DOSSIER : Le retour du glamour
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Résistances et compromis

Par Alexandre Fontaine Rousseau


:: Jonathan (Hans W. Geißendörfer, 1970) [Kinowelt / Beta Film]
 

Je suis allé à Berlin en croyant savoir ce dans quoi je m'embarquais. Mais le sait-on vraiment jamais? Le changement de garde à la tête du festival, l'ambivalence politique de l'événement, les appels répétés au boycott, les élections allemandes qui n'annonçaient rien de bon pour la suite. J'avais toutes les raisons du monde de rester à la maison, loin de tout ça. L'âme en paix, dans le confort de la routine. La conscience tranquille. J'aurais pu faire le «bon choix», dire que je ne mettrais jamais les pieds là-bas. Me satisfaire de cette illusion. J'ai préféré y aller.

De toute façon, on a toujours l'impression de marcher sur des corps à Berlin. Longtemps, j'ai cru que c'était la ville de la mémoire. Que les cicatrices encore visibles de l'histoire nous protégeaient de sa répétition par un quelconque pouvoir. Aujourd'hui, je n'en suis plus si sûr. Mais je demeure convaincu que si l'on y met les pieds, c'est toujours un peu pour être confronté à l'horreur du monde. Parce qu'on ne peut jamais totalement y échapper, à Berlin.

Chacun entretient un rapport personnel à l'horreur. À quelle distance acceptera-t-on de s'en tenir, afin de pouvoir l'observer? À quel point osera-t-on s'engouffrer dans sa noirceur, dans l'espoir de la dompter? Comment cohabitera-t-on avec elle? On peut, bien entendu, s'imaginer que l'on va s'en affranchir. Prétendre qu'on la rejette. Mais on la côtoie tous et toutes, consciemment ou non. On ne peut y échapper. La question, c’est de savoir si l’on perdra son âme en cherchant à l’apprivoiser.

Là-bas, au moins, il n’était plus possible de faire semblant. D’entretenir le mythe de ma propre pureté morale. À Berlin, j'avais le nez collé à tout cela : à l’hypocrisie qui nous permet d’exister au quotidien, aux lignes de censure de plus en plus explicites qu’il faut respecter pour avoir le privilège d’être toléré sur les lieux du festival. Aux manières dont les cinéastes composent avec celles-ci. Aux raisons qui nous poussent tous et toutes à piler, dans une certaine mesure, sur nos principes. Sommes-nous vraiment plus complices là-bas qu'ailleurs? À Berlin, au moins, nous étions uni·e·s par la pleine conscience de ces ambiguïtés parmi lesquelles nous cherchons à naviguer.

Peut-être suis-je allé à Berlin afin de voir si je croyais toujours au cinéma. S’agit-il encore d’un espace de dialogue valable, malgré les compromis auquel il se plie? Est-il digne de cette confiance que je lui accorde, de cette valeur que je lui attribue? S'agit-il encore d'un outil légitime pour appréhender le monde? Peut-être ces questions ne sont-elles qu'une manière de me mentir à moi-même, une vulgaire pirouette morale permettant de justifier ma propre présence au festival. Mais une fois prise la décision de venir à Berlin, il me semblait désormais impossible de faire marche arrière. C'est une chose d'avoir le courage de ses convictions. Mais c'en est une autre, plus compliquée peut-être, de les confronter à l'expérience du réel.

Pour sa part, la Berlinale semblait vouloir s'extraire du monde — ou plutôt flotter au-dessus de celui-ci. Sa direction rêvait de tapis rouges et de vedettes, insensible à l'indécence de ce spectacle. La vulgarité de cet étalement ostentatoire de luxe et de prestige n'est pas nouvelle, mais son absurdité semblait, cette année, vouloir éclater au grand jour. Son vernis s'était usé, son lustre s'était estompé. On contournait ce cirque pour se rendre aux projections, mais il nous suivait jusque dans la salle. On espérait que l'écran s'illuminant saurait nous faire oublier toute cette agitation, donner un sens à notre présence en ces lieux.

