir y revivre des expériences et peut-être même en inventer de nouvelles.
Aussi, je ne saurais prétendre ou espérer avoir la plume aussi puissante que les esprits qui tiennent ce portail, tant s’en faut. Par contre, il fallait que ça se passe ici parce que ce portail est responsable de la genèse de l’idée, bien malgré lui.
Je dédie donc cette première chronique à Mathieu Li-Goyette, parce qu’il l’a inspiré, et David Fortin, parce qu’il m’a inspiré.
On se revoit donc dans une quinzaine les aminches…
En attendant, we’re off to see the wizard…
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