DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Les mots et les choses de Larry Cohen (1ère partie)

Par Mathieu Li-Goyette
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À un moment ou à un autre, tous les héros de Larry Cohen nous rappellent son premier, celui de Bone, un ex-animateur de télé, déchu et pris à vendre des chars pour les pires pages publicitaires, contraint à refiler une réalité mensongère en cabotinant, à chercher à sortir d’une situation médiocre pour regagner un semblant de stabilité. Parce que ses sujets sont sérieux mais que leur approche ne l’est jamais vraiment, Cohen excelle dans le pastiche et la critique sociale et y parvient grâce à un indéniable art du dialogue et de la direction d’acteurs. Les visages récurrents de son cinéma, Michael Moriarty, Jim Dixon, Andrew Duggan, façonnent un héroïsme ordinaire, avec des faiblesses humaines et des prouesses hasardeuses. La bonne volonté finit généralement par les sauver, parce que les films de Cohen ont toujours beaucoup de cœur, mais elle n’est jamais suffisante pour qu’ils triomphent totalement de la menace qu’ils s’étaient promis de combattre.    
                                                                                                                                                                                                 
C’est que la menace, chez Cohen, est une affaire de « chose », d’objet informe, somme toute assez abstraite, une chose qui se glisse dans les situations, dans les êtres et qui, sans avoir d’origine fixée, n’a de cesse de dérégler le quotidien des personnages. Cette chose, qu’on la nomme stuff ou paranoïa, a pour trait commun de film en film de ne jamais pouvoir disparaître totalement, car les personnages de Cohen ne font souvent que lutter contre les symptômes d’un problème plus large, souvent sociétal, parfois purement moral. Témoins impuissants d’une situation qui les dépasse, ils ont vu, ont été témoins et doivent convaincre autrui (un adjuvant, la police, un membre de la famille, une conquête) que l’histoire sans bon sens qu’ils viennent de vivre s’est réellement produite. Dans cette quête de confiance mutuelle son cinéma prend forme comme la somme de négociations douteuses, de « tu mens moi non plus » qui cachent généralement un mal pire encore que le monstre annoncé. Ses films prennent donc des allures de conspiration, avec des retournements de situation insolites où le spectateur est emporté lui aussi par la panique. Dans le meilleur sens du terme, il s'avère un manipulateur de premier ordre.
 
Récemment salué d’un Prix honorifique par le Festival Fantasia, Cohen, par la mauvaise distribution qu’il a connue, par l’aspect souvent fragile de son cinéma, a rarement suscité autant d’intérêt que ses contemporains. Ses dialogues mémorables, ses histoires impossibles, reviennent pourtant systématiquement à son amour profond du cinéma classique, à son désir de considérer dans leur ensemble toutes ces choses que le cinéma a pu chercher à représenter. Pour le faire, il n’a souvent recours qu’à des dialogues, qu’à des joutes verbales qui s’échangent joyeusement la responsabilité de la crise, qui tentent de nommer les choses, de les attribuer, de leur trouver une origine. Héritier en esprit des scénaristes de l’âge d’or, comme Ben Hecht, Charles Lederer et Billy Wilder, l’auteur marie le screwball expéditif aux aliénations quotidiennes. Il regarde les choses déraper à partir du regard ébahi d’individus qui cachent, dans leur complexité tout humaine, les origines du mal qui s’abat sur le film.
 
Il faut dire d’entrée de jeu que, formellement, son cinéma a plus à voir avec celui de Samuel Fuller et de Sam Peckinpah qu’avec celui des autres cinéastes d’horreur apparus dans les années 70. L’erreur, le vice, sont chez lui d’origine humaine avant tout et la seule cruauté qui n’a pas de limite est celle de l’homme ordinaire (et même quand ses personnages ne devraient pas être ordinaires, Cohen les écrit comme des gens ordinaires). Ses peurs naissent de l’intérieur et se propagent par une logique terroriste d’hystérie collective, qui déforme le réel et qui fait de ces nouvelles productions mensongères, ces « choses » que les personnages se refourguent, une des formes allégoriques les plus éloquentes et les plus lucides du cinéma américain.





