Dorénavant, les planchers ne seront plus toujours des planchers : ainsi pourrions-nous résumer le futur du cinéma tel que prédit par Terminator 2 : Judgment Day. Qui, des spectateurs de 1991, ne se rappelle cette scène terrifiante, ce plancher carrelé noir et blanc qui se déforme, qui semble pousser vers le haut, une forme humanoïde s’en dégageant peu à peu, derrière un garde de sécurité inattentif? Ou qui ne souvient de ce policier qui se transforme en une masse liquide afin de se faufiler au travers de la vitre trouée d’un hélicoptère, pour reprendre ensuite sa forme humaine originelle? Des images spectaculaires, bien ancrées dans notre mémoire de cinéphile, mais pour qui n’y était pas en 1991, il est probablement difficile de saisir la puissance du double sentiment de fascination et de peur éprouvé alors face à la bizarrerie des métamorphoses du T-1000, le robot liquide caméléon de ces scènes, car cette frayeur était inspirée autant par la situation narrative et les intentions meurtrières du T-1000 que par l’effet spécial lui-même, par sa radicale nouveauté d’alors. Pour le spectateur contemporain toutefois, quoi de plus banal que cette image de synthèse, ou CGI : le T-1000 ne serait que trop confortable au sein de l’image et des décors numériques, il nous est devenu familier, alors qu’en 1991, le T-1000 semblait vraiment provenir du futur, comme les effets spéciaux utilisés pour le représenter annonçaient l’avenir du cinéma – un cinéma dans lequel tous les planchers cacheraient possiblement des T-1000, un avenir qui est devenu notre présent.
Terminator 2 se présentait ainsi comme une prophétie (un jour, les machines renverseront l’homme; un jour, le T-1000 sera la norme), mais en même temps il s’agissait de la pierre d’assise de ce futur puisqu’en créant le T-1000 et en l’utilisant pour mettre en valeur l’image de synthèse et ses possibilités esthétiques inédites, une opération publicitaire qui s’est avérée des plus efficaces, James Cameron a rendu possible l’avenir numérique du cinéma. Et c’est exactement ce qui rendait le T-1000 si terrifiant, comme si pour réaliser ses effets spéciaux des plus convaincants Cameron avait développé cette même technologie qu’il représente dans son film comme responsable de l’apocalypse, comme si pour être prononcée la prophétie de Terminator 2 devait produire elle-même les conditions nécessaires à l’existence du futur qu’elle prédit (ou plutôt invente). Le T-1000 apparaissait donc comme inévitable, autant, de façon implicite, par l’aspect révolutionnaire des effets spéciaux (puisque je vois le T-1000 à l’écran et que j’y crois, comment échapper au futur qu’il représente et amène avec lui?), que par le déterminisme de la fiction, présentant une boucle temporelle qui referment les événements sur eux-mêmes : le récit commence (finit) par un Terminator, un androïde, envoyé dans le passé pour tuer la mère de John Connor, le futur chef de la résistance des humains; le Terminator est détruit; la firme de défense Cyberdyne retrouve ses restes, son bras droit, ce qui permet la création de Skynet, une intelligence artificielle; en 1997, Skynet devient autonome et se retourne contre l’humanité; pour combattre la résistance humaine, Skynet crée le Terminator, l’envoie dans le passé, où il sera (a été) détruit, etc.
Ce fatalisme, pourtant, ne freine pas l’optimisme de Terminator 2, à tout le moins par comparaison au film précédent, beaucoup plus désespéré. Terminator (1984) en effet ne proposait pas d’alternative à ce que le Terminator représente, c’est-à-dire la peur de la machine (le film se méfiait même d’un simple répondeur), cette machine qui dans les années 80, notamment avec l’arrivée des ordinateurs personnels, s’infiltrait de plus en plus dans les foyers occidentaux. Une telle technophobie ne pouvait toutefois convenir à l’aspect publicitaire du T-1000 (comment convaincre de développer une nouvelle technologie en faisant un film présentant toute technologie comme dangereuse?), ni à l’esprit du temps (les ordinateurs étaient déjà devenus bien quotidiens) et de toute façon Cameron n’a rien d’un technophobe, au contraire, il a toujours affiché fièrement sa technophilie, en entrevue autant que par son cinéma. Exception faite du premier Terminator, son œuvre n’inspire pas la crainte envers une technologie qui serait mauvaise en soi, le danger chez Cameron vient d’abord de l’homme : la technologie devrait servir à mieux comprendre notre monde, à l’explorer (comme dans The Abyss, 1989), mais elle peut se faire dangereuse lorsque l’ambition qui la dirige devient arrogance envers la Nature (Titanic, 1997) ou lorsqu’elle est détournée à des fins militaristes (Avatar, 2009, qui en outre établit bien ce contraste entre une technologie permettant d’explorer le monde et une autre, mauvaise, militaire, qui le détruit). L’optimisme de Terminator 2 ne répondait donc pas à un quelconque impératif commercial, la forme du blockbuster clinquant et onéreux permettant en réalité à Cameron de mieux formuler sa vision d’auteur, qu’il avait quelque peu trahie dans le premier film de la série – voilà sans doute l’un des rares cinéastes qui se fait plus personnel lorsqu’il travaille avec des budgets démesurés!
