À Francis O.
Les barbares en tant que figures de l’imaginaire ont des origines immémoriales [0]. Dans L’Épopée de Gilgamesh, le plus ancien récit préservé, composé entre les 2e et 3e millénaire av. J.-C., la déesse Aruru pétrit dans l’argile un double au roi Gilgamesh, qui a basculé dans la luxure et le despotisme. Ce double, Enkidu, est un barbare. Associé à la figure d’un homme-taureau, il est dit de lui qu’il préfère la nature aux villes, les animaux aux humains, la liberté aux lois. Créature bonne de nature, comme Rousseau l’avait espéré, il affronte son double corrompu par la société dans un duel qui doit sceller le sort de la cité. Au terme d’un combat d’où Gilgamesh sort difficilement vainqueur, ce dernier comprend que tout est question d’équilibre, qu’il doit (re)trouver dans ce non-civilisé ce que la tranquillité de l’opulence a ramolli jusqu’à l’inflexion. Enkidu meurt lors des aventures qui s’ensuivent, l’image de la barbarie se dissipe et Gilgamesh se retrouve finalement seul, en deuil, réduit à appliquer les leçons que son double ensauvagé lui a léguées.
Ancrées dans l’altérité comme principe différenciateur, les figures de la barbarie sont évidemment multiples et c’est pourquoi il est nécessaire qu’on s’entende d’emblée sur la définition qui nous intéresse. Entre le barbare de Gilgamesh et ceux qui ceinturent l’Empire romain au moment de son déclin se recoupent des enjeux foncièrement différents. Le barbare comme figure littéraire est un personnage profondément romantique, qui débute dans L’Épopée et qui revient sous des formes plus ou moins diverses (du mythe de l’enfant sauvage à celui du surhomme nietzschéen) en tant que personnage sans attaches, se méfiant de toute forme sociétale qui viserait à le contrôler. Après les Lumières, il s’agit de la version « pure », déshabillée de ses blasons et presque réactionnaire, du chevalier errant, qui accomplit ses quêtes en échange d’une main en mariage ou d’un royaume à défendre, alors que le barbare, lui, n’obéit qu’à des principes moraux supérieurs. Puisqu’il parcourt les landes depuis des lustres, il n’est jamais frappé de désillusion ; il a le regard net, n’a que faire des rangs sociaux ou des intérêts fort bien calculés.
En contrepartie, le barbare historique est le legs raciste de l'écriture hégémonique de l’histoire occidentale. Les barbares qui provoquent la chute de Rome sont composés d’une myriade de clans venus du Nord et subissent une antagonisation historiographique non loin de celle des autochtones qu’on appelait « Peaux rouges » il n’y a pas si longtemps encore. Ces barbares le sont aux yeux d’une histoire écrite par les sédentaires, d’une civilisation qui a tôt fait d’opposer la lumière des villes à l’obscurité des campagnes, de la culture orale et des peuples migrateurs.
Par exemple, les barbares venus de Mongolie le sont parce qu’ils envahissent et pillent sans regard pour l’étiquette des grandes batailles rangées des peuples européens et moyen-orientaux, qu’ils privilégient, militairement et socialement, le nomadisme à la sédentarité. Or toutes les études sérieuses sur la vie de Genghis Khan pointent certaines caractéristiques modernes qui n’ont rien à voir avec la barbarie (une liberté totale de religion, l’abolition de la torture et de l’esclavage, l’établissement de routes commerciales libres, une discipline militaire fondée sur la méritocratie). Le fait qu’ils aient été qualifiés de barbares montre bien l’ambivalence avantageuse du terme, qui permet de rejeter dans l’altérité toute forme de résistance à la civilisation chrétienne. Ainsi la figure du barbare historique est d’abord et avant tout une construction de l’histoire, un biais qui brouille toute perception informée du barbare en tant qu’avatar des désirs d’une humanité qui ne souhaite parfois qu’un retour à des valeurs d’avant la civilisation, avec comme conclusion rassurante que l’Homme est effectivement bon par nature, qu’il ne l’est pas seulement parce que le monde qui l’entoure l’oblige à le demeurer. Le barbare, le bon, est un individu dont la quête de liberté est insatiable, dont la droiture est sans équivalent, puisqu’à ses yeux, qui ne savent ni lire ni tromper, il n’y a que la réalité matérielle, le monde tangible, qui soit vrai et qui puisse être garant de son propre sens (tout comme Drax, barbare intergalactique de Guardians of the Galaxy, qui n’est pas en mesure de comprendre les figures de style du langage).
Cette tergiversation autour de la définition du barbare est utile parce qu’elle nous permet aussi de pointer la récupération littéraire effectuée au début du 20e siècle autour de la figure de Gengis Khan. Personnage à la frontière du mythe et de l’histoire, il revient à la mode en parallèle à la transformation de la guerre « traditionnelle » en guerre mécanisée, voire esthétique (disent Marinetti et les futuristes) telle qu’on la découvre en 1914-1918. Cette nouvelle transgression des frontières du temps, de l’espace et de l’horreur va rapidement provoquer un regain d’intérêt populaire pour cette esthétique de la horde innombrable, de la guerre eschatologique. Alors que le développement de la presse pulp alimente une nouvelle indexation de récits historiques à décliner en feuilletons, que le nombre de publications imprimées ne cesse de croître, tout le patrimoine mondial des grandes figures militaires (Alexandre le Grand, Attila, Napoléon, etc.) devient pour la première fois un vivier d’histoires épisodiques à développer.
