DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

La flèche de Mathieu

Par Olivier Godin


« He was in the business of creating artifice, all of which supports the argument for Wayne as a great screen actor, and leads us into a better appreciation of cinema as poetry rather than a naturalistic story delivery system ».

- Robert Horton, « Watching John Wayne »Film Comment.


Mathieu Li-Goyette m’aperçoit alors que je suis perdu dans la forêt. Mais qu’est-ce qu’elle fait cette croquette ? se dit-il en me regardant. Je cherche les constellations et je pense à une jolie galante. Voilà. Nonobstant les vapeurs qui me couronnent, Mathieu affute le tranchant d’une flèche avec la seule force du vent, car c’est connu, en plus d’être critique et rédacteur en chef, il est également un redoutable archer, et la décoche dans ma direction. Planté dans l’écorce de l’arbre sur lequel j’étais appuyé, son trait précis me sort de ma torpeur et me fait oublier mes amours du présent pour en soulever d’anciens. Sur l’empennage de la flèche, une plume de paon taillée en biseau, je pouvais y lire le prénom suivant :

- Arnold.

Seul et perdu dans la forêt, je décide de revoir tous les films d’Arnold.

-  Tous les films, me demandera René.
-  Tous !
-  Même Un flic à la maternelle ?
-  Surtout Un flic à la maternelle.

Alors qu’ils forment au-dessus de la forêt un orage diffus et échafaudé, fragile et vieux d’une lutte contre l’oubli et les faveurs de l’actualité, ce en quoi réside le beau, je suis néanmoins heureux d’admettre qu’ils demeurent les jouets d’un amour à peine affaibli par l’âge et les lois de la maturité. Si la dynamique de mon présent émerveillement ne répond qu’à un émerveillement passé, donc insaisissable et transformé, je ferai toutefois un effort afin de ne pas trop entretenir une nostalgie évidente et un plaisir doucement fané, eux, qui par un innocent pas de deux, me guident aujourd’hui vers cet orage surtout pour m’en montrer les contours et le vernis. Mais objectivement, qu’en est-il de cet orage ? Faut-il s’en tenir à la prétention de chercher dans le souvenir le sens des merveilles qu’il génère ? Comment aborder le jeu d’Arnold, aujourd’hui, sinon par les traces qu’il en laisse dans la mémoire la plus ancienne ? À partir de l’évidence du mythique, comment et surtout pourquoi déterminer ce qui se distingue de la maladresse, du hasard, de l’aisance ou de la préparation ? À tout prendre, si dans son jeu, des impressions de rigueur et de génie persistent, à quoi les devons-nous, sinon à cette évidence ? Il n’en dépend que de nos sensibilités respectives, me dirait mon ami René, ce vampire cinéphile, loustic des Café Dépôt de la ville. Arnold est un acteur plutôt médiocre qui aura travaillé avec quelques bons réalisateurs. Vraiment ?




 
Il serait en effet facile de planer sur cette impression, soit que les enjeux de ses films se contentent de leur aspiration à engendrer quelques fleurs, roses ou églantines, vaines et spectaculaires, portées par le pouvoir de sa présence. Ce ne serait donc qu’à la lumière rare de quelques nostalgiques soleils que les brigands tel que moi les cueilleraient pour les respirer comme les fébriles abstractions de la forêt des amours qui, si j’en fini de mes digressions, me permettrait de décrire un parfum aux ambitions prodigieuses. Car détrompez-vous si vous pensez trouver au corollaire de mes arguments les notes d’un refrain ricaneux et méprisant, je prends le crayon comme on prend une hallebarde, l’heure n’est plus à la collation et loin de moi l’intention d’utiliser cette tribune pour imposer à votre curiosité un émerveillement qui ne serait que mien à vivre. Si les fortifications que forment les courtines du bon goût font de l’ombre à ces fleurs, roses ou églantines, j’aurai ici l’intuition d’un chemin que j’espère être celui de la lumière. Si j’ai oublié mon parapluie, c’est parce que le soleil n’est jamais loin. Je vous rappelle que nous sommes dans une forêt qu’un orage recouvre. Je vous le rappelle, car il faut en revenir à l’émerveillement qui y a souvent ses appartements.
 