 
1972, BONE

Quand Larry Cohen réalise son premier long métrage, il est âgé d’à peine 30 ans et trône déjà sur une cinquantaine de scénarios rédigés pour le cinéma et la télévision (The Defenders, Branded, Blue Light, Coronet Blue, The InvadersColombo), dont plusieurs pour des séries qu’il a lui-même créées. Jeune prodige new-yorkais, il signe ses premiers scripts à l’âge de 16 ans (il avait de faux papiers pour marchander avec la chaîne NBC) et écrit à Peter Falk un de ses tout premiers rôles. Convoité par les studios, il travaille un temps pour les productions d’Alfred Hitchcock Presents où il devient le chouchou du maître du suspense, une sorte de script doctor de choc et une usine inépuisable d’idées.
 
Cette réputation, il n’aura pas de difficulté à la conserver toute sa carrière durant. Alors que plusieurs lui reprochent mille défauts de fabrication, personne ne peut lui enlever son talent brut pour les prémisses aguichantes : un nouveau-né monstrueux émerge comme le spectre de dysfonctions familiales, un Christ cosmique et bisexuel instrumentalise la foi du peuple pour le pousser au meurtre, le nid secret d’un serpent volant devient l’occasion pour une petite crapule de tenir New York en otage, un ex-policier trahi par la justice se venge sur des civils et des flics… Toutes ces situations saugrenues, qui tordent la normalité et la pousse à la débandade, permettent à Cohen de dérégler les règles des genres qu’il pastiche et d’y faire travailler sa critique persistante de l’Amérique.
 
C’est pourquoi, face au Cohen du grand écran, il ne faut jamais oublier celui de la télévision, qui signe bon nombre de récits policiers, mais aussi des westerns, les genres les plus usinés, avec les tropes les plus réguliers. On peut se plaire à croire que c’est cette impressionnante productivité qui le forme et qui, par la même occasion, lui donne cette familiarité des genres qui lui semble si naturelle ainsi que ce cynisme désintéressé grâce auquel il a fait imploser tant de structures. Ce décalage face aux genres et à leur écriture semble aussi lui interdire le privilège des personnages solitaires pour préférer des films d’ensemble, où la menace et ses répercussions s’étendent de situation en situation, de caractère dérangé en action inattendue. Contrairement à ses contemporains, qui sortent pour la plupart des écoles de cinéma ou qui se lancent directement dans la production indépendante, Cohen est déjà un pur produit de l’industrie lorsqu’il réalise son premier acte de sabotage, Bone, un film majeur mais tristement méconnu et qui n’aurait décidément pas pu être réalisé par un outsider d’Hollywood.
 
Tourné dans sa propre maison de Beverly Hills, Bone est effectivement un pur film de cinéma, qui se vautre dans une artificialité de déjà vu que le réalisateur connaît sur le bout de ses doigts ; un film qui ne se soucie d’aucune règle éculée, qui se plaît à montrer des sujets de télévision (la riche famille blanche dans ses coussins brodés) et les regarder s’empoisonner. Ni le réel ni les structures classiques qui donnent corps à la forme hollywoodienne ne résistent au dynamitage, qui prend dans Bone la forme de Yaphet Kotto (Live and Let Die, Alien), un Afro-américain costaud, qui débarque par magie au début du film pour extirper un rat qui bouche la pompe de la piscine creusée du vieux couple. Elle, est femme au foyer, lui, un animateur télé dépassé, mais encore abonné aux rôles de vendeur de voitures pour des publicités dégoulinantes. Bien entendu, l’intimidant Bone va les séquestrer, leur faire regarder en face la vanité de leur quotidien (on croirait voir Funny Games), et, au passage, déterrer des secrets de famille, les signes d’une vie à crédit qui va achever le couple modèle.
 