Le Khan se distingue des autres par ses origines modestes (un inconnu venu des steppes), son éthique guerrière à l’épreuve de toutes les trahisons et son destin démesuré (avoir dirigé le plus grand empire de l’histoire). On doit le regain d’intérêt à son endroit à un best-seller biographique : Genghis Khan: The Emperor of All Men (1927) de Harold Lamb. Par ce premier livre, celui qui devient rapidement un des auteurs pulp les plus en vue — il est aussi un rigoureux historien et un locuteur courant du mandarin — attire l’attention d’un certain Cecil B. DeMille qui l’embauche comme conseiller historique, puis scénariste (il co-écrit entre autres The Plainsman [1936], croisant le mythe mongol du guerrier venu des steppes et celui du westerner de le frontière joué par Gary Cooper).
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L’influence de Lamb est fondamentale dans la fabrication du barbare imaginaire. Son style d’écriture superlatif, sa manière de mythifier le Khan en le ramenant constamment à sa nature d’homme humble aux mots rares mais sentis, font de sa vision du personnage historique le prototype de Conan le Cimmérien, le plus célèbre des barbares de la littérature. Né en 1932 sous la plume de Robert E. Howard, qui avait très certainement le livre de son contemporain dans sa bibliothèque, Conan a tous les traits de l’empereur mongol : une chevelure noire, un regard perçant, une enfance d’esclave et un destin de souverain.
On le rencontre chef d’état, roi d’Aquilonie, où il règne avec magnanimité depuis des lustres. Sa première nouvelle, The Phoenix on the Sword (décembre 1932), nous dit que Conan finira chef de guerre, à la tête d’un royaume [1], comme le promettra à leur tour les adaptations cinématographiques de John Milius (Conan the Barbarian, 1982) et de Richard Fleischer (Conan the Destroyer, 1984) en guise d’épilogue. Dans les nouvelles suivantes, The Scarlet Citadel (janvier 1933) et The Tower of the Elephant (mars 1933 ; de là vient la scène du braquage et du serpent géant de Conan the Barbarian), Howard décrit un héros tout juste adulte, jouissant d’un anonymat qui fait de ses introductions de grands moments de littérature fantastique [2]. D’une nouvelle à l’autre, le passé et le futur de Conan se densifient dans un même mouvement continu, projeté vers son statut de mythe retrouvé. Effectivement, la narration, sélective et capable de grands déplacements d’échelles entre un univers historicisé et un déboîtement méticuleux des scènes d’action, effeuille délicatement les fondations de cet « âge hyborien ».
Comme Lovecraft, dont il devient un des plus fidèles correspondants [3], Howard est de ces auteurs que leurs fans aiment imaginer en prophètes. Ils rêvent à leurs créations pendant la nuit, les entrevoyant dans un mirage vertigineux, puis ils entrent dans des frénésies d’écriture qu’ils relatent dans leur courrier. Au sujet de la création de Conan, Howard confiait ceci à l’écrivain de fantaisie macabre Clark Ashton Smith : « Je sais que depuis des mois j’avais été complètement à court d’idées, incapable d’écrire quoi que ce soit de vendable. Soudain Conan sembla prendre forme dans mon esprit sans réel effort de ma part, et immédiatement un flot d’histoires se mit à jaillir de ma plume — ou plutôt de ma machine à écrire […]. Il me semblait que je n’étais pas en train de créer, mais simplement de relater des événements qui s’étaient réellement produits. Les épisodes se succédaient à une telle vitesse que j’avais du mal à garder le rythme. Pendant des semaines, je ne fis qu’écrire les aventures de Conan » [4]. Comme pour Lovecraft, les histoires de Howard semblent arriver d’un passé antédiluvien, dont le lointain nous fait remonter aux origines de la civilisation et des peurs qui la taraudent. Encore comme chez Lovecraft, ce télescopage des éons est d’ordre cosmique et donne froid dans le dos, d’autant qu’il sert à réduire, par un agrandissement infini d’un abîme qui les regarde, des individus à l’état de victimes sans défense.
Dans les faits, Conan est une sorte de réponse de Howard à Lovecraft, dont la correspondance montre plusieurs signes de friction à partir du début des années 30 : Lovecraft, sympathisant nazi, verse avec génie dans l’horreur misanthrope ; à l’inverse, Howard, poète humaniste des prairies du Texas, invente un héros né de la violence raciale (il est le seul Cimmérien des écrits de Howard, ce qui laisse planer le doute d'une épuration ethnique) et devient pourfendeur de toute idéologie meurtrière. Tour à tour Lovecraft et Howard tirent sur la couverture interprétative des textes nietzschéens, qu’ils s’approprient pour échafauder des concepts littéraires tournant autour du dépassement de soi, à la différence que les personnages lovecraftiens sont propulsés vers des inconnus insondables et que les personnages howardiens n’ont à cœur que la sauvegarde de leur communauté. C’est pourquoi Conan n’est jamais le seul héros de ses histoires. Tout comme les bons barbares du cinéma, tout comme le Khan, la quête personnelle de Conan consiste à rejoindre la communauté humaine et à la renforcer par l’exemple. Lancé dans l’aventure pour de multiples raisons, il en ressort en libérateur d’autrui, héros d’action qui prouve sa valeur à travers les épreuves de force et de morale qu’il surmonte, les amis qu’il rencontre et les femmes qu’il admire (contrairement au cliché de la brute machiste, le Conan de Howard, tout comme ceux de Milius et de Fleischer, aime sincèrement les femmes qu’il côtoie).
