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Jeux vidéo : Transistor

Par Louis Filiatrault



Si la présente chronique se donne pour objectif de souligner les réussites du jeu vidéo d’orientation narrative, il demeure assez peu scandaleux d’affirmer que l’interactivité ne se prête pas intrinsèquement au récit. Conscients des limites de leur discipline, certains concepteurs atténueront la substance ludique de leurs œuvres afin de mieux focaliser sur les données plastiques et thématiques; à l’inverse, d’autres évacueront tout bonnement la fiction et viseront un idéal de ludisme pur. D’autres encore, particulièrement au cours de la dernière décennie, auront fait le pari d’établir des résonances entre récit et composantes ludiques à partir de l’ébauche initiale. Aux mains de ces artistes, la dynamique de jeu devient dès lors un élément de mise en scène égal aux autres, instrument de la signification et du mouvement dramatique de l’ensemble. Cette approche particulière du design contemporain, la compagnie indépendante Supergiant Games en aura dévoilé sa maîtrise avec Bastion, pour mieux la réitérer cette année avec le remarquable Transistor.

Retenu par les amateurs comme l’une des parutions marquantes de 2011, Bastion se distinguait avant toute chose par l’omniprésence de sa narration en voix off. Avec humour noir, poésie et un sens du pathos rare, l’écriture de l’ex-critique Greg Kasavin donnait vie à un univers dont les beaux jours n’étaient plus que lointains souvenirs. Répondant aux moindres gestes du protagoniste, la prose disposait le joueur à une posture anthropologique: créatures, instruments de guerre et lieux traversés constituaient autant de morceaux d’histoire, insufflés de vécu par un narrateur complice. Mais s’il relatait au fil de quelques heures les abus d’un impérialisme ayant mené au génocide, Bastion demeurait un objet aux couleurs vives et au goût prononcé pour la bagarre, festin d’action à l’ancienne où les scrupules avaient peu leur place. Ce patron qui trouva preneur auprès de plusieurs publics, celui d’un emballage tonique allégeant un sous-texte pondéré, Supergiant semblent avoir été parfaitement à l’aise d’en reprendre les bases pour la science-fiction plus stoïque de leur deuxième effort.

Débutant sur les séquelles d’un événement tragique aux motifs mystérieux, le scénario de Transistor s’avère d’emblée plus intime, davantage avide d’étoffer le rapport entre deux êtres aimés qu’à retracer l’histoire d’une civilisation. Il se fait également plus cryptique, balançant d’entrée de jeu une abondance d’allusions très spécifiques risquant de laisser perplexe au premier passage. Et si le point de vue duquel est scrutée l’action demeure semblable au prédécesseur – un angle oblique et surélevé rappelant celui de Diablo – les affrontements ponctuels reposent désormais sur une phase de planification tactique au croisement de Chrono Trigger et de XCOM. Considérablement dense, d’une variabilité profonde – le concepteur Amir Rao reconnaît l’influence du populaire jeu en ligne Defense of the Ancients – le dispositif de combat incite sans tarder le joueur à un état d’alerte attentive que la seule navigation ne pourrait susciter. Une attitude qui démontre toute sa pertinence en teintant à son tour le décodage de la fiction.

Par le peu de transparence avec laquelle il se livre, Transistor exige un regard particulièrement inquisiteur sur les fragments qu’il présente. Du quartier des spectacles où elle a fait sa renommée aux banques d’information alimentant la cité, l’héroïne désormais sans voix commente les bulletins de nouvelles et participe en vain aux sondages populaires, vestiges à peine délaissés d’un monde en cours d’effacement. Au gré de l’exploration, la force de l’écriture se révèle dans les remarques fatiguées, pensives ou narquoises du Transistor, appareil plus humain qu’il n’y paraît, mis en voix par un Logan Cunningham moins affecté qu’au dernier tour. Et si la fréquence des escarmouches peut entraîner une certaine lassitude – à force de répétition, les formules efficaces se révèlent et invitent une part de complaisance – on ne peut nier leur faculté à renforcer l’urgence d’un monde assailli de parasites étranges, conséquence fatale des idéaux mal contrôlés de certains. Que la variation de manœuvres combattantes contribue du même coup à dévoiler une part du tissu narratif achève de confirmer l’intégration exemplaire du récit dans la mécanique d’ensemble.

Ces parcelles de sens accumulé se retrouvent à miroiter dans un écrin d’une saisissante beauté, à commencer par l’étincelante partition de Darren Korb. Entremêlant trip-hop façon Portishead, guitares aux accents surf et intermèdes bossa-nova – sans parler de la superbe présence vocale de la chanteuse Ashley Barrett – le compositeur soutient à la perfection l’élégance futuriste et les tensions désespérées animant l’œuvre. Avec ses couleurs fortes, ses jeux de transparences lumineuses et ses portraits sophistiqués, le rendu visuel croise les esthétiques du manga cyberpunk, du vitrail chrétien et de l’Art Nouveau européen, instaurant par le fait même une signature tout à fait singulière. Après deux titres en tous points complémentaires, Supergiant Games semble en voie d’établir le genre de continuité souvent attribuée aux cinéastes ou même aux grands groupes rock de ce monde, au même titre que les Néerlandais Vlambeer, les Belges de Tale of Tales ou encore les Russes de chez Ice-Pick Lodge. À échelle plus réduite, Transistor s’avère avant toute chose une fine tapisserie d’une impressionnante vigueur dramatique et, à coup sûr, l’une des réalisations ludiques les plus accomplies de la cuvée 2014.

Visionnez la bande-annonce.

Transistor est disponible en téléchargement sur ordinateurs PC et consoles Playstation 4.
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Article publié le 12 octobre 2014.
 

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