Un homme, Watanabé, raconte sa jeunesse : suicide de son ami Kizuki, retrouvailles et rapprochements un an plus tard avec l’amie de celui-ci, Naoko, rencontre avec un étudiant individualiste, Nagasawa, au prétexte qu’ils aiment le même auteur, rencontre avec Midori, étudiante qui suit des cours dans sa classe et prend l’initiative de se présenter à notre narrateur. Le tout se déroule en un temps, entre 1967 et 1970, où s’intensifie la contestation étudiante, moins présente dans les préoccupations des personnages et le récit du film de Tran Anh Hung que dans ceux du roman d’Haruki Murakami.
Voici le compte-rendu des thèmes qui fleurissent au hasard de ces fictions, voici ce qu’au filtre de mes lectures, celles-ci donnent à penser, quel rythme m’y est sensible. Notre balade ira du souvenir vague de ma première lecture, à ce qui d’abord me toucha au visionnement du film, puis au jeu des différences entre traces laissées par celui-ci et relecture du roman, jusqu’à l’évocation des liens entre oeuvres citées et style du film.
POINT DE DÉPART
Si on m’avait demandé, avant que je ne vois l’adaptation de
La ballade de l’impossible, ce que je pensais de Murakami et de son roman, j’aurais rappelé qu’il était un coureur de marathon, et que la lecture de son roman m’avait laissé comme on dit que peut se sentir un tel coureur au trentième kilomètre, un peu sonné, se demandant peut-être pourquoi il continue, ou goûtant la routine même de son pas égal. J’aurais ajouté que je l’avais trouvé « correct », mais j’aurais loué plutôt
La fin des temps, roman dont l’impact demeure encore vif.
C’est que ce dernier me paraît représenter au mieux ce à quoi excelle Haruki Murakami : suivre un personnage non seulement ordinaire, mais qui, content qu’on le soit de lui, n’agit cependant jamais pour se faire remarquer. Or, ce personnage se trouve projeté dans une situation inhabituelle. Au contraire des personnages de Ryu Murakami, qui peuplent la frange de la société japonaise et dont le romancier nous révèle qu’ils en sont la projection exacerbée, ceux d’Haruki Murakami passent inaperçus et vont nous révéler qu’il n’existe pas de vie ordinaire.
Cela est vrai aussi du héros de La ballade de l’impossible, mais il me semblait que
La fin des temps, en opposant la routine et la familiarité des actions et des lieux à l’irruption, par un passage caché, dans un monde où les licornes vivent, permettait de jouer au mieux avec ce thème et cette invocation au lecteur : savoir reconnaître le merveilleux de l’ordinaire, plutôt que l’attendre du soi-disant extraordinaire.
À ce titre,
Kafka sur le rivage venait en second, et c’est
Chronique de l’oiseau à ressort qui, jusque dans son titre, me fournissait, en troisième position du palmarès de ma course imaginaire à travers les oeuvres du romancier japonais, la clef de son art : saisir son personnage effacé au moment où le ressort de sa vie fait
twang….
J’aurais présenté Murakami comme un diplômé de Waséda (université plus huppée que celle que fréquente sans la nommer Watanabé, le héros de
La ballade). Mais j’aurais ajouté qu’il était, selon ses écrits autobiographiques et ses entretiens, grand lecteur, plutôt solitaire, sportif, ayant travaillé comme disquaire de jazz et manutentionnaire, toutes caractéristiques de son personnage, que j’avais oubliées! Qui plus est, celui-ci vit dans les années et les quartiers de mes premiers voyages au Japon, celui, en 1970-71, de mon plus long séjour. Et cela aussi je l’avais occulté. Par là se trouve confirmé le fait que, pour se détacher des autres dans mes souvenirs, un roman doit aller au-delà de ce qui me conforte simplement dans ce que je pense déjà…
Je me souvenais donc du roman comme de la source d’un plaisir… agréable, sans plus, pas celle d’une expérience qui nous plonge dans les eaux où j’allais être entraîné au visionnement du film, et à la relecture qu’il provoqua.