Par sa seule présence, Bone joue d’abord la « menace noire », le retour du refoulé qui ramène l’Amérique puritaine à ses réalités les plus existentielles (l’hypocrisie, le racisme, l’opulence, toutes ces choses qui obsèdent le cinéaste). Par le biais d’un montage mitraillé, où les gestes appellent à des flash-backs douloureux, presque indéchiffrables, Cohen troue de toute part la construction psychologique de ses personnages, évite en le faisant les justifications clichées et cherche plutôt à rendre, par la violence de ses images subliminales, une impression d’Amérique à vif, devenue épidermique et lorgnant vers un cul-de-sac névrotique. Chacune des actions vaines que posent les personnages est le rappel d’un précédent dissimulé, honteux, tirant toujours plus loin le couple devenu fou dans un mensonge si violent qu’il plonge le film dans une bestialité qui n’a pas besoin d’être expliquée, tellement elle a toujours été fondamentale à la poursuite du rêve américain et à sa Loi de la jungle déguisée en réussite individuelle.
 
Par le plus brillant des détournements, Bone vire toutefois à la comédie, portée par une défiance admirable qui pousse le stéréotype du Noir intimidant jusqu’à le confronter aux clichés de sa propre représentation (« I’m supposed to be like that », dira-t-il pour justifier son intention d’agresser sa captive). Ce cliché de la brute noire, popularisé à l’écran par Birth of a Nation (1914) et qui a participé à asseoir la persistance de la forme hollywoodienne, donne à Cohen la première tangente claire de son œuvre, celle qui consiste à récupérer la méfiance envers les Afro-américains pour en faire la base d’une réécriture des genres au cinéma. Dans cette attaque lucide des discours identitaires, Bone rappelle à plusieurs niveaux La pendaison (1968) de Nagisa Oshima, où Oshima faisait d’un Coréen un accusé amnésique, qui finissait par avouer ses crimes simplement parce qu’il était Coréen et qu’il était attendu des Coréens qu’ils causent préjudice à la société japonaise. Tout comme chez Oshima, les sources de cette identité mensongère ainsi que les instances qui permettent leur prolifération (les médias, les politiciens, les forces de l’ordre) sont également attaquées, pour s’assurer que le récit ne s’en tienne pas à une situation donnée et qu’elle éclabousse sans précautions la société qui l’entoure.
 
Bone, de tous les films de Cohen, demeure probablement celui qui mériterait le plus d’être redécouvert et défendu. Non seulement s’agit-il de sa réalisation la plus aboutie (les plans sont calculés, le hors-champ est terrifiant d’attente, le montage parvient à intellectualiser des effets de choc à travers des abstractions maîtrisées), mais il demeure surtout un des films les plus percutants qui aient été tournés sur la condition noire aux États-Unis. Hybride inclassable, il a de sérieux airs de chef-d’œuvre tant son aversion du compromis et son inventivité sans relâche sont la marque d’un jeune auteur qui, déjà, semblait avoir appris tout ce qu’il avait à apprendre du cinéma hollywoodien.
 





1973, BLACK CAESAR
 
La reprise du classique de 1931, Little Caesar, est annoncée par le titre. Pour son deuxième film, Cohen refait l’histoire bien connue d’un jeune débrouillard qui apprend à jouer les bandits et l’articule autour de tensions raciales. Le résultat, suite logique de Bone, s’avère percutant de contemporanéité : un héros violent mais tourmenté, presque justifié, qui se venge de la police et dont tous les coups lui rappellent ceux qu’il a reçus. Dans un épilogue où le parrain noir est cerné par de nouvelles crapules, Cohen s’intéresse même à la systématisation de la violence dans les milieux afro-américains et à la manière dont la répression policière les enclave et génère des antagonismes profonds.
 