Ce qui est logique d’ailleurs, puisqu’il a besoin de cette technologie dispendieuse, qu’il perfectionne pour donner forme à son cinéma, afin de réfléchir à l’usage de la technologie, le T-1000 lui permettant de trouver les meilleures images, éloquentes autant que spectaculaires, pour représenter le potentiel de l’image de synthèse. De fait, le projet de Terminator 2 pourrait se résumer ainsi : nous apprendre à regarder et comprendre ces nouveaux effets spéciaux en prêchant par l’exemple. Cette entreprise pédagogique peut sembler étrange, mais il ne faut pas oublier qu’Hollywood, en général, n’apprécie pas particulièrement le changement, la nouveauté n’y étant admise que lorsqu’elle est suffisamment contenue par un classicisme des plus rigoureux. Il faut introduire l’inédit en douce, dans un cadre familier – d’autant plus familier, dans ce cas, que du point de vue de l’image photographique, l’image de synthèse n’est pas une nouvelle technologie comme une autre, il s’agit carrément d’un intrus, un corps étranger. Pour clarifier, il n’y a encore rien de mieux que les idées d’André Bazin : la photographie montre « l’objet lui-même, mais libéré des contingences temporelles », elle « embaume le temps », la photographie est comme une « momie du changement », une « empreinte digitale », ce type de métaphores abondent dans son article fondateur, Ontologie de l’image photographique (1945). Le cinéma est un moule du réel, un amour du monde surtout puisque le cinéma « rend le monde à mon amour », mais pour le rendre il faut d’abord le capter (on ne peut pas me rendre ce qui ne m’a pas d’abord appartenu) : mais quel monde pourrait me rendre l’image de synthèse puisqu’elle crée le sien de toutes pièces, puisqu’elle n’a pas capté mon monde pour ensuite me le rendre différent? Ou comment pourrait-elle embaumer le temps puisqu’elle représente quelque chose qui n’existait pas avant d’être projeté devant un spectateur, puisqu’elle ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même, à rien de préexistant du moins, et puisqu’elle existe ainsi dans un éternel présent?
L’image de synthèse n’est donc pas simplement différente de l’image photographique, elle est pratiquement antagoniste, d’où la menace qu’elle représente – une menace, il faut le préciser, qui ne vient pas de l’image de synthèse en soi, mais bien du fait qu’elle s’incruste dans un autre type d’image en cachant sa nature : un film de Pixar par exemple n’a rien de menaçant puisque son esthétique est cohérente, homogène. L’image de synthèse n’a rien de menaçante, non plus, dans un film comme The Abyss, le film précédent de Cameron, la première tentative au cinéma d’intégrer des images de synthèse réalistes à des images photographiques. Il y avait aussi dans ce film toute une mise en scène pour apprivoiser les effets spéciaux, notamment lorsqu’une sorte de tentacule d’eau interagissait avec les acteurs, leur regard fasciné découvrant cette nouvelle forme de vie servant de modèle au regard du spectateur émerveillé par les effets spéciaux. Mais dans The Abyss, la fascination l’emportait sur la terreur parce que l’image de synthèse restait dans son espace à elle, bien délimitée, son apparence était stable et, plus important, elle n’imitait pas le réel, encore moins un être humain (elle représentait une « intelligence non terrestre » bienveillante, un nom qui semblait bien convenir à l’image de synthèse elle-même). Le T-1000, lui, brisait cette division nette entre le réel capté par la pellicule et l’image de synthèse qui lui est intégrée, il était beaucoup plus sournois, arrogant, il se cachait à même l’image photographique tout en prédisant son apocalypse imminente.
