Par Damien Detcheberry (programmateur et coordonnateur de la programmation du Festival du Nouveau Cinéma)
L'apparition depuis quelques semaines sur le territoire canadien de Netflix, qui propose aux internautes un accès illimité à un vaste choix de films en ligne pour le montant d'un ticket de cinéma (7,99$), pose de nouveau une question essentielle sur la place de la salle de cinéma dans la consommation cinéphilique actuelle. Alors que jadis la télévision, la VHS, puis le DVD et la VSD sont apparus comme autant de menaces pour la survie des salles obscures, aujourd'hui ces propositions légales d'accès illimité à du contenu cinématographique changent une fois de plus le modèle de consommation du cinéphile et l'éloignent toujours davantage de la salle de cinéma.
Le moment est peut-être venu d'étudier sérieusement la question et de remarquer, en premier lieu, que depuis l'apparition de ces nouvelles formes d'accès aux films, la salle de cinéma a conservé plus ou moins le même mode de rémunération : un billet unique donne accès à un seul film. Face à l'augmentation régulière du prix des billets de cinéma, les timides cartes de fidélité donnant accès à de modestes ristournes sur les « à-côtés » (la véritable source de rentabilité des salles de cinéma : pop-corn, boissons, confiseries, etc.) ou à des tarifs préférentiels ponctuels ne peuvent plus concurrencer sérieusement avec une offre alternative fondée sur l'accès illimité. A l'heure où la ville de Montréal vit une crise sans précédent de ses salles indépendantes, il apparaît donc légitime de s'interroger sur le modèle économique de la salle de cinéma.
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En l'an 2000, une chaîne française de multiplexes (UGC) lançait sur Paris, sans aucune concertation avec les professionnels du secteur et en dépit des règles de concurrence, une carte d'accès illimitée aux films dans ses salles pour 20$ par mois (15€ - aujourd'hui 18€ mensuels, soit environ 25$). Une aubaine pour les spectateurs ; une catastrophe pour les salles indépendantes et le reste du secteur cinématographique, distributeurs et producteurs en tête, qui assistaient ainsi à la concentration soudaine des cinéphiles vers les multiplexes et à une transformation radicale de la première fenêtre - chronologiquement - de rentabilité des films. Après quelques semaines d'utilisation, les nouveaux abonnements furent suspendus par le Ministère de la culture qui s'assura de la transparence de la redistribution d'un montant aux ayants droit (50% du montant d'un billet à tarif moyen reversé au distributeur, soit environ 3$ par billets). La carte fut alors remise en circulation, et ce modèle d'affaire fut rapidement suivi par d'autres multiplexes (MK2 et le groupe Europalace, qui exploite les enseignes Pathé et Gaumont). Les salles indépendantes, directement lésées par ce système, entrèrent à leur tour en guerre contre les cartes illimitées. Après plusieurs mois de lutte juridique, l'Assemblée nationale française donna gain de cause aux salles indépendantes et, tout en maintenant le statut des cartes illimitées, trancha sur un compromis : les groupes d'exploitation proposant les cartes illimitées furent obligés de laisser les indépendants accepter les possesseurs de cartes, et de compenser financièrement la perte des revenus engendrés par la carte (environ 6$ par billet), pour que les salles indépendantes touchent autant d'argent que si elles avaient vendu ces places à tarif réduit.<
Dix ans ont passé depuis ce nouvel équilibre, loin d'être idéal, certes, mais qui a fini par instaurer un nouveau type de consommation du cinéma. Du côté de la fréquentation, les chiffres ne mentent pas : avec près de 200 millions de spectateurs en 2009, la fréquentation des salles de cinéma a retrouvé une vigueur qu'elle avait perdue depuis le début des années 1980 (201 millions de spectateurs en 1982 ; 153 millions en 1999). Certes, le renouvellement et l'amélioration du parc de salles, ainsi que d'autres critères culturels et économiques - tels que les habitudes de consommation cinématographique spécifiques à la population française - sont également à prendre en compte, mais il apparaît indéniable aujourd'hui que la popularité des cartes (200 000 abonnés pour la carte UGC-MK2 seulement) a contribué fortement à la redynamisation de la fréquentation des salles de cinéma. L'étude menée en 2008 par le CNC sur le mode de consommation des possesseurs de cartes illimitées a en outre confirmé sur plus d'un point l'effet d'entraînement des cartes sur la consommation cinématographique globale : la grande majorité des abonnés est constituée d'assidus, entre 25 et 35 ans, qui fréquentent les salles plusieurs fois par semaine. De plus, ces abonnés deviennent avec le temps de plus en plus diversifiés dans leurs choix de films, et près de 30% des possesseurs de cartes se rendent au cinéma avec des spectateurs non-abonnés, ce qui appuie ainsi la dynamique positive de fréquentation observée depuis l'implantation des cartes, y compris sur le cinéma indépendant. Sur le long terme, les distributeurs, les producteurs et les salles - qui perdent sur les billets, mais compensent sur le nombre de spectateurs et ses effets collatéraux (ventes de confiseries) - semblent bénéficier de cette nouvelle donne.
Un tel modèle pourrait-il être viable au Québec? Du moins dans une ville telle que Montréal? Certes, les enjeux économiques ne sont pas les mêmes, le parc de salles et surtout la masse critique de spectateurs potentiels susceptibles d'être attirés par de telles cartes sont fondamentalement différents, mais la question reste posée… Et il serait intéressant d'étudier sérieusement les risques et les avantages d'une telle proposition, qui entraînerait un changement radical du mode de consommation des cinéphiles, mais qui aurait le mérite de taper un grand coup dans une fourmilière qui dépérit d'année en année. L'exemple concret donné par dix ans d'existence de la carte illimitée en France permettrait en outre de ne pas reproduire les erreurs du passé : à condition d'une démarche concertée entre les différents partenaires du secteur cinématographique (exploitants indépendants et multiplexes, distributeurs, producteurs), le modèle québécois pourrait s'éloigner du modèle français et proposer une solution d'équilibre originale et spécifique qui replacerait enfin le modèle économique de la salle de cinéma sur un pied d'égalité avec les nouveaux modes d'accès au contenu cinématographique.