DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Le récit en question(s) : structure

Par Mathieu Li-Goyette
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À partir des travaux du mythologue Joseph Campbell et du formaliste russe, expert de l'origine des contes et de leurs structures, Vladimir Propp, une structure narrative a été synthétisée dans les travaux de l'écrivain Christopher Vogler. Suivant le Hero With Thousand Faces de Campbell, Vogler simplifie la structure mythique et l'arrache au fantastique, reprenant des contes et légendes leur épopée initiatique pour n'en garder qu'un mouvement, qu'un rythme narratif qui pourra être appliqué à la scénarisation. La technique de Vogler est simple. Contrairement à la structure en trois actes de Syd Field qui repose sur un point milieu capable de faire basculer les a priori du récit, celle de Vogler est déterminée par la progression (psychologique, physique, morale, etc.) d'un protagoniste autour duquel le monde gravite. De la structure rigide de Field, Vogler ne retiendra rien, du moins presque rien, sinon l'idée – qui n'a pas d'auteur – qu'un récit fonctionne en trois temps (introduction (1), développement (2), conclusion (3)). 
 



:: El Topo (Alejandro Jodorowsky, 1969)
 
 
Mais si la structure de Vogler a fait la fortune de Spielberg, de Lucas, de Jackson et de bien d'autres réalisateurs de superproductions, le conte cinématographique (comme l'épopée, qu'elle soit celle du western ou du péplum) a depuis longtemps fait sa profession de foi : s'opposant aux formes littéraires, voici une structure qui n'attendait que le cinéma pour s'envoler, pour jouir du mouvement qu'offrirait le nouveau médium. Ce parcours du héros fait jaillir des pages les élans du conte et du mythe. Ce parcours du héros, définissant marche après marche l'écriture du monde, façonne la subjectivité (chez Jodorowsky, où l'épopée est psychédélique) et repense notre rapport à la matière (chez Henson, où l'émerveillement est matérialisé). En douze étapes, voici son périple : la présentation du monde ordinaire (1), l'appel de l'aventure (2), le refus de l'appel (3), la rencontre avec le mentor (4), le départ (5), épreuves, alliés et ennemis (6), entrée dans l'endroit le plus dangereux, souvent en profondeur (7), l'épreuve suprême (8), l'obtention de l'objet de la quête (9), le chemin du retour (10), retour du monde extraordinaire (11), utilisation de l'objet pour améliorer le monde, sens de la quête (12).

Comme l'avait expliqué Paul Warren en disséquant habilement Death Wish (l'accusant, avec raison, d'être une propagande fasciste), « les héros de ces films réussissent à se déployer vers l'avant, à vaincre l'un après l'autre les obstacles et à détruire le monstre, le mal qui menace la communauté, dans la mesure où ils redécouvrent et réinstallent progressivement en eux les valeurs et les vertus des pionniers. Ils ne franchissent victorieusement l'espace extérieur qu'au fur et à mesure qu'ils réintègrent l'espace intérieur de leur identité originelle. »1 À l'inverse, le conte peut se targuer d'être apolitique, puisqu'il évolue dans un espace de la fiction pure et qu'il traite, plutôt que d'idéologie, de l'idée même de la fiction. Son dispositif éclaircit les intentions du film, les purifie et impose à notre regard un canevas  où la créativité peut s'en donner à cœur joie. 
 
Dans le cinéma d'Alejandro Jodorowsky, de El Topo à La danse de la réalité, le cinéma est d'abord une exploration du territoire psychique de l'auteur (le cavalier est son alter ego et lutte, scène après scène, contre les démons du fascisme), ensuite une réminiscence nostalgique sur l'enfance. Structurellement parlant, Jodorowsky prélève à El Topo les premières étapes du schéma de Vogler (les étapes 1 à 5, 11 et 12) et déstabilise son spectateur précisément parce qu'il sabote le dispositif narratif classique. Parvenant ainsi à créer ce sentiment d'absurdité qui a fait la gloire du film culte, l'auteur, produit un conte qui n'a pas de pays, un conte qui flotte dans les interstices du sens, nous demandant sans cesse de faire se rejoindre ses symboles avec une causalité dramatique qui nous file entre les doigts.   



 
:: Labyrinth (Jim Henson, 1986)
 
 
Mais les grands conteurs n'ont pas tous eu le flair de Jodorowsky dont l'oeuvre, jusque dans la structure, est fondée sur une politique de la déconstruction des sens (pour les reconstruire, aussi méconnaissables et baroques que possible). Comme nous l'avions expliqué en première partie de notre dossier, pour Tzvetan Todorov, le fantastique naît d'un flou entre le réel et l'irréel. Dans cette quête, la plongée dans le fantastique peut aussi être illustrée par un glissement progressif d'un pan à l'autre de notre perception, d'un passage à travers le miroir. Dans Labyrinth (Jim Henson, 1986), la jeune Sarah parvient à sauver son jeune frère et le ramener dans leur dimension. Dans la scène finale, alors qu'elle court à l'étage pour s'assurer qu'il est sain et sauf, elle aperçoit dans le miroir les compagnons de voyage qu'elle a rencontrés durant la dernière heure et demie. Ils lui disent qu'ils seront toujours là pour elle et elle répond qu'elle sera toujours là pour son frère. Sarah revient donc au bercail, courage en poche, prête à veiller sur sa famille et à faire sa vie. Le conte prescrit des valeurs et cherche à justifier une épopée en lui donnant une incidence morale. Jeu d'éthique, il crée un double de notre monde et nous y plonge; il n'y a pas meilleur carré de sable pour s'amuser, pour contempler des saccages sans incidences et des prouesses sans applaudissements. 
 