FILM ET SENSUALITÉ
Le cinéaste vietnamien Tran Anh Hung, arrivé à 13 ans en France, cumule une culture où se rencontrent l’expérience du conflit politique entre régimes capitaliste et communiste, celle des racines marquées par le confucianisme et le bouddhisme comme Vietnamien, fut-il, ce que j’ignore, de famille catholique, et enfin, comme Français, une éducation secondaire frottée à Racine, aux écrivains des Lumières. Il étudia… à l’Institut Lumière, la cinématographie.
Et c’est bien par la puissance suggestive des compositions visuelles et de leur enchaînement que le film m’a paru mener au seuil de ce que Tran Anh Hung aurait à dire en propre à partir du récit pourtant imaginé par Murakami.
Les éléments me rappelant la peinture bouddhique et taoïste pour les plans d’ensemble m’ont touché, et les clins d’OEil (non systématiques, donc pertinents) à Ozu avec cette attention, par caméra fixe, aux objets, à la beauté de l’ordinaire : parfois les héros, occupés par leur pensée torturée, sont comme aveugles à ce à quoi l’arrière-plan de feuilles bruissantes, le travelling sur la texture des pierres ou des tissus et la luminosité de la peau nous rendent sensibles.
En d’autres temps, les personnages recouvrent leur énergie, participent à l’enchantement, eux-mêmes devenus contemplatifs. Tran Anh Hung aurait invité son chef opérateur, Ping Bin Lee, Taïwanais qui a travaillé au
Silences du désir de Wong Kar Wai et à plusieurs Hou Hsiao Sien, non à faire beau, mais à toujours prendre soin de la luminosité et de la texture de la peau (lire l'entretien cité en bibliographie).
Or, cette histoire, dans l’adaptation, devient d’abord celle d’un garçon fasciné par la beauté physique et spirituelle d’une femme, mal dans sa... peau.
Cette sensualité est rendue plus sensible au spectateur que celle dont, comme lecteur, j’avais souvenir, et cela du fait de cette attention portée aussi à une bande son qui me rend conscient de ce qui, par intermittence, échappe aux protagonistes, à d’autres m’unit à eux, avec ses silences. Le vide de personnages en certaines images donne le sentiment physique de l’existence comme manifestation, alors que l’irruption du vivant, de l’araignée à la peau, rappelle et l’énergie qui traverse la vie et sa terrible fragilité, celle-ci conductrice même d’enchantement, et de mélancolie.
Terribles sujets que ceux du deuil inachevé, du suicide comme maladie contagieuse, de ses antidotes possibles, comme si le désespoir était une variante de la bactérie mangeuse de chair, ici mangeuse de sens, à laquelle on n’échapperait, laisse entendre le film que si on résiste aux sortilèges de la pureté, de l’impossible, en amour, que si l’on sait s’abandonner au mouvement de grâce qui saisit l’être humain devant la beauté de « l’ordinaire », de l’accessible. Mais voilà! Hanté par les suicidés qui la précèdent, Naoko vit l’abandon de soi comme le prologue d’un émiettement, d’une dissolution, et ne peut donc s’y résoudre. Tout en demeurant fascinée par la perspective d’une disparition.
DIFFÉRENCES
Bien sûr, invité à présenter le film au ciné-répertoire à Joliette, il me fallait accélérer la relecture de ce roman, à laquelle mon visionnement du film m’avait déjà incité. Elle précéderait donc celle de mes deux favoris de l’auteur, voire la découverte de son nouvel ouvrage,
IQ84.
Et là, stupeur.
Un mot d’abord sur le titre,
Norwegian Wood. Murakami aime puiser dans la culture pop, avoue ainsi a priori son désir de communiquer avec ceux qui se nourrissent de la culture ambiante. Cela fournit d’ailleurs un élément pour expliquer sa popularité, même hors du Japon.
Le titre japonais du roman renvoie à une chanson des Beatles.
Le site Wikipédia fait remarquer que le contenu de cette chanson parle du matériau « bois », là où le mot japonais désigne « forêt ». J’y trouve un indice de la manière dont Murakami requiert l'attention de son lecteur au déplacement léger de sens : de même, le réel qu’il décrit, en apparence « normal », chavire soudainement.