:: Conan the Barbarian (John Milius, 1982)
Ces idéaux de droiture exceptionnelle, d’aptitudes guerrières inégalées, d’ère hyborienne « undreamed of », située entre « the years when the oceans drank Atlantis and the gleaming cities, and the years of the rise of the Sons of Aryans » [5], a permis à John Milius, républicain et anarchiste notoire au tempérament explosif [6], figure respectée de la NRA, d’injecter le pauvre Conan d’une bonne dose de néo-fascisme rutilant dans Conan the Barbarian. Après tout, Howard avait eu le malheur de s’inspirer dans la création de son univers des mythes germaniques et, maladresse si elle en est une, d’inscrire ses peuples fantastiques à l’origine des différentes ethnies du monde d’aujourd’hui. Ce qui devait servir de dispositif narratif wagnérien afin de faire croire en un âge légendaire aux croyances multiples fut réduit par Milius à un exercice de révisionnisme littéraire et culturel, faisant l’apologie à peine dissimulée du culte des armes et du surhomme sauvage extirpé des vanités terrestres [7].
Scénariste notoire dans le nouvel Hollywood des années 70, Milius ne pensait pas faire du cinéma avant de tomber sur une rétrospective de l’œuvre d’Akira Kurosawa qui le convainc du contraire. Au tournant des années 70, traînant entre autres avec Francis Ford Coppola, Georges Lucas et Steven Spielberg, il leur fait découvrir les jidai-geki de Kurosawa (en particulier Les Sept samouraïs, Le Château de l’araignée, La Forteresse cachée) et devient le nouvel expert hollywoodien de l’écriture du héros introverti, généreux et triomphant. Son premier coup de circuit, Jeremiah Johnson (1972), préfigure à plusieurs égards son Conan (la dépossession du protagoniste, l’impossibilité de garder près de lui les gens qu’il aime) et répondent tous deux d’une écriture du héros mythique modelée sur les schémas de Joseph Campbell dans son The Hero With a Thousand Faces [8]. Le film de Milius nous rappelle à quel point la figure cinématographique du barbare est une hybridation des ronin de Kurosawa (pour leur nomadisme et leur dévouement absolument désintéressé aux plus faibles) et des westerners solitaires de Leone (qui récupère déjà les traits des personnages de Kurosawa en les filmant dans le désert espagnol — le même où sera tourné le premier Conan — le second sera filmé au Mexique).
Le Conan de Milius est à la fois une brute sanguinaire et un jeune garçon au cœur tendre, qui découvre la vie sous nos yeux puisqu’il a été soumis à l’esclavage durant toute sa croissance. Corps d’adulte — plus que ça, corps d’Arnold, de Monsieur Univers — avec une âme naïve, l’ingénuité du personnage sert l’auteur dans sa fabrication d’une figure barbare sans dessein caché, enfant sauvage aux capacités surhumaines. En faisant de la découverte de ce corps et de ses capacités l’enjeu principal du récit, Milius, d’une part, invente une manière de filmer Schwarzenegger comme un corps d’une altérité profonde, qui descend prendre sa place parmi les humains et, d’autre part, il éduque ce corps de barbare sauvage en l’associant à l’acier (Sylvain Lavallée décrit très bien ici comment Arnold nous rappelle son humanité dans le second film). Or la première grande qualité d’Arnold sera de savoir jouer l’inflexibilité. Et surtout de la jouer sans aucun sous-entendu, sans fissures. Dans son jeu, une nouvelle herméneutique du corps-action le spécialise jusqu’à la perfection d’un corps-arme [9].
Au cinéma, les corps sont majoritairement des corps religieux. Leur intégrité est sacrée. On peut certainement les faire souffrir, mais on ne les transgresse, on ne les détourne que dans les films les plus douteux. Cette sacralité semble aussi avoir freiné l’exploration de nouveaux rapports au corps ; on pourrait dire sans trop se tromper que le cinéma arrête momentanément de réfléchir à la représentation du corps du héros entre la fin du muet (où les corps pouvaient aussi être burlesques, surréalistes, expressionnistes) et l’arrivée d’Arnold devant la caméra (d’abord dans Hercules in New York [1970], puis définitivement dans Conan). On pourrait aussi dire que les muscles ne sont pas arrivés au cinéma avec l’Autrichien, que Stallone, dans Rocky (1976) par exemple, ou De Niro dans Raging Bull (1980), anticipaient son règne, mais en réalité il s’agissait avant tout de corps souffrant, de martyrs dont la victoire (ou la défaite) finale dépendait directement du nombre de coups qu’ils étaient en mesure d’encaisser. Dans les Conan, si l’on peut parler sans gêne d’une nouvelle herméneutique, c’est que celle-ci s’accomplit en dehors des dogmes précédents, que le corps d’Arnold est profondément étranger, autre, païen surtout, que sa souffrance n’a d'emblée rien à voir avec la nôtre ni avec celles de Stallone ou de De Niro. Et cette différence n’a que peu de liens avec le nombre de muscles qu’il s’est sculpté, car sa stature de figurine, son visage implacable, son regard coupant, son sourire sans malice, ont participé à faire de lui ce corps-arme, qui partage avec la lame la même intégrité mécaniste, qui ne laisse rien au hasard, intégrité indivisible où chaque élément, chaque pièce assemblée, l’a été par nécessité d’efficacité. Ainsi le corps d’Arnold n’a pas besoin d’aucune croyance afin d’être transcendé par le récit, il n’est pas le véhicule d’une Passion, ni celui d’un stéréotype. Il est là, objet de fascination, source de volumes que la caméra peut filmer dans leur splendeur, en tant qu’élément centrifuge de toutes compositions picturales. La règle des tiers, les mauvais raccords dans l’axe, la profondeur de champ bazinienne, tout fout le camp quand Arnold entre dans le champ. À partir du moment où il fait de son corps la mesure du monde qui l’entoure, à partir du moment où ce monde (le cinéma) ne peut plus qu’en faire un nouvel objet d’attraction, le corps d’Arnold cesse d’être soumis à la narration et assoit sa propre ontologie au sein de l’image.
