DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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« Arrête ton cinéma ! » (depuis plus de 30 ans)

Par kimura byol-nathalie lemoine


:: Bande-annonce japonaise de L'île nue (Kaneto Shindô, 1960) [Toho Company / Kindai Eiga Kyokai]


Un film en noir et blanc. Sur une île, une famille vit sa vie. Un quotidien scénarisé, sans frasque. La simplicité, la musique transportent cette histoire. Loin des films d’Hollywood,
L’île nue (Kaneto Shindô, 1960) est encore à ce jour mon souvenir cinématographique par excellence.

Les premiers films vus au cinéma : Dumbo (1941), Bambi (1942), Les 101 Dalmatiens (1961), Bernard et Bianca (1977), et Les 3 Caballeros (1944). Nous n’avions eu que très tard une télévision noir et blanc (sans télécommande) et nous n’avions le droit de regarder que des documentaires animaliers. Ensuite, quand les parents n’étaient pas là, on se chamaillait pour regarder soit Starsky et Hutch (1975-1979) ou Les drôles de dames (Charlie's Angels, 1976-1981), soit Candy ou Goldorak.

J’avoue que ce n’est que quand, par hasard, dans une libraire du Sud de la France, quand nous étions en vacances familiales, que je suis tombé·e sur le magazine Première. J’étais fasciné·e de lire les articles sur les films que je ne pouvais pas voir, les acteur·rice·s et les gens du métier.

J’étais fasciné·e par les images de tournage.

Le cinéma du village (Rixensart) présentait des films et j’y suis allé·e seul·e en bicyclette, pas pour y voir des films mais pour demander si je pouvais récupérer les photos de films qui étaient en vitrine. Je devais avoir 12 ans et la personne me les donnait gentiment. Je me souviens de la toute première photo, en papier glacé format A4 : Les hommes du président (All the President's Men, 1976) d’Alan J. Pakula avec Dustin Hoffman et Robert Redford. Les journalistes dans un bureau de journaliste avec des lumières néon. J’avais pu récupérer deux photos et je les avais accrochées sur mon mur de chambre comme des trésors précieux.
 


:: Robert Redford, Jack Warden, Dustin Hoffman et Jason Robards dans All the President's Men [Wildwood Enterprises]


Après avoir déménagé à la capitale (Bruxelles), j’ai commencé à collectionner les affiches de films. Là quand j’arrivais à intercepter les afficheurs d’espaces publicitaires de bus, aux petites heures du matin, en rentrant de mon travail de nuit, j’ai eu la chance de recevoir Moonstruck (Jewison, 1987) et L’année du dragon (Cimino, 1985) pour décorer mon nouveau petit appartement. J’aimais mon audace à aller oser demander ce qui serait de toute façon jeté. Et j’aimais encore plus quand mes ami·e·s s’exclamaient à la vue de ma collection. La première affiche que je me suis acheté·e était Manhattan (1979), du hélas problématique Woody Allen.

J’aimais passer mon temps dans les salles de cinéma. J’aimais aller voir des films qui n’étaient pas connus. J’y allais souvent sur un coup de tête et souvent seul·e, juste en regardant l’affiche, sans trop savoir ce que j’allais découvrir. Comme je n’étais pas riche, cela rendait le moment encore plus précieux. Un rituel pour me faire plaisir, pour échapper à la réalité et ressortir de la salle avec des idées plein la tête, une boulimie de « vues ». J’aimais aller aux cinémas Styx, les galeries où la programmation était non seulement plus alternative mais présentait aussi des films anciens. Ceux que je n’avais pas pu voir.