Petite responsable des ombres d’aujourd’hui, la science de l’émerveillement, celle que nous inculquent des années d’enfance, d’immortalité et d’innocence et de laquelle l’âge tire une résilience qui se mute parfois en froideur, cette science, je crois qu’elle s’égare dans les repaires de la lucidité, y guettant la joie et la peine sans oser s’engager avec eux, sinon pour s’oublier. Devant ma propre résistance, ces repaires m’empêchent d’apprécier totalement ce qui enfant faisait ma joie et constituait le fertile terreau de mon imaginaire. Arnold pour moi, Stallone, Van Damme ou Willis pour d’autres, est néanmoins aujourd’hui préservé de mon entendement. Nostalgique de l’absolu, grâce à lui, j’arrive heureusement à voir, malgré la forêt, par les horizons de l’enfance qui me font une vieillesse en se dressant à la fois sur mes frêles épaules et devant mon regard comme les prismes qui reforment le pays et l’identité, un pays qui «est plus qu’un pays et beaucoup moins», c’est-à-dire, «le secret de la première enfance.[1] »
 
Mais avant l’enfance, il y a toutefois de premières retrouvailles qui correspondent à l’adolescence, âge rebelle. L’image d’Arnold revient une première fois, discrète, mais imposante, dans le film de Altman The Long Goodbye. Qu’est-ce qu’il faisait là, dans un film d’auteur, lui, ce spectre, l’homme d’un cinéma commercial, vain et spectaculaire, ce cinéma que je prenais un malin plaisir, par espoir de m’en distancer, à bouder et à mépriser ? Il ne dit pas un seul mot. Il retire ses vêtements. Voilà. Altman aurait donc eu le premier l’intuition du pouvoir de sa présence ? S’ensuit un autre coup de génie et cette fois, il est signé Rafelson. Le film s’intitule Stay Hungry et c’est ainsi que l’image réelle d’Arnold, champion du monde de culturisme, entre dans l’orage pour s’en forger une nouvelle, mélange de tendresse et de mystère, de douceur et de barbarisme. Dans Stay Hungry, Arnold est un homme, sans famille, qui arrive de nulle part et dont le leitmotiv est :

- If you want to grow, you got to burn.

Si tu veux grandir, tu dois brûler. Arnold nous signale par là que la métamorphose du phénix est amorcée, qu’il est lui-même sur le chemin que baigne la lumière, entré dans les ouvrages de la forge pour éventuellement en revenir plus grand et plus fort ! Son prochain et ultime leitmotiv, nourrissant l’image de celui qui revient («I’ll be back» ou «I’m back»), est bien évidemment annoncé par ces brûlures définitives. À partir de là, d’un film à l’autre, Arnold ressuscitera son image et son fameux leitmotiv nous en procurera à chaque fois l’assurance. À l’époque de Stay Hungry, dans le soupçon du potentiel mythique de son héros, le regard que Rafelson pose sur lui suggère déjà ces immenses possibles. Tout comme pour Sternbeg, Ford, Hawks, Lubitsch ou Cukor, Rafelson introduit son héros avec le même calcul savant qui animait l’apparition des plus grandes vedettes de l’âge d’or du cinéma. Après avoir fait patienter le spectateur, Rafelson, à la manière de Sternberg dirigeant Dietrich dans Blonde Venus, présente un Arnold d’abord grotesquement vêtu, à la fois gorille et justicier, puis, doucement, ce représentant barbare et héroïque de l’équipement reproductif masculin et de ce qu’il projette de plus primal, par-delà les apparences, révèle enfin un être d’une grande douceur. Pour Rafelson, Arnold est ainsi une image de ce monde, un homme fragile, ludique et passionné, ne nous donnant à voir que les fumées des cendres d’un feu passé ou surtout d’un incendie à venir. Malheureusement ou heureusement (selon vos goûts), si sa carrure et sa prestance le démarquent de la multitude, ce n’est que rarement pour en faire un potentiel amoureux, un géniteur, un être qui contribuerait à ce monde autrement que par la violence. Dans les rôles qui ont forgé son image, de ce monde, il s’en extrait pour vivre au-dessus de lui, gardien du temple des valeurs et du courrier des orages, rustique asexué et ange formidable de la nouvelle Amérique.