C’est ce qui se produit dans ce fameux montage autour de la roue des douleurs, où les ellipses nous montrent Conan grandir pendant que les autres esclaves disparaissent graduellement, ne laissant plus que ce dernier corps, celui, en quelque sorte, du dernier des hommes (ou plutôt du premier), qui n’affiche aucune souffrance, mais seulement de la détermination, de la direction, de la certitude. Ce regain d’axe, cette mise en évidence de la volonté comme moyen d’émancipation, abolit le besoin d’ancrer Arnold dans une nature, un territoire ou une nation, une capacité déterritorialisante qui sera travaillée de nouveau dans Terminator (1984), mais qui se fonde dès son introduction dans Conan, dès ce moment où l’on a compris que ce corps nous permettrait de quitter le registre du corps religieux, du corps souffrant, du corps martyr, du corps asservi, afin d’entrer dans l’ère des surhommes, du corps-arme qui tranche dans l’asservissement du corps au sacré.
:: Conan the Barbarian (John Milius, 1982)
De façon assez formidable, Conan est disciple de Crom, un dieu qu’avait inventé Howard et qui ne se manifestait qu’à travers sa non-présence envers ses fidèles. Crom ne se préoccupe pas des mortels. Ses dévots, Conan le premier, ont compris qu’ils ne pouvaient rien attendre de lui. C’est la raison pour laquelle Conan/Arnold se méfie des autres dieux qui promettent des faveurs, qu’il n’aime ni la magie, dont il se méfie au plus haut point, ni toute forme d’illusion qui l’empêcherait de voir clair (l’hypnose du sorcier joué par James Earl Jones dans Conan the Barbarian, la salle des miroirs du château de glace dans Conan the Destroyer, le prédateur invisible de Predator [1987], le T-1000 polymorphe de Terminator 2 [1991]). Le récit se calque sur son corps-arme : il doit tuer les charlatans, rendre visible l’invisible, incarner dans son jeu ce qu’il est censé représenter en revenant à l’essentiel. Milius fait d’Arnold une machine de guerre qui prendra des configurations plus ou moins radicalisées, plus ou moins ridiculisées, au fil des années. En retour, Arnold donne à Conan une dimension complémentaire à celle des nouvelles et des comics.
L’écriture d’Howard plaçait Conan comme un homme de peu de mots dans un monde qui l’était tout autant (ce qui est le contraire chez Milius — il n’y a que Conan qui est pratiquement muet). Ses collaborateurs, ses ennemis, tous ceux qui côtoient Conan doivent nous faire comprendre, dans leur attitude à son égard, dans leurs propres réflexions (la narration d’Howard est omnisciente et change habilement de point de vue, en pivotant autour de l’action), que c’est l’allure du Cimmérien qui les intimide. Dans ce monde silencieux où la parole s’enquiert d’une préciosité épique, le paysage sonore devient l’un des principaux recours esthétiques d’Howard. Le bruit des os brisés, des créatures monstrueuses qui rugissent, d’une lame d’acier crissant quand elle pénètre une cote de mailles, le son est la production de la littérature howardienne, ce par quoi l’on sait que la mort est venue. Au cinéma, la qualité productive du son se mêle évidemment à celle des autres matières de l’expression cinématographique, notamment à la bande sonore, inimitable, quoique souvent imitée, de Basil Poledouris.
Autrement dit, pour demeurer en Barbarie malgré le cinéma et sa politique du visible, la mise en scène n’a d’autre choix que de trouver de nouveaux objets de culte capables d’abolir la linéarité du réel filmé, comme le corps d’Arnold, qui permettra de mettre en sourdine ce qui l’entoure, de compenser la vie qui grouille dans un plan par un exemple de vie immobile, statuesque, chose que Milius comprend fort bien puisqu’il l’applique systématiquement dans sa mise en scène du barbare. N’hésitant jamais, ne faisant aucun mouvement inutile, il le dirige comme un golem de muscles qui prend la parole pour la première fois quand on lui demande, comme on demande à sa création, « What is best in life ? » : « To crush your enemies, see them driven before you, and to hear the lamentation of their women! » [10]. Le ton est donné, la fonction confirmée, Conan/Arnold est une arme qui cherche à broyer et qui, face à la psychologie complexe (silencieuse, mais narrée) chez Howard, affiche ce corps de surhomme comme une valeur compensatoire. Les thèmes wagnériens que travaille Milius lui permettent alors d’évoquer une lutte intériorisée pour la survie, de réifier cette fascination pour un esprit guerrier parfaitement instinctif qu’il doit faire entrer dans le corps stoïque d’Arnold. L’équilibre entre son ton épique et les relents fascistes est mince, mais il persiste aussi à faire de Conan the Barbarian une œuvre passionnante, sise entre des tensions qui rappellent une certaine histoire de la pensée au tournant du 20e siècle tout en invoquant les figures de l’imaginaire qui ont inspiré le personnage howardien. Le corps d’Arnold devient un corps-pensant, mais surtout un corps-pensant qui nous interdit de plonger totalement en lui, un nouveau mythe.
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Il est facile de s’empêtrer dans les ramifications du généreux Cimmérien d’Autriche, tellement Conan, en se matérialisant sous les traits d’Arnold, est devenu Arnold — il est d’ailleurs impossible aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire, de lire Howard sans s’imaginer le barbare sous les traits de l’acteur. Mais ce transfert du personnage littéraire à la star musclée n’explique pas complètement la formation de la figure du barbare au cinéma. S’il est impossible de penser cette figure en dehors du film de Milius, puisque tout le genre qui suivra est d’abord composé d’émules éhontés, il faut pointer, entre la littérature et le cinéma, l’intrusion d’un autre médium : la bande dessinée.