D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si le conte au cinéma a si souvent joui de la figure du miroir. D'abord chez Cocteau, où les effets de miroirs stimulent la fascination du spectateur pour le fantastique, ensuite dans ces nombreux films fantaisistes des années 80 où, de Legend (Ridley Scott, 1985) à Prince of Darkness (John Carpenter, 1987), le miroir est ce qui fait chavirer le monde. Dans Dark Crystal par exemple, le monde illuminé depuis un millénaire risque de sombrer dans une noirceur de mille ans si jamais le cristal est utilisé par les sorciers. Le cristal, parfaitement translucide, inverse la polarité de la lumière pour ne rejeter que de l'ombre. Le conte nous projette dans un monde où la morale est matière, où les considérations philosophiques deviennent des effets stylistiques. C'est précisément face à un tel récit que la structure décelée par Vogler est la plus fertile. À l'image de la force et de son côté obscur, les meilleures scènes de ce cinéma moralisant s'entremêlent à la progression narrative, faisant de chaque étape du récit, de chaque péripétie, l'occasion d'un dilemme, d'une épreuve d'abord psychologique, ensuite physique.
 
C'est aussi pourquoi la structure cause problème. En donnant au récit une prédominance sur l'affect, le film risque de s'ankyloser, sa lecture devenant moins une recherche d'un ressenti qu'une lecture de sous-textes didactiques. La structure a ceci d'embêtant qu'elle est structurelle et donc qu'elle base son efficacité sur une ergonomie; son lissage est le grand drame du cinéma contemporain, amené à se faire comprendre par des moyens de moins en moins sophistiqués et donc de plus en plus simplistes.
 


 
:: After Earth (M. Night Shyamalan, 2013)
 
 
Dans le sous-estimé After Earth de M. Night Shyamalan, le fils prodigue apprend à devenir aussi courageux que son père. Ce dernier, seul individu à ne ressentir aucune peur face à des créatures aveugles qui la ressentent, tente d'inculquer à son fils cette capacité à ne rien craindre. Tout le film devient ainsi la mise en scène du blocage des sentiments les plus communs du cinéma d'action populaire. Face aux pires monstres et aux situations les plus périlleuses, le fils apprend à rester de glace et le spectateur avec lui : l'adéquation entre la mise en scène de Shyamalan, la structure de son scénario et les attentes du public s'enroulent l'un dans l'autre et façonne une poésie qui se répand dans l'environnement féérique de cette Terre post-apocalyptique. La minutie artisanale de Henson a fait place à l'épure numérique d'After Earth, mais l'intention demeure inchangée : il est possible, dans cet art du mouvement et de la coupe, de faire jaillir des plans un sens profondément moral qui ne soit pas le fruit du martèlement des sens, qui ne soit pas le simple fait du dialogue ou de l'action, mais bien de l'exploration du territoire imaginaire de l'esprit.
 
En d'autres mots, il faut, pour prendre compte de la crise du récit que traverse actuellement le cinéma contemporain, résumer chacune de ses scènes par son essence, voir ce qu'elle nous fait ressentir, ressentir ce qu'elle exalte et s'exalter de ses idées. Une scène peut faire avancer le récit comme l'on déroulerait le papyrus ou le rouleau ukiyo-e, centimètre par centimètre, pour dévoiler l'image et le texte. Une scène peut aussi polariser ou encore synthétiser une émotion (la rage, le courage, l'amour). Or en effectuant cette synthèse, le cinéma réduit ses potentialités, bouche ses synapses pour se contenter de l'affect le plus primaire. La scène où tous s'assoient pour écouter du Sibelius dans Laurentie n'a d'autre discours que celui de l'ennui et du suicide social. La course finale de Sarah préfère la course, certes moins glauque, n'inspire rien sinon une vague tiédeur. Coursera-t-elle ou s'écroulera-t-elle? Le film est tellement à cheval entre les deux possibilités, tellement coincé sur cette indécision on ne peut plus physique (puisque, psychologiquement parlant, Sarah a « réglé » ses problèmes) que l'indécision discursive du dernier plan relève finalement de l'indécision créative.
 