Pourtant, la Berlinale n'est pas un bloc monolithique. C'est un organisme complexe, composé d'une multitude de voix, où subsistent encore quelques cellules de résistance. Vacillantes, elles persistent dans un climat qui leur est de plus en plus hostile. Joue-t-on le jeu du système en s'accrochant à celles-ci? En cherchant, tant bien que mal, à les mettre en valeur? Aurait-il fallu s'exiler, se réfugier une bonne fois pour toutes dans les événements parallèles qui se propageaient en marge de la programmation officielle? Une alternative pouvait-elle subsister à l'intérieur de cette machine? Ces questions persistent, bien évidemment, par-delà les frontières de la Berlinale. Le festival n'était au fond qu'un catalyseur, servant à les mettre de l'avant avec une sorte d'urgence renouvelée.
 


:: Underground (Kaori Oda, 2024) [Trixta]


:: Two Times João Liberada (Paula Tomás Marquess, 2025) [Fresco Mafalda]

Qu'en est-il des films, dans tout cela? Ils survivaient, eux aussi, envers et contre tous. Heureusement qu'ils étaient là, d'ailleurs. Evidence (2025), de la documentariste américaine Lee Anne Schmitt, prend comme point de départ un lien de filiation pour traiter de l'essor des think tanks conservateurs aux États-Unis dans la seconde moitié du 20e siècle. Les connexions s'y déploient à la manière d'un vaste arbre généalogique intellectuel, soutenu par un réseau financier qui ramène la cinéaste à sa propre complicité indirecte au système qu'elle critique. La sincère lucidité de Schmitt, face à la situation qu'elle décrit, résonne de manière intime; elle fait écho à nos propres doutes, dans le contexte spécifique de la projection.

J'étais venu à Berlin avec l'idée de couvrir la rétrospective consacrée au cinéma de genre allemand. Rapidement, il m'est apparu évident que la tâche ne serait pas si simple. Qu'il m'était impossible d'enfiler mes pantoufles cinéphiles habituelles, et que je n'aurais d'autre choix que de me confronter moi-même au présent. Le brillant Reflet dans un diamant mort (2025) de Bruno Forzani et Hélène Cattet m'a séduit, mais il m'était difficile de réconcilier ce plaisir sensoriel avec l'air ambiant. Le clinquant de la Berlinale portait ombrages aux paillettes scintillantes de cette relecture psychédélique des codes du cinéma d'espionnage des années 1960. À tout le moins, le nouveau Hong Sang-soo, What Does That Nature Say to You (2025), semblait vouloir dérégler l'esthétique dominante avec son image consciemment fauchée.

Même ces espèces de valeurs sûres cinéphiles n'arrivaient pas tout à fait à nous faire oublier l'atmosphère étrange qui régnait sur Potsdamer Platz. Il fallait aller en périphérie, s'éloigner du cœur du festival pour reprendre son souffle. La section Forum, qui a conservé une certaine autonomie sur le plan de la programmation, semblait offrir une partie de la solution. Les images du Time to the Target (2025) de Vitali Manski, saisies à même le quotidien en temps de guerre dans la ville de Lviv en Ukraine, paraissaient trop urgentes pour être ignorées. Plus cryptiques, celles du splendide Underground (2024) de la cinéaste japonaise Kaori Oda évoquaient la souffrance d'un groupe de civil·e·s s'étant réfugié·e·s dans une caverne lors de l'invasion d'Okinawa en avril 1945. Deux approches aux antipodes l'une de l'autre, nous ramenant au réel par des chemins différents.