Le titre anglais garde l’ambiguïté que le mot français « bois » aurait conservée. Mais la traduction française indique plutôt que suggère ce que sous-entend le rythme du récit. Là où le titre originel, repris en corps de texte pour que le personnage, dont c’est la chanson préférée, précise pourquoi elle l’est (elle évoque à Naoko solitude et froid), le titre français traduit un jugement possible du lecteur sur le sens de cette histoire, tout comme, par son style, Tran Anh Hung adoucit, tempère, enveloppe d’affection ses personnages, suggère en fait ce que le récit provoque en lui, à quoi il se sent invité, et à quoi il nous convie par la même occasion.
Le livre est, en larges passages, très drôle, d’un humour de situations et de dialogues (ceux-ci, repris par le film), mais aussi dans le commentaire du narrateur. Celui-ci n’est suggéré qu’en quelques phrases dans l’adaptation, et rien n’y laisse sentir qu’il s’agit d’un récit fait près de vingt ans après les faits présentés : on le découvre comme en train de se dérouler, avec l’immédiateté du présent, par les vertus du cinéma. Les mots de la narration écrite évacuent, au contraire, toute la simultanéité qu’autorise la perception de l’image et de la musique. On lit un monologue digne du Marlowe de Chandler que le héros compte au nombre des auteurs qu’il apprécie, avec Fitzgerald (dont Murakami est aussi, comme pour Irving et Carver, un traducteur en japonais).
Ces comparaisons-là, ces métaphores sont fort réduites dans la voix off du film. Or, elles constituent un moyen non équivoque de suggérer la distance qu’il y a entre les jugements du Watanabé de 19 ans et de celui qui en a 37. Ainsi, s’il confesse que Naoko, la femme aimée et en convalescence, à l’équilibre mental précaire, se colle à lui « comme si elle voulait prendre sa température », il se trouve à annoncer le fait qu’il puisse être, lui, celui qui reçoit l'aide de celle que sa visite est censée aider, celui qui pourrait avoir besoin de soins.
De même le film retient-il peu des raisonnements du personnage sur les motifs des manifestants, ses accords et ses désaccords avec eux, la mise en contexte social des conflits, la présence de gens de droite à la direction de la résidence des étudiants et leur escarmouche avec des résidents de gauche stockant des armes, pas même (ma mémoire est-elle ici fidèle?) cette suave confession de Watanabé, à savoir qu’il aurait renoncé à l’absentéisme non par intérêt intrinsèque pour les cours, mais comme discipline pour apprendre à surmonter l’ennui!
Mais le Watanabé de 37 ans se souvient après vingt ans de l’essentiel de ses cours sur Euripide : serait-ce que, jeune, en bougonnant contre l’absence d’intérêt d’auteurs au programme, il se cachait, à lui-même, qu’il en était davantage touché qu’il ne voulait le reconnaître?
Ainsi, du concept de
deus ex machina, du débat quant à savoir si ce procédé affaiblit ou renforce le tragique. Je songe qu’en Québécois, cette expression devient : arrangé avec le gars des vues. Et annonce une fin parachutée; n’exprime-t-elle pas aussi le profond désir d’un sauveur qui nous tire de l’imbroglio où les partis en conflit, comme Laurel et Hardy avec leurs opposants, s’enfoncent par aveuglement?
Or, il n’y a de
deus ex machina ni dans le roman ni dans le film, et en celui-ci peut-être cette notion est-elle moins encore en jeu, puisque le style de la mise en scène nous fournit depuis le début un indice de la manière possible dont Watanabé pourrait échapper à la contagion du suicide. La fixité ici, la lenteur du déplacement de la caméra ailleurs font quasi ressentir l’humidité de la saison des pluies, mais invitent aussi à tenir compte de ce qui vit autour de soi, de façon à raviver ce qui alimente le désir de vivre.
Mais, dans le roman, j’ai pris un grand intérêt à lire les analyses de Watanabé et le récit de Midori sur son entrée dans le club de folklore, le procès qu’on lui a fait de ne pas comprendre Marx, sa réaction d’afficher une superficialité dont on l’accusait. Car il s’agit bien ici de savoir comment nous en venons à nous prononcer sur la moralité d’autrui.