La structure s'avère probablement plus importante aujourd'hui qu'elle ne l'était au temps du cinéma classique, voir au temps des années 70 et 80 où le cinéma populaire raffermit sa forme. De nos jours, la structure s'apparente à un sismographe qui enregistre les états d'âme de l'auteur comme les états financiers du studio. La structure, comme l'a brillamment démontré Harmony Korine dans Spring Breakers, c'est aussi une question de relation entre l'idéologie et le personnage. De voir comment se faufilera le personnage à travers la structure nous en dit long sur l'idéologie triomphaliste ou nihiliste ou, mieux encore, sur l'entremêlement des deux. Dans le film de Korine, quatre adolescentes partent vers la Floride et deux d'entre elles reviendront vers le Nord. À l'image du montage et du dialogue qui procèdent par répétition des mêmes slogans volontairement abrutissants, la structure du film est graissée par la désinvolture de ses protagonistes. Les héroïnes ne résistent pas au charme de leur pimp qui regarde deux d'entre elles fuir avant de courir à sa perte aux côtés des deux autres. 



 
:: Spring Breakers (Harmony Korine, 2012)

 
En montrant simplement les deux jeunes femmes quitter machinalement James Franco et ses nouvelles succubes (les deux départs sont filmés exactement de la même manière), Korine isole la débauche dans un vase clos, un espace où les actions sont répétées, où les gémissements lascifs inondent la bande sonore, où la débauche blinde la structure de sorte qu'elle ne soit que le véhicule d'une débandade subtilement contrôlée. Il y a, dans le film de Korine, autant de mouvements narratifs que dans le parcours initiatique du héros de Vogler. Structurellement exemplaire, Spring Breakers en est cependant l'exact opposé idéologique puisqu'il mise sur une accumulation de scènes immorales et d'une phase d'apprentissage tout bonnement antinomique. Au final, si Spring Breakers a tant étonné, ce n'est pas tant pour avoir dénudé des égéries dignes du Disney Club que parce que sa structure, pensée comme de multiples variations d'un vidéo-clip où le vice est débonnaire, est éminemment révélatrice de notre rapport postmoderne au monde et son inhérente pédagogie de la décadence. « Spring break forever », disent-ils au soleil couchant. Le cycle se perpétue, Korine est parvenu à échafauder une structure naturellement cyclique, un authentique oiseau buveur qui aurait troqué son verre d'eau pour une pinte de Bud.
 
À l'opposé de l'enfoncement cynique de Spring Breakers, Captain Phillips s'avère l'un des films populaires les plus nuancés des dernières années. Misant mathématiquement sur la structure de Syd Field et ses pivots dramatiques, Paul Greengrass fait de chacun de ceux-ci l'occasion d'un renversement moral. C'est-à-dire que le « renversement de situation » classique du cinéma d'action devient une inversion actancielle où le capitaine somalien devient tout à coup aussi sympathique que le capitaine américain. Sur fond de guerre à la piraterie et de pauvreté en Afrique, Captain Phillips détourne la structure classique en insérant, à son deuxième et dernier pivot narratif, un troisième vecteur de force à son récit : l'armée américaine. 
 
Le récit manichéen devient alors tridimensionnel, jouissant d'un nouvel angle permis que parce que durant les deux premiers tiers de son film, le cinéaste n'est jamais sorti de ses gonds; sa patience transforme une histoire conventionnelle en grand film sur la géopolitique, et ce, non pas parce qu'il est fondamentalement original, mais bien parce qu'il rafistole les structures vétustes du cinéma hollywoodien en ajoutant au système confrontationnel de Field une troisième voie, une troisième issue d'où émergera un surprenant sentiment d'insécurité à l'égard des deux capitaines comme si, à notre grande surprise, nous aurions finalement préféré voir le conflit se résoudre mano a mano.



 
:: Captain Phillips (Paul Greengrass, 2013)

 
Le cinéma est fait d'idéologèmes. C'est un grand texte articulé sur des structures et des micro-structures, toutes interdépendantes les unes des autres, toutes reliées par une logique causale qui, somme toute, est autant empreinte de morales et de discours que le dialogue prononcé par les comédiens. Le classicisme de la structure d'After Earth révèle ainsi un film plus intéressant qu'il n'y paraît. Quant à celle de Jodorowsky, elle permet au spectateur d'avoir des repères temporels et narratifs dans un monde qui n'offre aucun repère diégétique. Chez Henson, la structure donne libre cours aux déplacements d'un point A au point B (Labyrinth en est la parfaite mise en abyme), jouissant ainsi de l'expressivité des décors et des marionnettes. Le conte propose donc une structure parfaitement invisible parce qu'elle est la plus connue. Rien ne cache rien dans le conte. Rien n'incline rien dans le conte. Le récit n'est jamais dilaté, car la structure classique fait tout pour ne pas perdre son temps. Une heure de film demeure une heure de film et la structure n'a d'autre fonction que de clarifier la morale jusqu'à la rendre limpide et parfaitement belle. Si le récit est l'ossature du film, la structure détermine l'ordre de ses vertèbres, ses difformités comme ses symétries, facilitant la narration ou coupant son chemin, l'obligeant alors à prendre des détours pour nous surprendre par ses innovations comme par ses plus vieilles habitudes.

 
>> Partie 3 : Mise en scène (à venir...)




¹ WARREN, Paul. 1980. « La construction du récit de Death Wish et la manipulation du spectateur », Études littéraires, vol. 13 no 1 (avril), p. 185-186.
 
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Article publié le 2 janvier 2014.
 

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