En effet, si le réflexe de tout regard se portant sur la question de l’adaptation est d’abord de remonter à la source originelle, la vérité, en ce qui concerne Conan, est plus complexe et évoque une réalité culturelle différente. Les nouvelles d’Howard, publiées dans les années 30 au sein du magazine Weird Tales, n’ont pas, de toute évidence, suffi à alimenter la figure du barbare hyborien jusqu’en 1982. Par exemple, les deux rééditions principales des nouvelles, la première des années 50 (Gnome Press) autant que celle des années 60 (Lancer Books) ont travaillé à réécrire l’édification du mythe hyborien. Alors qu’Howard avait fait de la liberté chronologique de ses nouvelles une manière de densifier son personnage en coupant toute intuition de sérialité ou de consécution narrative entre les récits, les éditeurs cherchent à rétablir une linéarité chronologique commissariée par les fans ou encore à boucher des trous. Dans cette optique, L. Sprague de Camp, historien et auteur opportuniste, travaille dès 1966 à « corriger » les textes d’Howard, à falsifier, pour des raisons mercantiles, la biographie d’Howard et à profiter de sa position pour prolonger le cycle hyborien par ses propres nouvelles, au mieux médiocres (rappelons que ce n’est que depuis une quinzaine d’années que nous avons accès facilement aux textes originaux). Donc quand on regarde, comme nous le faisons présentement, le Conan de Milius, quand on regarde ensuite les déclinaisons que connaîtront ce genre au cinéma, on peut certes penser à Howard, à Lamb, à son Khan, on peut invoquer l’esprit nostalgique des héros pulp des années 30, l’esprit lovecraftien connexe à l’esprit howardien, mais on ne peut surtout pas oublier les interférences qui séparent cette origine de ses résultats cinématographiques.
Il faut surtout s’intéresser aux interférences produites par la bande dessinée parce que, pour une rare fois, la bande dessinée a efficacement permis de préparer une transition entre le texte et l’image filmée, parce que la BD a inventé pour les barbares du cinéma tout un glossaire visuel, un amalgame de références chignées dans l’imaginaire de la fantasy dont l’esthétique prendra d’abord la forme des styles de Frank Frazetta, Barry Windsor-Smith et John Buscema. Autrement dit, bien que nous ayons convenu que le corps d’Arnold était capable d’emprisonner la parole en compensant par une présence, bien que cette figure incarnée attise un désir de nous déterritorialiser dans la noble barbarie, tout ceci manquerait toutefois d’expliquer ces barbares en culottes de fourrure et les monstres pittoresques qu’ils doivent affronter. Au-delà de son existentialisme fascinant, le cinéma des barbares est avant tout un style et ce style naît dans un comic book.
En 1970, Marvel Comics jouit d’une nouvelle autonomie dans sa distribution de titres et cherche à acheter des licences pour élargir sa ligne de magazines. La majorité des titres publiés par l’éditeur sont des fascicules de super-héros. Aux côtés de Stan Lee, rédacteur en chef et scénariste de la majorité des titres, un fan, un jeune (il a 30 ans), le premier d’une nouvelle vague de scénaristes d’importance : Roy Thomas. Thomas est issu de la culture des fans née dans l’après-guerre. C’est un ancien directeur de fanzine sur la BD, un type qui deviendra l’expert du recyclage des figures populaires d’antan et du révisionnisme productif qui permet à Marvel, une vingtaine d’années en retard de DC en termes de publications de super-héros, d’historiciser ses nouveaux personnages, de récupérer des licences des années 30 et 40 qui viendront rejoindre la gamme courante des personnages de Marvel. Thomas vénère l’héritage des magazines pulp et découvre dans la littérature howardienne le véhicule parfait d’une nouvelle série. Les livres qu’il consulte, ceux publiés chez Lancer, ont des couvertures signées Frank Frazetta.
:: Conan the Barbarian (Frank Frazetta, 1966)
Les dessins de Frazetta (l’exemple ci-dessus est sa première peinture consacrée à Conan) resteront longtemps la référence visuelle par excellence de la barbarie. Le réalisme des anatomies bombées, les poses suggestives, l’arsenal baroque d’armes et d’artéfacts donneront corps à l’univers d’Howard, qui auparavant peinait à s’extirper des représentations moyenâgeuses du personnage dessiné en chevalier errant. C’est chez Frazetta que la figure du barbare perd ses vêtements et se rapproche d’un culte du corps musclé, érotisé, développé en pleine synchronie avec l’émergence de nouveaux styles dans la bande dessinée américaine. Ce style inspirera par la suite Thomas quand viendra le temps d’écrire les premières aventures en comics du personnage, donnant par la même occasion son premier travail régulier à Barry Windsor-Smith qui réussira, avec beaucoup de finesse et un trait sophistiqué, à adapter les représentations peintes de Frazetta en cartooning de BD. Frazetta, qui n’a de son propre aveu jamais lu Howard, partait d’un phantasme d’épuration guerrière, d’une étude anatomique extrapolée qui devait inscrire dans les corps de ses figures une vision de la mort et de la vie dans ce qu’elles ont de plus symbiotique et d'inextricable.
Passés chez Windsor-Smith dès le premier numéro de Conan the Barbarian (1970), ces éléments retenus, rendus sous la forme d’un trait simplifié, s’enquièrent rapidement d’une nouvelle forme de sophistication. Les traits se multiplient, l’action se fige dans des positions de plus en plus complexes, le découpage gagne en rythme tout en cherchant à cheminer vers de grandes chorégraphies figées dans le temps, où Conan, entouré par des cadavres, devient un véritable producteur de temps, l’élément centralisateur des actions et des morts qui apparaissent d’une case à l’autre sans qu’il soit nécessaire d’en faire le détail. L’inéluctabilité des gestes, composante essentielle de la littérature howardienne, transite en bande dessinée par la dilatation des ellipses entre chaque case, par l’importance des récitatifs de la narration (la « voix-off ») qui coupent la pensée des personnages afin de restreindre leur psychologie au tout narratif qui l’entoure. Les comics de Conan deviennent de magnifiques exemples de bande dessinée mythifiante, qui se défait, particulièrement chez Marvel, de l’emprise d’un texte verbeux (habituellement signé Stan Lee) et qui a alors la fâcheuse tendance à narrer et à dialoguer les actions déjà représentées dans l’image. Thomas fait partie de ceux qui poussent le comic book à considérer le texte comme un véhicule narratif, capable de nous amener, intensivement ou extensivement, par-delà les limites du visuel (et non plus de s'y restreindre).