Après avoir défini le cinéma pendant presque cent ans, cette bonne vieille image photographique, cette empreinte du monde si réconfortante, n’allait tout de même pas se laisser envahir ainsi sans lutter. Terminator 2 représentait précisément cette résistance, autant celle de l’homme à la machine que celle de l’image photographique à l’image de synthèse, une lutte que Cameron mettait en scène en opposant le T-1000 à un Terminator bien familier, le même qui était l’antagoniste en 1984, devenu cette fois le protecteur de la race humaine et décrit comme une technologie déjà obsolète… Autrement dit, Cameron opposait à l’image de synthèse nouvelle un effet spécial traditionnel, il mettait en scène un combat entre les effets spéciaux d’hier et ceux de demain, entre un Terminator solide qui ne peut pas traverser un mur à moins de le démolir et un Terminator liquide qui traverse des barreaux sans que ceux-ci ne ralentissent sa marche. Un être liquide et métamorphe qui emprunte les apparences du réel, des objets qu’il imite, sans être limité par certaines lois physiques qui définissent le réel, notamment sa consistance : le T-1000 était conçu pour être la représentation même l’image de synthèse – pourvu qu’elle puisse se représenter, après tout ce n’est que de l’information numérique résidant dans un disque dur. Disons, plutôt, que le T-1000 représentait l’image de synthèse telle qu’elle se manifeste à l’écran : invisible, essayant de s’intégrer au réel jusqu’à s’y confondre, infiniment malléable et, implicitement, une ennemie de l’image photographique.
Pour vendre le T-1000 donc, ce qui était, n’oublions pas, l’objectif de Cameron, nul besoin de nier la menace qu’il représente, au contraire, il vaut mieux profiter de l’effet de nouveauté avant qu’il ne s’épuise, l’amplifier par la mise en scène pour bien incruster le T-1000 dans le regard du spectateur. En même temps, Cameron se voulait rassurant, l’apocalypse ne se vend pas facilement, alors il montrait qu’il y a une résistance, que notre pellicule si familière n’abdiquera pas du jour au lendemain : le vieux Terminator réussit à détruire le T-1000, nous voilà soulagés, mais aucun doute, c’est ce dernier qui a marqué les esprits et c’est lui que le spectateur souhaitait revoir, sous une forme ou une autre. De plus, le vrai combat n’avait pas lieu par les armes, le Terminator original servant surtout à proposer une philosophie des effets spéciaux, fondée sur l’importance de l’homme, une philosophie qu’il suffirait de mettre en pratique pour neutraliser le T-1000 : ce Terminator autrefois meurtrier, il est possible maintenant de le contrôler, alors ce T-1000 qui paraît aujourd’hui dangereux, avec le temps, si on sait l’humaniser, peut-être qu’il pourra lui aussi nous devenir familier.
C’est ce que dit l’une des plus belles idées du film : reprendre le Terminator antagoniste du premier essai pour en faire le héros. Cameron profite ainsi d’un point tournant dans la carrière de sa star (Arnold Schwarzenegger) qui voulait à ce moment se redéfinir comme un protecteur paternel. Le Terminator a été capturé par la résistance dans le futur, puis reprogrammé pour protéger l’homme, et au présent John Connor continue d’enseigner au robot les bonnes manières des hommes : d’objet de crainte, le Terminator devient objet d’affection, l’homme doit s’approprier la technologie pour la mettre à son service. Et s’il faut faire du Terminator un père, peut-être est-ce parce que Miles Dyson, le futur créateur de Skynet, n’a pas su en être un, lui qui est représenté comme négligent envers sa famille, trop absorbé par son écran d’ordinateur. Thème classique de science-fiction, la technologie prend la place que l’homme veut bien lui laisser : elle ne s’est pas emparée du monde de force, l’homme s’est déjà retiré du monde par lui-même. Alors d’un côté Dyson se laisse séduire par la machine au point d’en devenir son esclave, ce qui fait éclater l’harmonie familiale et mène à la création de Skynet et des Terminators meurtriers, de l’autre Sarah et John sont réunis grâce à une machine mise à leur service, un Terminator d’ailleurs qui ne tue pas : pour garder le contrôle sur le T-1000, pour le mettre au service de l’homme, il faut donc se rappeler ce que c’est qu’être humain. De même, peut-être que l’image de synthèse pourra s’intégrer au langage hollywoodien si elle est réfléchie par un regard humain qui la définit, qui révèle sa nature d’intrus, que ce soit par celui fasciné des scientifiques de The Abyss ou celui terrorisé des héros de Terminator 2.
Revoir et penser Terminator 2 aujourd’hui nous met donc en face de cette question, à laquelle il nous faudra chercher une réponse une prochaine fois : si Cameron a bien réussi à vendre sa nouvelle technologie, partie intégrante dorénavant de notre cinéma, a-t-il réussi toutefois à prévenir l’apocalypse, à convaincre de garder une place pour un regard humain dans le Tout-numérique du cinéma de demain (celui d’aujourd’hui)? Ou encore : pourquoi les T-1000 qui se cachent maintenant dans presque tous les planchers de notre cinéma ne nous inspirent guère d’effroi?
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