S’il rapporte ce qu’il pensait à 19 ans des militants comme de ses amis et de l’éducation, par sa fidélité à l’endroit de Naoko et par sa capacité d’écoute et sa franchise dans l’expression de SES contradictions, Watanabé atteste qu’au regard de celui qu’il est à 37 il avait à 19 ans des priorités sociales : il ne se réduisait donc pas à être le tenant de l’individualisme dont son absence de participation aux manifestations aurait pu être le signe. Midori, dans le roman, exprime encore plus fortement que dans l’adaptation, a contrario de son allure, par des actes tenus secrets, sa propre conscience sociale, son sens des responsabilités.
Les deux personnages sont présentés comme aussi radicaux en leurs propos que les manifestants, autant que l’ami Nagasawa, sorte de Jean Lévesque de
Bonheur d’occasion, qui représenterait l’envers en repoussoir des militants, aussi engoncé dans son individualisme et son absence de solidarité que le sont ses vis-à-vis dans leur discours de solidarité et leur intransigeance.
SILENCES
Le Watanabé de 37 ans montre qu’il a fini par percevoir son propre aveuglement à 19 ans. Il nous le fait comprendre, dans l’oeuvre littéraire, par le jeu des métaphores et des comparaisons, par la mise en contexte (esquissée, non fouillée) des actions militantes dans le souvenir qu’il garde de l’époque. Une date apparaît même vers la fin, celle du 2 octobre 1970, associée à la mort de Naoko, rappelant que nous sommes à un mois d’un des points d’orgue, LE sommet médiatique en tout cas, de ces années, le suicide de Mishima, en novembre de la même année : deux ans plus tard, les échos des contestations allaient se faire entendre d’un côté par un déplacement de l’action militante de gauche, des universités vers le soutien aux expropriés du nouvel aéroport de Narita, action rapportée dans les documentaires de Shinsuké Ogawa, de l’autre, dans la lutte violente des factions avec la police et entre elles, jusqu’aux meurtres, évoquée par Koji Wakamatsu dans son remarquable
United Red Army.
Si Murakami ne nous présente pas un seul personnage qui vivrait de l’intérieur ce que pouvait ressentir l’un des manifestants, c’est peut-être que ceux-ci avaient trouvé, dans les cinéastes et écrivains oeuvrant au moment des évènements, des interprètes éloquents. Qu’on pense aux Oshima et Hani, pour ce qui est de saisir les motifs d’indignation face à l’État, aux cinéastes de films de yakuza et de roman porno, pour exprimer le tohubohu et l’élan d’expérimentation du temps, sans compter, et par-dessus tout, l’iconoclaste Nikudan.
Alors que je garde, de ces films et de l’esprit des militants de gauche ou de droite qu’ils exprimaient, des souvenirs vifs quarante ans après, je ne vois spontanément qu’un film contemporain à donner la parole à un personnage du type de ceux que privilégie
La ballade de l’impossible : par le portrait du fils,
Nihon no Seishun de Masaki Kobayashi, adapté d’un roman de Shusaku Endo. C’est également celui qui me vient en mémoire si je songe à éclairer le silence du roman sur la réaction de la population.
Quelle était celle-ci, telle que mes conversations et la lecture des journaux m’en donnaient l’impression? Au départ, en bonne partie en accord avec les critiques avancées par les militants sur la collusion de l’État et des entreprises, l’opinion publique semblait partagée sur la pertinence de l’accord de sécurité avec les États-Unis, pas sourde au désir de participation des étudiants à la gestion des universités, mais encore sous l’élan de l’amélioration de ses conditions de vie depuis la défaite, et donc peu désireuse d’y voir un échec annoncé : à côté d’indifférents, des personnes se montraient plus sensibles aux torts ciblés qu’aux moyens utilisés par les factions étudiantes. Mais d’autres citoyens ne finirent-ils pas par trouver que les moyens radicaux, invoqués d’abord comme seuls possibles pour se faire entendre, devenus signes d’entêtement plus que de cette gaman, persévérance, quotidiennement admirée par tous, ajoutaient plutôt aux maux, voilaient le message et ce qu’il avait de pertinent, évoquaient des méthodes qu’avaient connues, au nom d’une autre idéologie, certes, ceux qui étaient nés avant 1945?
