DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Le communautaire éclaté : Le cinéma de Paule Baillargeon

Par Mathieu Li-Goyette
À sa sortie de l'école de théâtre en 1968, Paule Baillargeon, jeune actrice originaire d'Abitibi, se lance dans la création du Grand Cirque Ordinaire aux côtés de Jocelyn Bérubé, Raymond Cloutier, Suzanne Garceau, Guy Laroche et Guy Thauvette. Regroupement de jeunes artistes unis par leur fierté indépendantiste, carburant à l'idéologie socialiste, ils arrivent à point nommé. Simultanément, les autres régions du Québec se dotent elles aussi de troupes de théâtre qui misent sur la création collective, sur l'improvisation et la remise en question du formalisme bourgeois. Parmi les idées fondamentales de ce renouveau figure aussi la mise en évidence de la condition québécoise populaire, et ce, sous toutes ses coutures. À partir de ce recentrement des intérêts du discours, Baillargeon entamera une réflexion (toujours en cours) sur la place de la femme dans la société et dans les arts au Québec. C'est de là et bien plus que de notre cinéma, dont provient la fiction féministe.

Fiction, car les femmes ont naturellement été dirigées vers le documentaire vers le début des années 1960 (Anne-Claire Poirier réalisera durant ces années-là de nombreux courts métrages à l'ONF). Or, mis à part le très rare La vie rêvée de Mireille Dansereau en 1972, il faut attendre Paule Baillargeon (La cuisine rouge en 1980), puis Micheline Lanctôt (L'homme à tout faire en 1980, Sonatine en 1984) pour que l'on daigne s'attarder au discours féministe (et tout simplement féminin). Circonscrite à des rôles de matriarches ou de femmes oisives, les femmes de la nouvelle vague du cinéma québécois sont, dans le meilleur des cas, des muses envers qui les hommes se prosternent; Baillargeon, d'abord par ses rôles (elle se sépare de son mari dans Entre tu et vous (Gilles Groulx, 1970); elle épaule sa soeur à travers l'avortement dans Le temps de l'avant (Anne Claire Poirier, 1975); elle dynamite son propre employeur polluant dans Panique (Jean-Claude Lord, 1977); etc.), ensuite par ses films, contribue énormément à la métamorphose graduelle de l'image de la femme dans le cinéma québécois.

En 1977, Baillargeon passe derrière la caméra, s'équipe de 16mm et tourne Anastasie Oh ma chérie, film conceptuel et surréaliste sur la femme en plusieurs séquences épisodiques qui la montrent au quotidien, prise et encerclée dans une société qui l'enserre de plus en plus. Le découpage est minimaliste, les scènes donnent lieu à peu de montage et la réalisatrice privilégie une certaine frontalité des plans tout droits issue du théâtre. Considéré par plusieurs comme l'un des films fondateurs du cinéma féministe québécois, le film contient déjà les thématiques les plus prégnantes de l’oeuvre de Baillargeon, à savoir le travail de la plasticité de l'image, l'utilisation du microcosme comme structure narrative, le travail sur les cadres et sur l'écriture de personnages chez qui la cinéaste nous invite à entrer. D'abord dans la tête d'Anastasie, ensuite dans celles des femmes de La cuisine rouge et de Sonia, finalement dans la sienne dans Trente tableaux, film autobiographique réalisé lorsqu'elle était en résidence à l'ONF vers la fin des années 2000.

Très tôt, le jeu des comédiens apparaît à Baillargeon comme un des éléments fondamentaux à l'élaboration de son discours. Non plus en suivant à la lettre un scénario, elle propose aux femmes de La cuisine rouge d'improviser tandis que les hommes, eux, s'en tiennent au texte. À la vision documentaire et historicisante d'Anne-Claire Poirier, Baillargeon répond par un regard scénique, centré sur le jeu, la performance pure et l'alternance entre improvisation et littérarité : la poésie des scènes de gars dans La cuisine rouge provient des déplacements de caméra et du texte; celle des scènes de filles jaillit du laisser-aller et de la collision poétique et détournée d'objets du quotidien ménager.