 
Il n’y aura finalement que Reitman, Rafelson, Verhoeven et un peu le Cameron de True Lies qui auront l’intelligence d’en faire une proie, un être réel et sexuel, qui se démarque de la multitude non pas pour en protéger les valeurs, s’élever en héros, mais pour les perpétuer, pour qu’elles se refondent en lui, avec l’intensité que permet le renouveau et non le retour en arrière, l’intensité qui pose les possibles dans l’exaltation, qui fait goûter comme un jus la lumière de la forge. Cette présence, obligatoirement physique, qui s’assume dans un rôle dont le contexte accentue l’improbabilité de cette même présence, permet aux films de se déployer grâce à une tension poétique, joueuse et rafraichissante : Arnold en enseignant à la maternelle (Kindergarten Cop); Arnold en savant qui tombe enceinte (Junior); Arnold en puceau, jumeau d’un lilliputien (Twins); Arnold en amoureux sur la planète mars (Total Recall); Arnold jouant de sa propre image (Last Action Hero); Arnold en vendeur de matelas surmené (Jingle All the Way); Arnold en violoneux musclé que les récits fantastiques de Tourgueniev laissent indifférent (Stay Hungry). C’est dans ces dynamiques que le jeu d’Arnold est à son plus complexe, c’est-à-dire, lorsque son image, celle qu’aura construite les Commando, Conan, Predator et Running Man de sa filmographie, est mise à l’épreuve par l’investissement d’Arnold à être autre chose que cette image. Comme Robert Horton l’écrit à propos de John Wayne, la clé du plaisir qu’on éprouve à le regarder jouer réside justement dans nos attentes, dans le cas d’Arnold, à savoir que nous les saurons comblées aussitôt qu’il sera amené à jouer de cette image, que nous la retrouverons là où nous ne l’attendions pas, à la maternelle, dans un regroupement de folkloristes en Alabama, dans un centre d’achat la veille de Noël ou dans les égouts de la planète Mars.

Toujours en relation avec le contexte et l’environnement qui nous permet de le découvrir, le riche potentiel de son jeu et de son énergie, comme chez John Wayne, passe avant tout par son corps, par la grâce d'une démarche et d'une façon de se présenter à la caméra. De même pour Arnold, l’image de John Wayne est d’ailleurs une pure création de Marion Morrison (le vrai nom de John Wayne) dont les fondations – la démarche, le jeu du bassin, l’assurance dans le regard – sont tellement ancrées dans le réel de l’ensemble des fictions qui sert cette image, l’articulant d’une manière si précise, que le spectateur en vient à oublier l’ambiguïté qui, dans certains rôles plus ambitieux, peut l’animer. Le cas d’Arnold, surtout dans les œuvres des cinéastes mentionnés précédemment, n’est pas à l’abri de distractions semblables. Tom Charity, dans un article sur CinemaScope, rappelle que Ford ramenait souvent Wayne à l’ordre en lui ordonnant de jouer son rôle avant tout avec ses yeux. À bien des égards, il en va pareillement pour Arnold qui a cette façon toute calculée de se présenter à la caméra, jouant de l’arcade sourcilière pour accentuer doucement la colère ou la douceur, la tête penchée, captée par une caméra un peu au-dessus de la ligne du regard. Le dispositif scénique et l’angle qui le capte permettent à son jeu de manifester une force que la parole ne pourrait qu’agrémenter. Les cinéastes au flair visuel éclatant que sont Verhoeven, McTiernan et Cameron, saisissant que l’inconditionnel talent d’Arnold réside avant tout dans le potentiel iconique de sa photogénie, traduisent le plus sensiblement cette puissance. Les fulgurances orchestrées par ces cinéastes, ces auteurs de l’évidence mythique, sont d’ailleurs trop nombreuses pour être ici racontées.
 
Concernant la parole, si Arnold n’a pas l’aisance de Wayne en ce qui concerne le dialogue, il gère cependant son texte avec l’assurance que lui permettent ses limites et son gabarit : une voix forte, qui aime la précision, filtrant et obligeant parfois un humour débridé par le viril accent de ses ancêtres. Mais contrairement à Wayne, la voix d’Arnold est peut-être justement la plus belle des voix, notamment parce qu’on pourrait se passer d’elle. L’éloquence se situe ailleurs et d’une manière toute personnelle qui nous ramène dans la forêt, comme cette voix m’arrive de l’enfance, par la pratique des doublages, elle n’a donc plus aujourd’hui la même saveur. Elle est comme moi, sous le vieil orage, sans parapluie et prisonnière de la forêt où j’ai reçu comme un cadeau une flèche de Mathieu.
 