:: Conan the Barbarian #21 (Roy Thomas et Barry Windsor-Smith, 1972)
Suite à Windsor-Smith, John Buscema, un vétéran de longue date et un illustrateur de super-héros en puissance (il a dessiné les plus belles romances chez Marvel), travaille sur le titre principal de la série et rapproche le barbare des autres personnages de l’écurie. Le réalisme sale de Windsor-Smith se dissipe peu à peu pour privilégier un dynamisme du mouvement et un amour pour les visages et les émotions qui apportera beaucoup d’humilité à la figure du barbare froid et distant. Buscema nettoie les traits de ceux qui l’ont précédé : le barbare n’a plus besoin de rappeler le ton eschatologique des toiles de Frazetta ni l'allure superbement malpropre de Windsor-Smith. En l’homogénéisant au reste de la ligne Marvel, il rapproche Conan des super-héros, tout en rapprochant les super-héros de Conan. Les deux se confondent d’ailleurs à travers le modèle éditorial, qui normalise les récits grâce à son format sériel et conformiste (des magazines de 20 ou 28 pages de contenu). Conan the Barbarian, dont le titre inspirera Milius pour son film, paraît chaque mois sur les étagères, placé entre Captain Marvel et Daredevil. Durant toute la décennie 70, il sera l’un des meilleurs vendeurs de Marvel, stimulera la création d’un magazine pour adultes publié chez l’éditeur, The Savage Sword of Conan (une référence en la matière), récoltera de nombreux prix et sera considéré comme le comic d’envergure le plus sophistiqué à être édité sur une base mensuelle. C’est même autour de ces numéros de Conan que s’organiseront les premières inflations artificielles et autres courses à la rareté organisée qui sont devenues la manne des collectionneurs de comics. Plus encore, il suffit de regarder les comics de Conan publiés dans les années 70 pour comprendre que l’émergence de dessinateurs comme Frank Miller ou Bill Sienkiewicz dans les années 80 est très intimement liée à l’héritage de Conan, en particulier à la narration mythologisante de Thomas et au trait réaliste de Windsor-Smith.
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Donc au moment où le film de Milius paraît, la récupération graphique du personnage est déjà complétée en bande dessinée. La figure du personnage est pleinement « mâchée » par la culture populaire, mûre pour une adaptation qui, au fond, sera davantage une adaptation du comic book qu’une adaptation des nouvelles d’Howard. Cette nouvelle célébrité est renforcée par une période qui est elle-même marquée par la fantasy, l’apparition des jeux de rôles de table (la première édition grand public de Donjons et Dragons sort en 1977) ou encore des livres dont vous êtes le héros (The Warlock of Firetop Mountain sort en 1982). Dès l’année suivante, Ralph Bakshi, qui avait réalisé une première adaptation de Lord of the Rings en 1978, réalise Fire & Ice (1983), film d’animation bigarré qui repose justement sur une bible visuelle conçue par Frank Frazetta et sur un scénario signé par Roy Thomas. Il s’agira du seul scénario de Thomas pour le cinéma, qui avait signé auparavant les scénarios de la télésérie animée Thundarr the Barbarian (1980-1981) et qui livrera la première version scriptée de Conan the Destroyer (1984). Le film marquera les consciences par son imagerie, faite de corps nus rotoscopés par une ligne fine, plus intéressée aux courbes des fesses de la princesse Teegra qu’à la qualité émotive des visages trop figés.
Dans cette convergence culturelle autour de la fantasy émerge, au cinéma, le paysage imaginaire de la barbarie qui, contraintes obligent, s’inspire formellement des films de Sergio Leone et d’Akira Kurosawa afin de développer sa propre mise en scène de l’espace. La fantasy n’a jamais connu d’autonomie au cinéma car peu de scénarios sont parvenus à justifier les dépenses qu’elle demandait, et c’est pourquoi le recentrement autour du barbare est pratique. Sans pouvoirs ni supercheries, il inscrit le point de vue réaliste du cinéma à l’intérieur d’un genre intermédiatique, il fait des avatars cinématographiques de la fantasy des héros du réel, des corps musclés qui se méfieront de la magie et des illusions, à l’instar de Conan, du héros druidique de Beastmaster (Don Coscarelli, 1982), du gladiateur de Deathstalker (James Sbardellati, 1983) ou du héros errant de Warrior and the Sorceress (John C. Broderick, 1984), omelette faite de gros mottons de Star Wars et de A Fistful of Dollars (Sergio Leone, 1964).
Laissant les émules ridicules pourrir dans le fond des oubliettes jusqu’à ce que Kull the Conqueror (John Nicolella, 1997) aille les rejoindre, il faut désormais retrouver le mince fil rouge d’une Idée venue de Barbarie, celle qui parvient à subsister à l’éparpillement provoqué par la fantasy. Flesh+Blood (1985), la première production américaine de Paul Verhoeven, qui le place en Europe médiévale en 1501, nous rapproche à nouveau de cette dualité entre le sauvage et le civilisé, entre le nomade et le sédentaire, et sauve par la même occasion la musique de Basil Poledouris, que Verhoeven a justement choisi après avoir été happé par les sonorités de Conan the Destroyer. Le traitement réaliste de Verhoeven lui permet de mettre à l’avant-plan sa vision du sexe marchandé pendant la guerre, sa conception des rapports pervers qui existent entre les deux, l’importance, face à cette structure du pouvoir royal, d’opposer une peuplade de barbares qui défendent la veuve et l’orphelin contre l’exploitation des puissants.