Cette intellectualisation d’une machine à criminels n’enlève toutefois rien au plaisir cathartique de Black Caesar, qui est d’abord et avant tout un coup de poing sur la table de l’Amérique WASP, l’occasion de voir des flics véreux mériter leur sort, de suivre une bande de Noirs partir de rien et tout avoir : des femmes, des business, la musique (de James Brown), le contrôle de la face cachée de l’Amérique après qu’ils aient liquidé les Italiens de New York. Contrairement à la famille Corleone, confortablement installée dans ses fauteuils de cinéma, les bandits de Cohen écument les rues, roulent à toute allure sur les trottoirs, font fuir les piétons (des vrais piétons ou, si on veut, des figurants non payés) et passent par Hollywood tout juste pour y tuer des gangsters blancs (autour d’un pool party organisé dans la cour arrière du réalisateur). Coppola avait eu son banquet de mariage, Cohen aura son barbecue. Ces criminels qui prospèrent en même temps qu’ils défendent la condition noire (ils cherchent à investir dans la vie communale de Harlem), finiront par faire défaut au nouveau parrain, encore pour une histoire de femme, comme pour dire qu’au fond, il n’y a pas de différence entre le hot shot qu’incarne Fred Williamson et celui que jouait Edward G. Robinson dans Little Caesar ou Paul Muni dans Scarface (1932) ; la cause de leur perte, c’est l’hommerie — incolore. À la suite de Bone, il semble clair que c’est dans la manipulation d’un sujet qui oppose deux Amériques que Cohen quitte définitivement la télévision, espace de consensus, pour se fabriquer son propre cinéma, fondé dans la dissension. Ces œuvres jouent avec le genre, ses costumes, sa musique, ses fusils, pour mieux le renverser et faire de cette conscience la force motrice de stéréotypes qui tentent d’échapper à leur destin de cinéma, pour ne pas finir comme dans Little Caesar, comme Robinson qui meurt en solitaire, caché derrière une affiche de film.
 
Dès ces premiers brûlots, Cohen tire l’élastique de la représentation et du spectacle en bon showman dépité (il a toujours rêvé d’être humoriste), qui filme des sujets critiques en pensant au cinéma des années 30 et 40, la grande époque où tout se cimente à Hollywood et d’où proviennent toutes ces matrices qu’il se plaît à déglinguer. Il ne sera jamais meilleur que lorsqu’il affirmera cette ascendance, qui le rapproche des autres cinéastes cinéphiles de sa génération, particulièrement De Palma, Landis et Scorsese. Mais alors qu’eux rendent hommage et cherchent à s’inscrire dans une certaine histoire du cinéma, Cohen est plus intéressé à remonter le filon et à l’encrasser au passage.
 
Que cela soit dû à sa première vie passée dans l’entertainment télévisuel, on s’en doute, mais quoi qu’il en soit l’exercice cinéphile qu’il nous propose est volontairement toxique. Il s’agit de l’exergue d’une critique qui déborde du cadre et qui refuse catégoriquement les compromis imposés par ce cinéma-là. Pire encore, il les diabolise (les compromis) et les remplace, comme dans It’s Alive ou dans God Told Me To, par des méduses redoutables. C'est à elles qu'il confie le rôle de nous renvoyer le reflet de nos laideurs occidentales, en se nourissant des hypocrisies de la cellule familiale et en réifiant la doxa religieuse, au même titre que Black Caesar, en représentant le racisme en société, réinstitue le gangster comme une figure légitimement tragique.
 




 
1974, IT’S ALIVE

Quatre pères dans une salle d’attente. Celui au centre, le mieux habillé, le plus poli, s’apprête à donner un cinquante sous à un autre, celui-là ringard, les pantalons remontés trop haut et la veste une demie taille trop grande. Les gestes de ce dernier n’arrangent pas son allure : frustré que la machine à Coke lui ait volé sa pièce, il la tapoche, avec ses mains, ses pieds, pas trop fort mais avec volonté, jusqu’à ce que ce père qui veut lui donner cette pièce le fasse, comme pour nous montrer à la fois l’impuissance du loser et sa magnanimité de bienfaiteur, avec comme courroie entre les deux un petit totem de la surconsommation.
 