Je n’ai pas souvenir de fictions qui se seraient distinguées par l’expression de ces réactions populaires, non monolithiques, au point d’en faire le coeur du récit.
Mais les films recherchés par les étudiants cinéphiles d’alors provenaient bien plutôt de la maison de production ATG (Oshima, Hani, Shinoda, Nikudan, etc.) ou relevaient des genres évoqués ci-dessus, tels que les Noboru Tanaka, Kumashiro Tatsumi et Kenji Fukasaku les pratiquaient.
Sans doute, Murakami et Tran Anh Hung, celui-ci par les absences susdites encore davantage, nous concentrent-ils sur ceux-là mêmes qui, étudiants, ne faisaient pas la manchette en 1969, n’incarnaient pas le point de vue « des étudiants ».
Quoi qu’il en soit, le roman de Murakami ne revient guère sur la réaction des travailleurs et autres adultes du temps. D’ailleurs, s’il était sorti en 1970, aurait-il été vendu, en ses deux premières années de parution, à quatre millions de copies? Le film, en tout cas, n’a eu ni la réception critique ni publique du roman : à ce qu’il est, il faudrait peut-être ajouter l’air de notre temps, peut-être moins propice et disposé à retenir du roman ce par quoi il a touché plus spécifiquement le cinéaste, qui en donne donc une interprétation moins littérale que sa « fidélité » aux scènes reprises le laisserait croire. Ce qu’il ne retient pas est ici révélateur.
Dans le roman, le monologue sur ton confidentiel de Watanabé nous oriente donc vers ce thème de la catégorisation des êtres d’après le discours et les actes. Et son récit témoignerait de notre absence de compétence à ce faire. Or, d’où vient qu'avec seulement deux ou trois plans de manifestants, une représentation plus noire de traits finalement de Nagasawa, une part infime des analyses de Watanabé exprimées dans le roman hors des dialogues, j’aie ressenti en ce film une imploration à l’écoute, si difficile à faire entendre dans la fureur des affrontements?
LES ROMANS DES AUTRES
Le roman de Murakami énumère des auteurs dont des éléments font écho au style de l’adaptation cinématographique, sans que ces indices soient explicités en cette dernière.
Ainsi, le film condense-t-il en une scène deux moments (référence à
Andromaque, cours sur la tragédie grecque) : un professeur est interrompu dans un cours sur la tragédie grecque par des militants qui veulent profiter du temps de classe pour parler de quelque chose de plus important. Rien ne paraît plus important pour le professeur que la tragédie grecque, mais il invite les élèves à prendre la tribune et se retire.
Cette scène, placée presque au début du film, comme elle n’est pas reprise par les références ultérieures présentes dans le roman sur ce sujet, n’a pas autant d’impact pour le spectateur que pour le lecteur du roman. Celui-ci comprend par le mode de narration qu’en cela aussi le point de vue de l’homme de 37 ans s’est précisé. Mais cela laisse entendre que le cynisme ou le radicalisme du jeune Watanabé, vis-à-vis des autres comme de lui-même, dans ses propos avec lui-même, n’était pas tout à fait franc. Son cerveau retenait bien avec précision ce qu’il prétendait n’apprendre que par pur exercice de volonté et de contrôle de soi.
De même, et cela le roman ne l’explicite pas non plus, peut-on supposer que l’alexandrin et les références antiques de Racine rebutaient le jeune étudiant. Il affirme que, comme pour Claudel, et s’entendant là-dessus avec ses confrères, le dramaturge français lui restait froid. Il précise aussi qu’au contraire de ses collègues, il ne lit ni Oë, ni Mishima, ni les auteurs français contemporains (à cette époque, Camus et Sartre étaient des vedettes). Question de style encore?