 

LA CUISINE ROUGE (1980)

Débutant sur un plan d'ensemble de la ville de Montréal à la fin des années 1970, le premier long métrage de Paule Baillargeon, co-réalisé avec Frédérique Collin, met rapidement en place son stratagème narratif. Dans la cuisine, les femmes s'affairent tout en s'occupant d'un petit homme, seul mâle jamais présent dans la pièce. À travers ces yeux, nous voyons ce carrousel tournoyer, à la recherche de paix intérieure, mais aussi de respect. Au rez-de-chaussée, les hommes ouvrent leurs Labatt et patientent. Ils rient, crient, bavent, se dénudent pour danser et investir les lieux comme s'ils étaient à la taverne du coin. Si la cuisine est rouge, c'est parce qu'elle saigne.

Comme premier film grinçant, la féministe Baillargeon n'aurait pu faire mieux, expliquant avec grand courage les conditions féminines et masculines avec un soupçon d'exagération pour provoquer et, surtout, faire réfléchir le spectateur. L'alternance entre les deux espaces s'arrête finalement quand les femmes se rebellent et arrêtent leur cuisine. Pendant que les hommes montent à l'étage pour la retrouver vide, ils se questionnent sur la désertion... le ventre vide.
 
 


Il semble que ce cinéma féministe constitue une forme de conclusion toute désignée à notre dossier sur le cinéma populaire québécois. Né de ces films intéressés à jeter un regard original sur la collectivité québécoise, le cinéma de Baillargeon répond de la même logique : chaque espace est l'occasion d'un discours, d'un concept, à la différence qu'ici, la mise en valeur de la collectivité dit aussi qu'elle s'est complexifiée au fil des années 1970. Les faisceaux du politique et du féminin sont venus scinder la grande famille unie du terroir présente chez Jutra et Carle. L'unité nucléaire de la famille se transforme en une recherche de la subjectivité, à commencer par celle de la femme, grande incomprise et grande battante du XXe siècle. Chez elle, l'auteure se dédouble, elle et sa lutte pour le théâtre libre, elle et sa guerre pour l'égalité. Dans la recherche de l'individualité, le féminisme dans le cinéma québécois apparaît. On y comprend l'être humain plutôt que l'individu; on y saisit que tout un chacun est une histoire. C'est d'ailleurs ce qui poussera Baillargeon, trente ans plus tard, à réaliser Trente tableaux où les collages de photos personnelles ainsi que le travail d'animation lui permettent d'animer ses souvenirs tout en les faisant retrouver leur valeur poétique aux yeux du public.


 
SONIA (1986)

Baillargeon se met elle-même en scène dans le rôle de la fille de Sonia (Kim Yaroshevskaya). Moyen métrage de fiction réalisé pour le compte de l'ONF, Sonia se penche sur les premiers symptômes de la maladie d'Alzheimer. La question identitaire revient hanter les personnages de la cinéaste alors que la protagoniste oublie peu à peu les détails de son quotidien. Pendant ce temps, sa fille s'efforce de prendre soin d'elle, d'apaiser cette maladie incurable qui lui gruge la mémoire à petit feu. L'éclairage expressionniste du film nous permet d'entrer facilement dans un monde d'ombres où la mise en scène parvient à créer de forts contrastes entre les intérieurs inquiétants et les extérieurs libérateurs, entre la solitude et les retrouvailles toujours attendues. Documenté et réalisé comme une mise en garde à ceux qui ressentiraient les premiers signes avant-coureurs de la maladie, Sonia est un portrait psychologique exemplaire qui marque un éloignement progressif des thématiques engagées qu'embrassait l'auteure la décennie précédente. L'individu ne se confronte plus à la collectivité, mais bien à lui-même.
 