Parmi les quelques exceptions notables qui donneront une vie au barbare des steppes, The 13th Warrior (John McTiernan, 1999), film d’un autre temps où l’Espagnol Antonio Banderas joue un guerrier perse enrôlé dans une troupe de Vikings. Remake à peine dissimulé des Sept samouraïs, le film de McTiernan trouve dans la sauvagerie du barbare l’occasion de concentrer son récit autour de la langue et des questions d’altérité qu’elle provoque. Dans une scène aujourd’hui célèbre, le diplomate lettré écoute les brutes du nord dans l’ombre. Habitué aux textes écrits, à sa Bagdad rayonnante au soleil, il doit apprendre à changer de mode d’existence, à devenir un nomade, à vivre avec la nuit, à apprendre une langue qui n’a pas d’écriture courante, à se glisser dans leurs coutûmes qu’il trouve d’abord sauvages, avant d’y découvrir une fratrie, un tissu humain qui devient plus important encore que la mission du groupe auquel il s’est joint (à savoir protéger un village sans défense des hordes inconnues qui rôdent autour). La figure du barbare rejoint sa fonction originelle, celle d’Enkidu face à Gilgamesh, qui lui rappelle à son contact que la vie n’est pas qu’une quête de pouvoir (scientifique, politique), que l’errance est aussi souhaitable (au sens du wandering, du wanderer, moins négatif en anglais), que cet être venu des steppes, parce qu’il ne s’est jamais intoxiqué dans le pouvoir, qu’il est par définition près de sa terre, assure une forme de continuité morale entre un plan d’immanence holistique et ceux qui ont suivi (les animismes, les chamanismes, les polythéismes, les monothéismes). Il s'agit d'une figure nietzschéenne servant à bondir par-dessus l’histoire des religions afin de retrouver une humanité simple, déjà humaniste, prédatant les régimes de sens imposés par la société.
:: Mongol (Sergei Bodrov, 2007)
:: Valhalla Rising (Nicolas Winding Refn, 2009)
La même chose est vraie de Mongol (Sergei Bodrov, 2007), qui ressemble à une histoire de Conan parce que son sujet est Gengis Khan et qu’on y voit un jeune chef de clan s’extirper des rites traditionnels et du pouvoir politique pour tracer sa propre voie, établir un empire qui, on l’a évoqué au tout début, allait répondre d’une loi de confédération qui protégerait les droits de ses sujets à la diversité, justement parce que le pouvoir nomadique invente la multiplicité comme concept humain, qu’il ne peut survivre sous les régimes restrictifs d’asservissement de la politique sédentaire. Le film de Bodrov s’abreuve en même temps d’un autre amoureux des espaces sauvages, John Ford, à qui il récupère l’esthétique de ses films de cavalerie pour créer des compositions qui font du paysage des steppes un irrésistible appel du large. Les magnifiques chevauchées de Mongol nous rappellent que la figure du barbare au cinéma n’a jamais été trop loin de celle du cow-boy, qu’il en est le cousin rapproché, que Howard était texan, qu’il a écrit des nouvelles de Conan comme Red Nails (sa plus belle) marqué par la visite d’un village fantôme anciennement occupé par des colonisateurs du Far West…
Enfin, Valhalla Rising (2009), le magnifique film de Nicolas Winding Refn, semble un point d’arrivée bien nommé, l’endroit où les barbares ont suffisamment prouvé leur valeur, où ils ne leur restent plus qu’à atteindre l’ascension spirituelle. Le guerrier silencieux interprété par Mads Mikkelsen est un esclave ballotté par différents clans depuis des années, jusqu’au jour où il parvient à s’échapper pour se joindre à un groupe de croisés rêvant d’atteindre la Terre sainte en bateau. Ils accostent plutôt en Amérique et le groupe se disloque au nom du sens de leur quête : les croyants pensent être arrivés au nouveau royaume de Dieu pendant que les païens pensent être arrivés en Enfer. Refn brouille leur vision, comme celle du spectateur, à travers plusieurs effets expressionnistes qui aplatissent leur existence dans un monde d’onirisme pré-civilisationnel, où ils déambulent en tant que corps teints en rouge, plaqués contre des paysages désaturés. Avant que la bande ne lève l’ancre, un chef de clan confie au guerrier silencieux que ce caractère barbare cache une douleur intérieure, existentielle : « We are more than flesh and blood. More than revenge. All of these things go. You should consider your soul. That’s where the real pain lies ». Valhalla Rising est intéressé à être barbare face à ses barbares, à les dégraisser de leur propre vanité (celle du combat, de la victoire trouvée dans le fait de donner la mort). Refn interroge les motivations du guerrier archaïque, celles qui excèdent l’aide du prochain et qui anticipent le besoin de protéger sa communauté. Celles qui le concernent finalement quand il se retrouve face à sa mort socioculturelle, celle d'un guerrier qui n'a plus de guerre à mener (celle que contemplent aussi les ronin au dernier plan des Sept samouraïs).
Au fil de l'aventure, les voyages en Barbarie ont intériorisé les richesses philosophiques de la figure du barbare, ont fait de lui un cliché sans défense, condamné à une brutalité qu’il a cherché à fuir, préférant la liberté. Or le regarder de nouveau nous permet de retrouver les raisons qui l’ont mené à fuir le monde civilisé, retrouvant en lui, à l’instar de Gilgamesh pleurant la mort d'Enkidu, ce devenir sauvage disparu dont le souvenir nous guette sainement, cette possibilité d’exister en dehors des systèmes, de vivre dans l’ailleurs de principes qui ne sont pas des lois et de croyances qui ne sont pas des religions.