Prune, pomme d’Api, ciboulette : j’en remplis mon baluchon.

Est-ce que c’est vraiment dans la voix d’Arnold ou par une affaire de doublage que le cinéma confond dans un élan nomade mon enfance et mon avenir ? Avec lui comme compagnon, le plaisir en équipage, je sortirai peut-être un jour de la forêt par en bas, lorsque mes estomacs seront vides et porteront des espadrilles neuves. Ce serait par eux que j’apercevrais une jolie galante qui arriverait dans la forêt par en haut. Rouge serait son parapluie.

-  L’orage va bientôt s’abattre sur la forêt. Que fais-tu encore ici ? me demanderait-elle.
-  J’écris un texte sur Arnold, que je répondrais à la galante.
-  Pourquoi Arnold ?
-  Parce qu’il est de mon pays.
-  Arnold est québécois ? me questionnerait-elle, les yeux grands et beaux.
-  Il l’aura été, pendant mon enfance.

Penser à Arnold me forme une jeunesse dans laquelle j’enquébécoise tout, jusqu’à son mythe, que je fais le symbole de la lutte de mon choix, lutte qui me prolonge jusqu’ici, édifier sur le fluide, dans le néant ferronien. Enfant, je croyais qu’Arnold parlait français, que sa voix était celle d’un patriote, d’un ami. Lorsque j’apprends la réalité des doublages, j’en suis dévasté et mélancolique.

- Qu’as-tu fait ? me demanderait la jolie galante au parapluie rouge.

Je ne sais pas, mais si Arnold ne parle pas français, je peux au moins me rabattre sur l’idée que nos héros sont encore aujourd’hui les appuis que nous cherchons à notre parcours et à notre mémoire. La nostalgie et l’espoir m’y ramèneront toujours. Il a été ce héros, le second père de ma première enfance, cet «âge d’or abîmé qui porte tous les autres, dont l’oubli hante la mémoire et la façonne de l’intérieur de sorte que par la suite, sans qu'on ait à se le rappeler, on se souvient par cet âge oublié.[2]»

-  Il commence à pleuvoir ! que je dirais en me tournant vers le ciel.
-  Qu’est-ce que c’est que ça ? me demanderait alors la galante.
-  Ça, c’est une flèche, lui répondrais-je, la flèche que Mathieu Li-Goyette m’a décochée.
-  Je pense que tu te trompes, que cela n’est pas une flèche !
-  Mais galante, si ça, ce n’est pas une flèche, qu’est-ce que c’est ?
-  Ça, jeune homme, c’est l’aiguille d’une boussole !

Elle a raison ! La jolie galante ouvre alors son parapluie rouge au-dessus de nos têtes et l’aiguille pointe vers la lumière…
 
Fin.

 


[1] Jacques Ferron, L’amélanchier.
[2] Jacques Ferron, L’amélanchier.


Biographie
 
Olivier Godin étudiait le cinéma à l’Université Concordia. Maintenant, on lui accorde occasionnellement des prix et des bourses. Longtemps, il a travaillé à la légendaire Boîte Noire où il opérait un trafic bienheureux des meilleurs films du monde. Son désir de cinéma l’a mené à produire, en quelques années à peine, trois longs métrages et de nombreux courts, qui sont choses égales en poésie et où, malgré le budget, et une grande douceur, on retrouve des armes blanches, quelques fusils, et des cuivres pacifiants. Les fleurs, cependant, y sont plus nombreuses encore. Ces jours-ci, il termine son troisième long-métrage intitulé Les arts de la parole.
 
2004  Baube le cosmonaute
2007  Mémoire de pluie
2008  L’étoile Polaire
2008  Danger of Death (pour pénélope)
2009  Les rideaux et les meubles
2010  Le livre des abeilles
2011  Le pays des âmes (long film)
2012  La boutique de forge
2013  Full Love
2013  Le plantain
2014  Feu de Bengale
2014  Nouvelles, Nouvelles (long film)
2015  Les brigands de l’hôtel bleu
2016  Les arts de la parole (long film)



 
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 9 novembre 2015.
 

Essais


>> retour à l'index