Plus tard j’ai découvert les films de Pedro Almodóvar, puis grâce à mon ami de l’époque, je suis devenu·e bénévole au Festival du film de Bruxelles. Là, il y avait quelques stars qui passaient. J’aimais faire partie du public admiratif, à l’affût des premières de presse, à découvrir avant les autres. Puis de fil en aiguille, on m’a dit que je pouvais réaliser un court métrage. C’était l’été 1988 et, par hasard, j’ai entendu une annonce à la radio pour un concours de jeunes cinéastes. Il fallait écrire un scénario et, si on était sélectionné, on nous aiderait à le réaliser. C’était durant les Jeux olympiques de Séoul. J’étais frustré·e de ne pas pouvoir aller dans mon pays natal… Me vient alors l’idée d’écrire une lettre à ma mère biologique en guise de scénario.

J’ai 20 ans et aucune connaissance en cinéma. Le centre audiovisuel qui s’occupait du concours me contacte pour me dire que je suis retenue et que j’aurai une petite équipe, des bobines de Super 8 mm et que je devrai remettre le résultat pour fin octobre ; donc, deux mois plus tard. Challenge réussi, avec un découpage de poèmes par scène, deux demi-journées de tournage (une extérieure, une intérieure), un montage d’images à la main (sans monteuse) et un mix sonore fait sur K7. Mon film Adoption (1988) sera présenté en compétition dans le programme « Être jeune aujourd’hui en Europe » pendant le Festival du court métrage Super 8 et vidéo de Bruxelles.

L’été suivant, je retourne pour la première fois en Corée du Sud, avec une caméra Super 8 mm et le reste de la pellicule. Je réalise Back to the Roots et comme il y avait encore un surplus de bobines, je réalise pour le contexte de ce même festival, mais pour la programmation « Europalia-Japon », un court, Ohida-San, sur la communauté japonaise méconnue de Bruxelles sur fond de dialogues tirés de la musique de YMO.
 


:: Ohida-san (1989) [star kim project]


Mon parcours m’amène ensuite à aller vivre à Séoul, où, dû à la langue, mon accès au milieu cinématographique reste très limité, et, surtout, mes priorités s’avèrent toutes autres. C’est en regardant la télé coréenne et ses
k-drama que mon coréen se développe pour atteindre le niveau de la conversation quotidienne. J’allais voir les films coréens dans les festivals parce que les films étaient sous-titrés pour les jurys. Les DVD faisaient leur apparition sur le marché et donc les films étaient plus accessibles. Évidemment, La mère porteuse (Shibaji, 1987) et La chanteuse de pansori (Seopyeonje, 1993), de l’incontournable Im Kwon-taek, mais aussi plus tard Peppermint Candy (1999) et Oasis (2002) de Lee Chang-dong me marquent profondément. Je découvre aussi avec le festival WIFFS (Women’s International Film Festival of Seoul), des réalisatrices comme Byun Young-ju, des films comme Take Care of My Cat (Jae-eun Jeong, 2001), The Way Home (Lee Jeong-hyang, 2002), etc.

Avec les festivals et leurs programmes plus ciblés sur la diaspora, je découvre notamment Dai Sil Kim-Gibson, les courts d’Helen Lee, le film Gook (2017) de Justin Chon. Grâce à ces projections, je visionne Great Girl (1994) de KimSu Theiler, Living in Half Tones (1993) de Me-K. Ahn, Searching for Go-Hyang (1998) de Tammy Chu Tolle, Surplus (2000) de Joy Dietrich. Toutes Coréano-Américaines adoptées. Je prends conscience que je fais partie d’une niche et que peut-être que je peux recommencer à tourner des courts. Sans trop de conviction, j’accepte de travailler avec une équipe coréenne pour écrire un projet de scénario sur l’histoire de l’adoption internationale sud-coréenne. Via mes apparitions médiatiques pour mon militantisme des adopté·e·s « boomerang » (les adopté·e·s qui reviennent vivre au pays d’origine), cette équipe voulait que je soumette un film en prévision du premier festival du documentaire de Séoul pour le concours de scénarisation. Je l’intitule À toi, Corée, mère-patrie (To You, Korea, Mother Nation). Le prix serait de pouvoir réaliser le documentaire en question. Je gagne le concours mais on me refuse l’accès à cause de ma nationalité belge. Voilà ma seule tentative dans le milieu coréen. J’en garde alors un goût amer et décide de me concentrer sur mon travail visuel et conceptuel.