[0] L'illustration d'entête montre Gilgamesh pleurer la mort d'Enkidu. Il s'agit d'un dessin de Ludmila Zeman pour l'adaptation en littérature jeunesse du mythe de Gilgamesh parue chez Penguin en 1998.
[1] « Hither came Conan, the Cimmerian, black-haired, sullen-eyed, sword in hand, a thief, a slayer, with gigantic melancholies and gigantic mirth, to tread the jeweled thrones of the Earth under his sandaled feet. » Cet extrait est tiré d’une chanson imaginée par Howard, placée en exergue de la première nouvelle de Conan. Howard, Robert E.. 2006. « The Phoenix on the Sword » in The Complete Chronicles of Conan. Londres : Gollancz, p. 23.
[2] Comme ce passage, où la barbarie du personnage fait de lui un homme plus conséquent que les civilisés qui lui font face : « The Cimmerian glared about, embarrassed at the roar of mocking laughter that greeted his remark. He saw no particular humor in it, and was too new to civilization to understand its discourtesies. Civilized men are more discourteous than savages because they know they can be impolite without having their skulls split, as a general thing. » Howard, Robert E.. 2006. « The Tower of the Elephant » in The Complete Chronicles of Conan. Londres : Gollancz, p. 82.
[3] Leurs échanges font l’objet de deux volumes, l’occasion de les voir discuter de politique — la montée du nazisme, le début de la Guerre d’Espagne — ou d’univers intertextuellement partagés — Conan apparaît chez Lovecraft dans un mirage, les dieux cyclopéens de Lovecraft sont à l’origine du monde hyborien de Howard. cf. 2011. A Means to Freedom : The Letters of H.P. Lovecraft and Robert E. Howard. 2 v. New York : Hippocampus Press.
[4] Louinet, Patrice. 2015. Le Guide Howard. Chambéry : ActuSF, p. 12.
[5] Howard, Robert E.. 2006. « The Phoenix on the Sword » in The Complete Chronicles of Conan. London : Gollancz, p. 23.
[6] Milius a d’ailleurs fortement inspiré Walter Sobchak, le personnage joué par John Goodman dans The Big Lebowski (1998).
[7] Le nom d’Oliver Stone figure certes au générique de Conan the Barbarian, mais seulement grâce à la première version du scénario qu’il avait écrite à l’époque où il pensait réaliser le film. Avide lecteur d’Howard et des comic books que Marvel en tira dans les années 70, Stone rêvait de donner à Schwarzenegger son « James Bond », un cycle prévu en douze films. Fidèle à l’esprit d’Howard, le projet initial contenait de nombreuses créatures monstrueuses, des armées de mutants, des visions de voyage dans le temps, des horreurs innommables (cannibalisme, métamorphose des corps) et une ambiance vaguement décrite par Milius comme un « feverish dream under acid » qui aurait soi disant été la plus grosse production hollywoodienne des années 70. Intimidé par cette ampleur, Stone se désista du projet et Ridley Scott fut assigné au scénario avant de l’abandonner pour entamer le tournage de Blade Runner. John Milius entra alors en scène, modifia la quasi-totalité du scénario précédent et réalisa, à rabais mais avec beaucoup de talent pour compenser, la première adaptation de Conan au cinéma. cf. http://www.aintitcool.com/node/6362 et http://www.conancompletist.com/EN/stone.htm
[8] Un recueil de structures mythiques analysées sous leurs atours narratifs, avec comme thèse principale l’idée d’un monomythe : la trajectoire typique d’un héros forcé de quitter son point d’origine afin de partir à l’aventure. Le monomythe est aussi devenu célèbre grâce à George Lucas, qui l’a abondamment cité comme une influence majeure du premier Star Wars.
[9] Corps-arme que le Conan de Howard était déjà, à la différence qu’en plus du culte de l’épée et des muscles, une animalité persiste chez ce Conan littéraire, une animalité de loup de meute qui le place de nouveau comme une récupération de la figure de Gengis Khan et comme une allégorie nietzschéenne (dans le second livre de Zarathoustra : « Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui hante les forêts. » Nietzsche, Friedrich. 2015. Ainsi parlait Zarathoustra. Saint-Julien-en-Genevois : Éditions Arvensa, p. 115). cf. « He seated himself near her on a boulder, his broadsword across his knees. With the firelight glinting from his blue steel armor, he seemed like an image of steel — dynamic power for the moment quiescent; not resting, but motionless for the instant, awaiting the signal to plunge again into terrific action. The firelight played on his features, making them seem as if carved out of substance shadowy yet hard as steel. They were immobile, but his eyes smoldered with fierce life. He was not merely a wild man; he was part of the wild, one with the untameable elements of life; in his veins ran the blood of the wolf-pack; in his brain lurked the brooding depths of the northern night; his heart throbbed with the fire of blazing forests. » Howard, Robert E.. 2006. « Black Colossus » in The Complete Chronicles of Conan. London : Gollancz, p. 121.
[10] Milius est allé chercher cette phrase chez nul autre que Harold Lamb, dans sa biographie du Khan : « One day in the pavilion at Karakorum he asked an officer of the Mongol guard what, in all the world, could bring the greatest happiness. ‘‘The open steppe, a clear day, and a swift horse under you,’’ responded the officer after a little thought, ‘‘and a falcon on your wrist to start up hares.’’
‘‘Nay,’’ responded the Khan, ‘‘to crush your enemies, to see them fall at your feet — to take their horses and goods and hear the lamentation of their women. That is best.”’ » op. cit., p. 106-107.
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