La caractérisation, chez Cohen, n’est ni subtile ni grossière : elle se contente d’être lisible (c’est déjà beaucoup) et de faire cohabiter des éléments soulignés (les costumes, le distributeur, la pièce de cinquante sous) avec la nuance tourmentée de ses comédiens. Si les costumes et les gestes nous renseignent, c’est le jeu inquiétant, avec des regards discrets et des sourires intéressés, qui nous dit dans cette scène que le père confortable, Frank (John P. Ryan), prend du plaisir à asseoir sa supériorité sur ses semblables. Cette scène de salle d’attente [1], lorsqu’elle est reprise avec en tête les scènes d’ouverture du film, nous renseigne sur les origines du nourrisson monstrueux avant même sa première apparition.
 
It’s Alive, comme à peu près tous les films de Cohen, fait preuve d’une précipitation dans l’exposition de son sujet, une précipitation méthodique, elle aussi héritée de ces années de télévision. Ici, comme dans God Told Me To, Q, The Stuff et bien d’autres, le sujet et les paramètres excessifs qui le génèrent (le consumérisme et le carriérisme qui provoquent le déclin de la famille nucléaire) sont présentés dans les premières minutes, la suite du film se contentant d’être une application du concept, un dé-roulement de tous ces éléments initialement compressés.
 
Tout ceci, on le devinait dans le dernier plan de la première scène, juste avant que le couple ne prenne la route vers l’hôpital. Côte à côte avant de quitter leur domicile, le couple se tient dans l’embrasure d’une porte et regarde en direction du spectateur. Entre eux et nous, un berceau encore vide, que le film prometde remplir. La mère et le père quittent le plan, puis il revient, rapidement, pour fermer les lumières de la pièce et la plonger dans l’obscurité. Ce plan, qui rassemble le film et nos attentes à son égard, constitue une reprise astucieuse du premier plan de The Searchers (1956) de John Ford, dans sa manière de retenir du cadre d’une porte, de l’intérieur et de l’extérieur qu’il sépare, le seuil de l’expérience cinématographique et de la logique générale du film (dans The Searchers et dans It’s Alive, le seuil sert à enfoncer le héros dans sa diégèse déformée et à l’éloigner du public de la salle de cinéma, générant chez Ford du mythe et chez Cohen de l’inquiétude face à un assombrissement inéluctable).
 
Deuxième scène, deuxième référence au western : dans la voiture, Frank rassure son garçon (parce que ce dernier ne les accompagnera pas à l’hôpital) en singeant le personnage de Walter Brennan dans Red River (1948). Or dans le film de Hawks, Brennan était le témoin impuissant d’une relation filiale qui tournait aussi au désastre, faisant rivaliser un John Wayne avare et orgueilleux à un jeune Montgomery Clift bouillant et fonceur. Hawks rejouait son affection pour les virilités éprouvées sur un axe paternel, en nous interrogeant au passage sur ce qu’est un bon père et ce qu’est un bon fils. Placée en ouverture de It’s Alive, la référence au western annonce une reprise de cette question.
 
Un bon père, nous dira la conclusion de It’s Alive comme disait celle de Red River, c’est un père qui acceptera son enfant sous toutes conditions, un père qui s’affranchira des standards que la société lui impose (et quoi de plus dur pour Frank qui travaille comme gestionnaire de communication et de publicité), un père qui se tiendra debout face aux pressions auxquelles le soumettent des forces externes (la police, la science, la virilité). Suivre le parcours de Frank, c’est donc voir un père apprendre à aimer son enfant en dépit de tout ce que le film impose comme normalité, c’est le voir prendre son enfant sans défense dans ses bras comme Wayne soulevait Debbie des Amérindiens à la fin de The Searchers.
 