 

 

*

 

 

Mon parcours me mène alors à Montréal où je cherchais un espace plus sécuritaire pour mon identité queer. En m’impliquant dans le milieu des centres artistiques autogérés (La Centrale), je participe petit à petit à des ateliers. L’atelier « camera-danse » était organisé par le studio 303 et le studio XX (maintenant Studio Ada X) avec les artistes Aurélie Pedron et Natacha Clitandre. Je retrouve le goût de filmer grâce à leurs petites caméras numériques Kodak. Un poème, une ombre qui bouge (danse) et un montage. Premier essai vidéo. Le festival Ciné-Asie organise un concours vidéo. Je soumets une vidéo animée intitulée Disadoption (2008). Elle est présentée à la Sala Rossa et je gagne le Prix du public. Ça me donne du courage et l’envie de continuer à m’exprimer par la vidéo, alors de plus en plus accessible. Grâce à l’artiste lamathilde, vidéaste, je propose mes films Adoption pour le territoire nord-Américain et Disadoption au Groupe Intervention Vidéo (GIV) pour la distribution.

J’en viens à réaliser des vidéos de 100 secondes, comme des coups de poing anecdotiques. Mon rêve serait d’en réaliser 100, mais de façon organique et pas compulsive.

Après viennent certaines vidéos plus longues comme 100 ans (2013), Home away home (2016), # 6261 (2018), Adoption 30 ans après (2020), Yikinging Spaces (2021), Sarang Han Tiohtià:ke (2021).
 


:: So-Hee dans Adoption (1988) [Mihee-Nathalie Lemoine]


:: So-Hee dans Adoption 30 ans après, sur un extrait audio d'Adoption :
« 
Mon asiatisme sent les frites et ma belgitude goûte le kimchi » [GIV]


Je construis mes concepts sur la restriction du temps, les niveaux de lectures populaires ou avec des références contextuelles que le public peut percevoir dans mes vidéos via certaines connexions émotives, visuelles ou autres.

Ma persévérance à vouloir continuer à réaliser des images qui bougent avec le moins de contraintes extérieures fait que ma production est et restera à la hauteur de mes possibilités financières et de mon intégrité en tant qu’artiste indépendant·e.

Image après image, le mouvement naît.

Portée par la lumière,

les ombres,

les sons,

le texte,

l’histoire doit être pensée pour un public.

Lequel ?

Lesquels ?

Doit-elle, vraiment ?

Dois-je arrêter mon cinéma ?

 

 

*

 

 

Le travail de kimura byol-nathalie lemoine fascine par son ampleur et par son évolution au fil de ce qui semble être plusieurs vies, sur plusieurs continents : né·e en Corée du Sud, adopté·e en Belgique, l'artiste a cherché à se réintégrer en tant que Coréen·ne pendant plus de dix ans avant de finalement immigrer à Montréal et de devenir un·e acteur·trice actif·tive au sein des communautés artistiques queer et féministes de la ville — un parcours au travers duquel se révèle une exploration continue de moyens de communiquer, de nouveaux médiums et de leur potentiel respectif. Sa pratique artistique, qui pourrait également être considérée comme un archivage activiste, prend diverses formes : calligraphie, photographie, peinture, poésie et vidéo. Par ces médiums, kimura byol lemoine aborde les questions d'identité, de genre, de race, de couleur de peau ainsi que celles de la diaspora et de l’immigration. L'enjeu pour l'artiste est éminemment personnel, toutefois le sentiment d'être Autre s'exprime souvent dans son travail en faisant entendre la voix des autres. Communauté et collaboration, processus de compréhension et d’incompréhension, font partie intégrante d'un ensemble où la transgression est intarissable.

 

 

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Article publié le 31 mai 2023.
 

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