DOSSIER : Le retour du glamour
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Refuges souterrains du cinéma politique : Retour sur la soirée d’ouverture de la Barlinale

Par Olivier Thibodeau


:: Ma'loul fête sa destruction (1985) [Michel Khleifi]


Le jeudi 20 février, je prenais un train de nuit à destination de Bruxelles, même s’il restait encore trois jours à la Berlinale. Rien à foutre. Impossible de subir davantage le climat politique pourri qui règne en Allemagne, où l’on ouvre des
enquêtes criminelles contre les cinéastes qui osent dire « du fleuve à la mer », où l’on interdit de parler arabe dans les manifestations, où les professeures d’université perdent leur emploi pour avoir exprimé leur soutien à la Palestine, où l’on hue les spectatrices qui ne font que mentionner «la souffrance à Gaza» (comme je l’ai constaté après la projection d’A Letter to David). Impossible non plus de supporter l’hypocrisie d’un événement digne de la pire mascarade néolibérale, un microcosme de la société capitaliste où les paillettes servent de poudre aux yeux, où l’apolitisme est un mensonge de lobbyiste, et où le repli sur l’individu n’est qu’une excuse pour cesser de défendre la société.

Le joyau dans la couronne du Festival, c’est l’horrible Berlinale Palast, salle de spectacle dotée de 1754 places (et d’un km2 de tapis rouge), dont le faste bourgeois cache une cinéphilie d’apparat. On y pose allègrement pour des selfies, on photographie fanatiquement ses intérieurs, pour inscrire son nom parmi la crème de la crème festivalière, entassé·e, en attendant l’arrivée des vedettes pailletées, devant une scène bourrée d’écrans où défilent des images d’archives de tous les moments glamour des 75 dernières années. Ici, le succès et la réussite se mesurent en nombre de vedettes accumulées, de spectateur·ice·s obnubilé·e·s. Et s’il est là le cœur du problème, la vérité, c’est que le vrai festival se déroule tout autour, dans les nombreux événements de contre-programmation qui ont lieu à travers la ville, là où sont abordés les enjeux essentiels qui sous-tendent la Berlinale, où l’on déchire le voile de la complaisance foraine, où l’on bloque les engrenages de la machine à consensus autour des poncifs élitistes du « bon cinéma » et des bonnes victimes à défendre. Loin du Palast, dans des bars et des salles alternatives, là où l’idée de collectivité n’est pas contaminée par des impératifs commerciaux, où l’idée de camaraderie côtoie celle d’empathie pour des populations fragiles, pour des œuvres fragiles.

Deux jours avant mon départ précipité, le 18 au soir, on débarque avec l’équipe dans un bar du quartier de Neukölln, où l’on nous vend de la Worker’s Choice en fût, où l’on peut fumer dans une salle bondée à l’arrière, et où, pour l’occasion, on a aménagé dans le sous-sol une petite salle de projection de fortune : quelques dizaines de chaises et un pan de mur de briques sur lequel projeter. Le thème est « Paysages de la résistance », mais l’un des organisateurs au micro nous parle surtout de la discrimination économique prévalente dans les festivals de cinéma. En discutant des frais grandissants liés à la soumission des films, il évoque un garde-fou classiste contre les productions indépendantes où s’expriment les voix dissidentes. Réalité de coulisses qui n’intéresse que très peu les festivalier·ère·s lambda, mais qui constitue une autre façon pour l’institution bourgeoise de museler certains discours, par la force des choses, selon des paramètres économiques que nul·le n’oserait critiquer dans un monde « non communiste », et qui se dissimule de surcroît sous une consensuelle injonction à la « qualité ».

L’événement recèle surtout un programme thématique soigneusement commissarié, qui porte sur de véritables enjeux politiques, une sélection de films dont la posture révolutionnaire s’inscrit également dans la forme, et dont la charge affective s’érige en porte-à-faux du professionnalisme froid qui caractérise le programme de la Berlinale. Jusque-là, les œuvres présentées au Festival ne m’avaient fait ni chaud ni froid (sauf peut-être pour l’empathie provoquée par les beaux personnages désespérés de Bombam [2024] et Fwends [2025]). Jamais je n’avais autant pleuré, durant cette semaine pourtant brutale, qu’en regardant le Ma'loul fête sa destruction (1985) de Michel Khleifi, où le pèlerinage annuel des ex-habitant·e·s du village titulaire, détruit en 1948, révèle un travail de mémoire de plus en plus difficile, de plus en plus désincarné, parmi les souvenirs évanescents d’une population exilée qui n'a plus que des ruines et des cartes comme points de repère. Et Dieu sait que la carte n'est pas le territoire…

Ce qu’il y a d’intéressant à noter aussi dans le film de Khleifi, c’est que, même dans son exploration des traumas liés à la Nakba, celui-ci n’hésite pas à montrer la souffrance subie par les Juif·ve·s durant la Deuxième guerre mondiale, cours magistraux et images des camps à l’appui. « Ce n’est pas moi qui les ai tué·e·s », dira candidement un Palestinien déplacé, simple assertion qui illustre bien l’absurdité d’une conquête effectuée en réaction à un crime perpétré sur un autre continent. La présence diégétique de ce double récit historique permet ainsi d’accuser l’hypocrisie de la Berlinale, qui privilégie pour sa part une vision unilatérale des tourments au Moyen-Orient en insistant sur le sort des colons pris en otage par le Hamas, consentant aux seuls envahisseurs le statut de victime dans un dangereux manichéisme anhistorique.