Contrairement, en effet, à ces quatre écrivains, ceux que Watanabé recherche (Carver, Fitzgerald, Salinger, voire Hesse) ne sont pas de ceux qui réclament du lecteur qu’il laisse de côté ses habitudes d’élocution et entre dans un rythme propre à cette oeuvre seule. Cela ne pourrait-il d’ailleurs être dit de Haruki Murakami lui-même? Si ce dernier réclame notre attention, ce n’est pas par un travail d’adaptation à une syntaxe insolite ou à un vocabulaire argotique ou précieux (si j’en juge par les traductions), mais il exige notre concentration, comme les écrivains qu’il traduit, uniquement pour ce que tout écrivain traite avec soin, même s’il est de ceux que Watanabé fuit à 19 ans : les résonances des propos.
Ainsi, celui que je citais plus haut sur Naoko agissant comme soignante et ses implications.
Ainsi, le déplacement de sens du mot « bois », de l’anglais au japonais.
Ainsi cet épisode de la luciole, insecte en lui-même, certes, évocateur de cette beauté, telle du fait d’être éphémère et si chantée en art japonais. Mais dans le roman, les mots communs associent cette scène à celle où le héros guette la lumière censée éclairer l’aimée, et, plus loin, à celle où il songe à un passage de
Gatsby où le héros de celui-ci, de l’autre côté d’un plan d’eau, guette de même la lumière d’un chalet où se trouve son aimée.
Mais tout de même, le Watanabé de 37 ans doit bien reconnaître, au moment de nous parler sur le ton de la confidence, que cette Naoko qui voudrait aimer et ne le peut, cette Hatsumi qui aime malgré elle celui dont elle hait la morale (pensez au « Titus malgré lui aime Bérénice malgré elle », qui inspira le dramaturge français) sont bien traitées par Tran Anh Hung en personnages raciniens.
Pensez que Watanabé lui-même, à 19 ans, a échappé au suicide et à la dépression par une expérience à laquelle le musicien, guitariste de Radiohead Jonny Greenwood a associé l’équivalence musicale du style poétique de Claudel, expérience des rapports de l’esprit avec le cosmos.
Pensez que, si le militant antinucléaire Oë n’est pas tant ici en cause, du moins le témoin des handicaps dont l’« individu normal » prend conscience en lui-même auprès d’un déficient est bien en action, et que la tension entre quêtes de pureté, autodestruction et beauté, trouve bien un écho chez un lecteur de Mishima.
Par le montage comme par la composition des images, pour ce qui est de Racine et Claudel, par le sens du rythme du japonais parlé, le langage vert de Midori et la situation de Naoko/Watanabé pour Oë, par ce cortège de suicidés qui hantent Naoko, et Watanabé à son tour, pour Mishima, le cinéaste trouve, on peut croire par hasard, une équivalence en ressources cinématographiques : le style du film me semble conforme à la maturité du Watanabé de 37 ans, lors même que nous le voyons à 19.
Un écrivain allemand, outre Hesse, revient en leitmotiv, ou plutôt une oeuvre,
La montagne magique, elle aussi occasion d’engager un dialogue, d’inviter à le prolonger, que le lecteur l’ait déjà lue ou qu’il en découvre l’existence en lisant
La ballade de l’impossible. Car, plus dans le roman que le film d’ailleurs, ce thème de la transmission, de ce qui mérite de l’être, est relevé. Le réseau de solidarité, auquel le récit convie, déborde de celui des vivants pour impliquer celui des morts, amis défunts ou voix fixées dans l’écriture.
Thomas Mann, dans le roman cité, nous fait vivre dans un sanatorium, atteste des pouvoirs de l’imagination et de l’écoute pour approcher moins d’un être, toujours singulier, indicible donc, que de l’expression qu’il peut donner de son expérience. Ici, celle de tuberculeux. À la parution du livre, certains se seraient demandé si Mann lui-même ne l’était pas, pour ainsi réussir à rendre ce frémissement, ce vif appétit aiguisé par la proximité de la disparition, cette sensualité exacerbée qui rend sensible à tout le vivant, de la chair aux plantes. Le film restitue la magie de cette montagne, de la lumière entre les arbres, de la lune qui éclaire la résidence, ce « sanatorium ».
Cette réaction illustre peut-être le peu de crédit que nous accordons à l’imagination comme instrument d’empathie ou de reconnaissance : la connaissance, elle, supposerait en outre le retour au réel, à la singularité des êtres, à leur irréductibilité en mots.