1976, GOD TOLD ME TO

Le plus fiable des amis raconterait l’histoire de God Told Me To avant qu’on l’ait vu et nous serions encore comme Saint Thomas — il nous faudrait plonger le doigt dans cette plaie ouverte du cinéma pour en croire la profondeur de la blessure. God Told Me To, film qui saigne sur l’Amérique, s’agite et se vide jusqu’à ses ultimes tressaillements : le dire fragile, on s’entendra ; lui donner sa grande idée en la croyant cachée dans des plans de « schlock » (comme diraient les fines bouches) et tout prendra le champ. Même les critiques qui ont su apprécier le travail de Cohen au fil des ans lui ont toujours reproché un certain amateurisme de la mise en scène et pourtant… Voilà le film où sa forme informe est poussée aux limites du sens, où son travail de corsaire de la ville est le plus épatant. C'est-à-dire : filmer des passants s’écrouler, un après l’autre, sans considération pour leurs visages, sans attention pour les témoins qui réagissent, filmer donc une sorte de « mort en direct », coup après coup, avec comme figurants les vrais habitants de la ville de New York, dans une introduction qui rappelle à la fois l’assassinat de JFK et les meurtres du tireur d’élite de l’Université du Texas.
 
Comme il le fera avec et ses véritables cartouches tirées du haut du Chrysler Building, Cohen crée des états de panique publique pour les capturer sur sa pellicule. De la même manière, plus tard dans le film, il infiltre ses comédiens dans une parade de milliers de policiers et provoque un nouveau bordel en tirant des balles à blanc. Fou à lier ? Peut-être, mais sa cause est la bonne. Ici, Cohen montre l’Amérique dans tous ses états, avec un Dieu chrétien qui s’est mis à dire à des innocents qu’ils devaient tuer des passants, leur femme, leurs enfants. Les cellules sociales et familiales se détraquent, font gonfler la foi (ou le manque de foi) des personnages et la tordent jusqu’à la folie. Or si ce n’était que ça, qu’une hystérie collective, on s’en tirerait avec une sorte de film amoché tourné sur le mode du candid eye, mais God Told Me To est truffé de secrets, de révélations improbables mais qui, jusque dans leur dénouement débile, cherche encore à créer des chimères monstrueuses qui soient à la hauteur de son pays contradictoire. Ainsi, malgré une outrance de tous les instants, God Told Me To n’a rien d’outrageant, car il s’agit bien d’une mise en scène qui cherche à rendre, dans l’amateurisme urgent de ses images, la fébrilité d’une collectivité malade. La religion, plutôt que de livrer des réponses (des réponses, c’est bien ce que l’inspecteur recherche et croit trouver dans sa foi qui s’épuise), génère une forme d’entropie généralisée, un chaos d’idéologue avec comme marionnettiste un Dieu colérique et vengeur.
 
Comme si la commande n’était pas encore remplie, God Told me To prend des airs d’épisode de X-Files azimuté et déplace sa figure satano-christique pour en faire une expérience de laboratoire digne des conspirations extra-terrestres. Par le biais de flash-backs (le premier dans les années 50, le second dans les années 40, chaque décennie permettant à Cohen un heureux pastiche de série B), God Told Me To parvient à lier son idole païenne au gouvernement américain, opérant une association violente entre le puritanisme des mœurs et le maintien de l’establishment. À l’instar de It’s Alive ou The Stuff, la prémisse farfelue engendre une prise de conscience souterraine, comme s’il fallait des images « moches » pour faire comprendre l’en-deçà menaçant de ses films.


[1] Pour une analyse plus détaillée du premier acte de It’s Alive, voir le chapitre passionnant que Robin Wood a consacré à Larry Cohen et George Romero dans Wood, Robin. 1986. Hollywood from Vietnam to Reagan. New York : Columbia University Press, p. 95-134.
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Article publié le 7 septembre 2017.
 

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