Le reste du programme de la Barlinale contribue non seulement à mettre en lumière la carence politique du Festival, mais aussi l’étroitesse qu’il démontre dans son approche du langage cinématographique, dont il relègue les expressions plus marginales, plus expérimentales dans une section à part (Forum). Pensons au Landscape Suspended (2022) de la réalisatrice québécoise d’origine iranienne Naghmeh Abbasi qui, en narrant l’interrogatoire policier qu’elle a subi pour avoir capté les séquences à l’écran, distille un discours très complexe autour de la puissance stratigraphique des images cinématographiques, des différentes significations que leur assignent les différents regards, et ce qu’elles recèlent d’images complémentaires. Ainsi, les monts Zagros, que la caméra ausculte grâce à des zooms inquisitifs et mystérieux sur ses ouvertures, deviennent un lieu de bataille représentationnel entre la cinéaste et les autorités dans des jeux de voilement et de dévoilement, d’effleurement et d’approfondissement, qui servent simultanément à taire la présence et à ramener en mémoire les nomades kurdes pour qui il s’agit d’un territoire ancestral.
 


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Landscape Suspended (2022) [Naghmeh Abbasi]


:: Nazareth (2021) [Mike Hoolboom]

Mike Hoolboom également, dans son simple et puissant Nazareth (2021), évoque l’importance de la perspective individuelle sur les images d’archive, et encense la puissance analytique du montage cinématographique. S’intéressant à une seule photo prise lors de la Nakba de 1948, qu’il commente en voix off et découpe en parties constitutives, l’auteur distille la tension inhérente que celle-ci contient en exposant les différentes solitudes que crée l’exil forcé des habitant·e·s de la Palestine. Entre le soldat israélien d’allure prépubère qui, le fusil à la main, évoque une autorité indue, assise par une violence d’État inéluctable, et les trois figures de Palestinien·ne·s esseulé·e·s, un couple de vieilles personnes hébétées et une femme dont les bras ouverts marquent une incompréhension mâtinée d’impuissance, l’image en vient à illustrer bien plus qu’un rapport de force circonstanciel, mais l’ensemble des lignes de failles qui se sont creusées depuis.

Le dernier film du programme, Below and to the Left (Abajo y a la Izquierda, 2024) de Martín Baus, constitue un autre exemple du classisme festivalier évoqué dans le discours d’ouverture. Sélectionné pour la dernière édition du Festival international du film de Rotterdam, il fut présenté en l’absence du réalisateur, dont la bourse de déplacement dérisoire ne lui permettait pas de traverser l’Atlantique. Adoptant une forme éclatée au fort potentiel d’évocation, le film utilise des glissements et des superpositions de perspectives pour adopter une posture rebelle face à la mainmise du cimentier suisse Holcim sur le Bosque Protector Cerro Blanco, une réserve forestière située dans la province équatorienne du Guayas. Proposant d’abord un montage dantesque sur du béton et autres vecteurs de l’apocalypse automobile, le film nous plonge dans l’abîme angoissante de l’hégémonie industrielle, mais seulement pour mieux nous en sortir, grâce au contrepoint pourvu par les images de radios-pirates latines et caribéennes qui réclament la libération du territoire. Doté d’un rythme enivrant qui, tour à tour, nous lacère de garnotte et délie nos pieds dansants, le film, guidé par « la voix de la résistance », suit une trajectoire libératrice vers un espace anti-hégémonique se situant « au-dessous et vers la gauche ».

C’est d’ailleurs un parcours similaire que nous avons effectué le soir même : « au-dessous » d’un tapis rouge où des vedettes muselées paradent comme autant d’idoles païennes, question d’éblouir les badaud·e·s et de détourner leur regard de l’apocalypse social, vers les espaces souterrains où la résistance s’organise ; « vers la gauche » de ces mêmes vedettes qui, en ne disant mot, consentent à l’hégémonie du néolibéralisme et du racisme identitaire. Adieu Berlinale, mes efforts ne seront plus jamais à ton service, mais à ceux et celles qui décideront de lutter pour la suite du monde.
 


::Below and to the Left (Abajo y a la Izquierda, 2024) [Martín Baus]

 

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Article publié le 24 mars 2025.
 

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