Reste la référence à Eisenstein que, selon le roman, Watanabé jeune n’aime pas. Tran Anh Hung, contrairement à ce maître du baroque, demeure discret dans son usage des ressources du langage, mais sa quête des caractères propres à son médium pour exprimer par eux les mouvements que le fait de raconter ce récit éveille en lui n’est pas moins tributaire des efforts du cinéaste russe pour dégager le cinéma de sa simple fonction illustrative et littéraire et pour enrichir sa valeur expressive.
De manière générale, il me semble, contrairement à ce que j’ai pu lire, que Tran Anh Hung a tiré le meilleur parti qu’il pouvait de ses moyens, compte tenu de sa lecture épurée jusqu’à retenir ce que la trame du roman rappelle de celle d’une tragédie de Racine; il a traduit l’esprit du roman, mais en l’incarnant moins que ce dernier dans les traits concrets et le tumulte de l’époque du récit (pas assez sans doute pour aller dans le sens des attentes de notre temps), et sans chercher à rivaliser avec les ressources propres de la littérature, mais en s’appuyant pleinement sur celles de son médium.
UNE FICTION QUI MET EN CAUSE LE RÔLE DE LA FICTION
Le film de Tran Anh Hung nous éclaire sur le rôle du cinéma et du roman - et ses limites.
Si, en dépit des absences dans le film des éléments relevés dans le roman (il aurait alors duré le triple…), comment ai-je donc eu le sentiment de comprendre la même chose à voir le film qu’à lire le roman?
À cause du jeu des plans d’ensemble et de celui des gros plans et de leurs intermédiaires. Le récit de l’homme de 37 ans oscille entre les propos qu’il tenait en 1969 et ce qu’il retient encore après tant d’années; il nous entraîne à comprendre que notre lucidité masque notre aveuglement : il ne faut pas prendre non plus pour allant de soi les mots d’autrui, tant qu’il ne nous a pas convié à être témoin de ce qu’il fait, de sa manière d’être en diverses situations, dont il ne tient peut-être pas, comme Midori, à rendre l’existence publique.
Tout tient donc à notre capacité de nous mouvoir, de prendre nos distance et de nous rapprocher. De passer du plan d’ensemble au gros plan!
Le cinéaste le fait en opposant ce que nous ressentons à entendre un dialogue dur et cru, en même temps que nous entrapercevons à peine le corps des interlocuteurs, fondus dans une nature choisie délibérément pour que les courbes des collines donnent douceur en contrepoint des susdits propos (voir l'entretien du cinéaste). De même, si nous quittons le plan pied où « l’autre » se dresse devant nous, soit en adversaire, soit en indifférent, soit en accentuant le comportement auquel il est blessé que nous le réduisions, il suffit que nous nous approchions avec lenteur. Ainsi le fait le cinéaste par les gros plans. Il nous invite à tenir notre regard suffisamment longtemps, et à « écouter » avec suffisamment de patience : soudain le stable chavire, la douleur tue s’exprime, ou la capacité de bonheur ou celle de compassion ou l’élan de solidarité réalisé autrement que là où nous le prescrivions.
Ainsi, notre jugement sur autrui varie-t-il selon que nous cherchions d’abord à nous faire entendre ou nous rendions plutôt disponibles pour écouter.
Si le film conserve des références à Fitzgerald et à Racine, il en occulte à bien d’autres auteurs. Mais ce jeu de références aux oeuvres d’art, comme la correspondance avec Ozu dans le film, ne sont pas jeux pour lettrés ou cinéphiles pointus, mais relèvent du sens même du récit : ils l’inscrivent dans la suite d’autres, créent une complicité avec ceux qui les connaissent, y amènent ceux qui les ignorent, mais sont complices, puisque lecteurs et cinéphiles de CE film et/ou roman.
Pour nous en tenir aux similitudes entre film et roman, ces correspondances s’inscrivent dans le rôle de la résidence de transition pour les patients comme Naoko.