 


 
LE SEXE DES ÉTOILES (1993)

Il fait grand bien de revoir Le sexe des étoiles après le film trop long et trop ambitieux de Xavier Dolan qui, à beaucoup d'égards, rappelle le chef-d’oeuvre de Baillargeon. Ici, la mise en scène est pure, acceptant les moindres déplacements de caméra, les échelles de plan les plus symboliques et le travail sur l'oblique comme une manière d'envisager le for intérieur d'individus en détresse. Tout y est réfléchi, simple, franc et direct. Particulièrement dans le rôle de Camille, la jeune Marianne Coquelicot Mercier épate face à Denis Mercier qui nous amène avec lui dans la tourmente de l'un des personnages les plus marquants du cinéma québécois. Scénarisé par Monique Proulx, l'auteure du roman du même nom, Le sexe des étoiles abandonne, au cinéma, la multiplicité des points de vue pour se concentrer sur la perspective d'une enfant perdue, brouillée dans un monde où ses parents ne sont pas ce qu'elle croyait. Elle se retourne enfin vers les étoiles, vers la neutralité du monde qui l'attend, elle, personnage errant, rempli d'une solitude poétique qui n'aurait pas déplu à Jean-Claude Lauzon.
 
 


Ce glissement des préoccupations militantes vers une étude plus approfondie de l'individu amènera naturellement Baillargeon à travailler ses décors et ses éclairages pour refléter le voyage psychologique des personnages. De la grande fête carnavalesque de La cuisine rouge, elle nous transporte à présent dans l'inquiétante maison de Sonia, puis dans le dédale du Sexe des étoiles où la perpendicularité torturée des espaces (l'école, le laboratoire scientifique, la maison) s'oppose à la verticalité simple et naturelle qui fait regarder la jeune héroïne vers le ciel en souvenir des soirées passées avec son père. C'est précisément dans cette figure de père devenu femme que la crise identitaire culmine dans le cinéma de Baillargeon : après la dichotomie homme/femme, elle s'intéresse à la transformation de l'un vers l'autre, étudiant le changement du comportement du personnage, mais aussi de ceux qui gravitent autour de celui-ci. La lutte féministe devient une lutte pour la liberté sexuelle et l'approche de la réalisatrice jouit d'une relation père-fille, en balayant les tabous de la transsexualité tout en remettant en cause la structure traditionnelle de la famille.

Tout comme La cuisine rouge s'ouvrait sur le Palais de justice d'où sortait un couple marié par la justice (et non plus sous l'oeil de Dieu - synonyme que la société québécoise doit délaisser les schémas chrétiens pour trouver les siens), Le sexe des étoiles pose la question de l'organisation familiale et du pouvoir de la collectivité sur l'individu. Pour le restreindre, pour l'empêcher d'avoir un travail, d'avoir sa fille, tout l'entourage de l'homme métamorphosé se braque. L'entraide communautaire dont nous avons parlé lors des dernières semaines (chez Carle, Perrault, Labrecque et cie) donne maintenant lieu à l'isolement des individus, tous responsables de leurs décisions (changer de sexe) comme de leurs maux (l'Alzheimer), tous repliés sur eux-mêmes; des êtres complexes cherchant à maîtriser leurs responsabilités individuelles à l'heure où le Québec, lui, cherche toujours sa propre identité.

De ce retour à l'individualisme, concluons, en marge de notre dossier, que ce lent mouvement tectonique vécu par le cinéma québécois a participé en quelque sorte à éloigner les uns des autres les personnages archétypaux de notre imaginaire, les restituant dans leurs propres films (à ce titre, Le déclin de l'empire américain de Denys Arcand, en 1986, serait une plaque tournante) qui ont permis d'explorer les contraintes de chacun, amenant le spectateur à comprendre son prochain plutôt que le Québec comme un bloc massif et populaire se dirigeant vers la même direction. L'ère post-référendaire, comme plusieurs l'ont déjà dit, fut l'ère du doute. Et c'est précisément ce doute qui fractura la communauté, qui fit que, comme dans Le crime d'Ovide Plouffe, on en vint à douter que l'un des nôtres pût être un traître, un meurtrier. Divisé en morceaux, conduits à travers de nombreux canaux (dont le féminisme du cinéma de Baillargeon a été l'un des plus étanches et précieux), le cinéma populaire québécois s'est dissout pour mieux se moderniser, pour mieux délaisser ses genres et ses structures empruntées, allant toujours plus loin, à la recherche, sinon à la quête, de nouvelles images québécoises.
 
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Article publié le 8 mai 2013.
 

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