Ailleurs, dans la section Perspectives, la cinéaste portugaise Paula Tomás Marquesse demandait comment représenter une figure de martyr·e à l'écran dans son premier long métrage Two Times João Liberada (2025). Comment l'incarner de manière respectueuse, sans reproduire la violence dont elle a été la victime, mais aussi comment exprimer la modernité radicale d'une figure historique en avance sur son temps. S'exprimant dans un vernaculaire on ne peut plus contemporain, le fantôme de Liberada y fait part de ses réticences à l'actrice tenant son rôle. Du Schubert, vraiment? Le rejet du classicisme, l'iconoclasme s'imposent ici comme voies à suivre afin d'exprimer au présent la fureur et la passion d'une vie passée.



:: Solo Sunny (Wolfgang Kohlhaase et Konrad Wolf, 1980) // Carnations in Aspic (Günter Reisch, 1976) [DEFA-Stiftung]
 

Voilà qui nous ramène, indirectement, aux rétrospectives. Car, dans les derniers jours du festival, j'y suis éventuellement revenu. Je me suis replié sur celles-ci, dans l'espoir de m'y réfugier un moment. Les choses ne sont pourtant jamais si simples que cela. Le cinéma n'existe pas, après tout, en retrait de la réalité. Le dialogue ne cessera pas, sous prétexte que la direction d'un festival n'y croit plus. Il persiste et survit, proliférant dans les interstices échappant à sa surveillance. Tout avait commencé à la soirée d'ouverture, avec ce discours de Tilda Swinton respectant à la lettre les règles établies par la Berlinale afin de mieux lui asséner le lendemain la projection du foudroyant Frienship's Death (1987) de Peter Wollen.

Dans une certaine mesure, plusieurs des films sélectionnés cette année par l'équipe de la Deutsche Kinemathek exploraient cet enjeu de la subversion des lignes de censure. On pense par exemple à Carnations in Aspic de Günter Reisch, film est-allemand de 1976 dans lequel un jeune Armin Mueller-Stahl tient le rôle d'un publiciste qui se met subitement à grimper les échelons de la société après avoir perdu l'usage de la parole. À plusieurs reprises, le film s'amuse à nous rappeler que toute ressemblance avec le régime dont il brosse le portrait relèverait de la plus pure des coïncidences. La satire n'en est que plus incisive, le subterfuge soulignant à grand trait l’idée que seul le silence nous absout aux yeux des autorités.

Sous ses dehors ludiques et luxuriants, une autre production est-allemande présentée le même soir s'amusait à dynamiter de l'intérieur les codes et les conventions du système. Orpheus in the Underworld (1973), adaptation de l'opérette célèbre de Jacques Offenbach réalisée par Horst Bonnet, sabote dans un même élan les récits mythologiques, le prestige de l'opéra classique, les bonnes mœurs et l'ordre social établi. Quant à l'héroïne du très beau Solo Sunny (1980) de Wolfgang Kohlhaase et Konrad Wolf, cinéaste duquel on célébrait cette année le centenaire, elle ébranle par sa personne même les normes du monde dans lequel elle évolue.

Il y avait surtout, au bout de ce parcours, le superbe Jonathan de Hans W. Geißendörfer. Je savais, depuis le début, que c'est sur ce long métrage de 1970 qu'allait se terminer ma Berlinale. Employant le vampirisme comme métaphore à peine voilée du fascisme, le souffle du film était amplifié par les circonstances mêmes de sa projection. Alors que les villageois·e·s s'unissaient pour vaincre des aristocrates parasitiques, les élections allemandes s'achevaient avec les résultats que l'on sait... et dont on se doutait, bien entendu, depuis le début de la semaine. Le fait de programmer à ce moment précis le film de Geißendörferm'est apparu comme l'un des plus beaux actes de résistance ayant ponctué cette étrange édition de la Berlinale — de laquelle je reviens avec plus de doutes que de certitudes, mais aussi la conviction que le cinéma mérite encore qu'on le défende.



:: What Does That Nature Say to You (Hong Sang-soo, 2025) [Jeonwonsa Film Co.]

 

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Article publié le 24 mars 2025.
 

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