Ni hôpital ni lieu de vie censé être définitif, cette résidence est en apparence le paradis écolo. Patients et employés y sont indistincts aux yeux du visiteur, chacun travaille au jardin d’où tous tirent subsistance. Les patients en convalescence y sont si bien, en ce cadre de forêt, au plus près du naturel, au plus loin des tensions de la productivité et de la vitesse, qu’on se demande pourquoi ils n’en feraient pas l’utopie accomplie, le lieu d’une demeure satisfaisante. En effet, ils sont tels que la vie en société les distraie d’eux-mêmes et les entraîne dans les décisions et les positions constamment exigées par d’autres : on peut donc dans le monde hors de la résidence camoufler sa violence en accusant celle des autres.
La retraite dans la nature, dans un univers où le nécessaire est assuré, et même la convivialité, interdit ce recours, laisse toutefois apparaître non plus ce qu’est la nature dont on aurait perdu le sens, mais la nature telle qu’elle se manifeste en nous-mêmes, avec sa violence. Personne ne peut s’y voir autre qu’il n’est.
Devant la peur d’être blessé et celle, pire encore pour beaucoup, de blesser, on peut hésiter entre le retrait absolu, la froideur et, d’un autre côté, l’oblation ou la perte de soi dans l’action collective. La résidence dans la forêt permet de retrouver SA nature, ce par quoi nous sommes Nature, esprit épousant le rythme commandé par le fait d’être corps, tout en étant cependant assez autonomes pour nous dissocier de lui, nous y rendre aveugles et nous isoler de nos semblables, de ceux qui ne coïncident pas avec notre perception, voire d’entendre des voix… et d’être obligés de reconnaître qu’elles viennent de nous!
Quel serait, pour ceux dont la fragilité mentale n’en est pas rendue au point où elle les rend incapables d’adaptation à autrui et au monde « extérieur », ce « lieu » susceptible de leur permettre un moment de se trouver ainsi face à leur complexité intérieure? Quel pourrait être ce « lieu », qui, comme une semaine de vacances en forêt, fournirait en quelques heures un espace et un temps où le possible renaît, où l’on peut renouer avec la vérité de ses élans divers, la conscience de son savoir et celle de son ignorance, ce « lieu » où l’on peut ressentir à nouveau la présence du possible, ce « lieu » qui permettrait de rafraîchir le regard, comme nous y invite Mizoguchi (« Il faut se laver les yeux entre chaque regard »)?
L’oeuvre d’art, le temps pris à la joindre à notre expérience.
« Lieu » d’intensité et d’intériorité, « lieu » de passage, comme tous les autres, direz-vous, cette résidence d’étudiants aussi, et cette université, et ce logement, et ce rocher où Watanabé consent à laisser se manifester jusqu’à son impatience de voir qu’il ne peut tout contrôler et vouloir, et qu’il peut vouloir cela!
Le temps de lire et de voir un film est celui où l’on s’autorise un rythme autre que celui de l’urgence et de l’abandon aux conséquences qui nous échappent, ce dernier, « lieu » toutefois vers lequel le sentiment d’accomplissement et de vérité nous presse de revenir, en dépit qu’il puisse nous effrayer.
Ainsi sommes-nous conviés à aller de l’impossible virtuellement vécu au possible, auquel il faudrait savoir consentir, lors même qu’il réclame une suspension de notre désir de contrôler… ou d’éclater en morceaux! Destination finale : le réel, hors de l’oeuvre, le regard « lavé », capable de voir autrement le familier ou autre chose!
BALLADE DE L'IMPOSSIBLE
Deuils inachevés, dont nous n’arrivons plus à nous défaire, en nous enferrant dans une quête d’impossible, amours de même : le roman avec humour et toutes les ressources de l’introspection, le film avec poésie qui provient du jeu avec les apparences, nous invitent donc à écouter et voir, en tout moment et en dépit du flot de nos anticipations, et dans ses courants divers, ce que Mallarmé appelait « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ».
BIBLIOGRAPHIE
>> Claude R. Blouin, «
La lampe de poche. ATG : underground et spiritualité »
>> Haruki Murakami,
Norwegian Wood, trans. by Alfred Birbaum, Kodansha, 1989
>> SUR HARUKI MURAKAMI
>> RENCONTRE AVEC TRAN ANH HUNG