DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Matrice 2.0 : Le cinéma algorithmique de Paul W.S. Anderson

Par Sylvain Lavallée

Partie 1  |  Partie 2


  « So this is the world as it appears to the gamer: a matrix of endlessly varying games — a gamespace — all reducible to the same principles, all producing the same kind of subject who belongs to this gamespace in the same way — as a gamer to a game. »

— McKenzie Wark, GAM3R 7H30RY


Le titre du présent numéro l’atteste assez bien : quand on veut penser le virtuel au cinéma, c’est encore et toujours la vision des Wachowski qui demeure la référence ultime. Leur The Matrix présentait l’image numérique comme un simulacre, sans lien aucun avec un réel qu’elle dissimulait (un réel désertique de toute façon), et impliquant un avatar immatériel qui se substituait au corps réel, devenu inutile (du point de vue de l’homme qui vit dans la Matrice). Prisonnière à son insu d’une sorte de jeu vidéo, l’humanité devait prendre conscience du jeu pour le reprogrammer et le tourner à son avantage, The Matrix nous demandant ainsi de reconnaître le monde actuel pour ce qu’il est devenu : un vaste espace ludique. Mais en 1999, avec tout le climat de panique moral qui régnait encore autour des jeux vidéo, et avec cette peur de se perdre à tout jamais dans la simulation hyperréaliste d’un autre monde, les Wachowski ne pouvaient peut-être pas assumer entièrement leur vision d’un monde ludique, il fallait se contenter de le révéler pour aussitôt promettre une issue possible, un retour vers le réel ; il ne suffisait pas à Neo et à sa bande de devenir de bons hackers, de détourner la Matrice de l’intérieur, ils devaient surtout s’en échapper et la détruire.

Nous pourrions nous demander, aujourd’hui, si cette vision tient encore le coup : en effet, notre relation quotidienne à la technologie numérique n’est-elle pas tout à fait volontaire ou à tous le moins consciente (on pourrait toujours argumenter que nous sentons une obligation d’avoir un compte Facebook, mais plus difficilement que nous ne sommes pas conscients d’en utiliser un) ? La technologie numérique n’est-elle pas intrinsèquement liée à ce qu’il convient encore d’appeler la « réalité » (quand un drone se décharge de son cargo, les victimes sont bien réelles) ? Cette prémisse d’un Élu qui nous aiderait à nous échapper de la Matrice n’est-elle pas une manière facile de résoudre la métaphore, c’est-à-dire, pouvons-nous vraiment fuir la Matrice ? Et considérant la fascination évidente des Wachowski tout comme des spectateurs vis-à-vis de la Matrice, voulons-nous vraiment lui échapper ?

Peut-être qu’il serait temps de redéfinir cette Matrice – c’est-à-dire utiliser l’œuvre des Wachowski comme tremplin, pour rendre hommage à leur accomplissement, mais en essayant de trouver d’autres manières de définir cet espace ludique qui est le nôtre, et en quoi celui-ci est lié à notre relation au numérique – essayer de trouver, donc, d’autres modèles cinématographiques, plus appropriés à notre temps.




Matrice 2.1

Considérons celui-ci : dans Resident Evil : Retribution, Alice (Milla Jovovich), la protagoniste principale de la série, essaie d’échapper à un complexe sous-terrain appartenant à Umbrella Corporation, dont les diverses pièces abritent des simulations gigantesques permettant de tester l’expansion du T-Virus (responsable de la fin de l’humanité, transformée en zombies et en mutants). En quelque sorte, chaque pièce du complexe est une Matrice, la recréation factice d’un espace « réel » (une banlieue américaine, les rues de Tokyo, New York et Moscou), et Alice, comme Néo autrefois, doit affronter une intelligence artificielle (la Red Queen) qui gouverne les lieux. Nul doute que Paul W.S. Anderson s’inspire des Wachowski (il leur emprunte jusqu’aux références à Lewis Carroll), mais les différences sont notables : d’abord, il n’y a pas une Matrice, mais une série de Matrices emboîtées les unes dans les autres, elles-mêmes contenues dans un plus vaste complexe, qui se situerait à quelque part dans le nord de la Russie, sous une autre forme de « désert du réel » (une plaine arctique). En un sens, Alice peut s’échapper de la Matrice comme Néo, elle réussit à fuir le complexe, mais Anderson nous suggère aussi que c’est une opération impossible, puisque fuir une Matrice mène toujours à une autre, et puisque ces espaces recréés font référence à des scènes des films précédents de la série (notamment la séquence à Tokyo, qui rejoue l’ouverture du film précédent, Afterlife) : comment Alice pourrait s’échapper alors, si elle n’est elle-même rien de plus qu’un personnage fictif dérivé d’une actrice réelle qui n’existe que dans une sorte de simulation intitulée Resident Evil ? N’est-ce pas à la nature factice de son cinéma que nous renvoie Anderson, par ces simulations emboîtées des Resident Evil, en même temps qu’il met à nu la structure d’ensemble de sa franchise, notamment le principe sériel, ou plutôt algorithmique, qui la constitue ?

Tout cela n’est peut-être pas encore très clair, allons un peu plus loin : les simulations, dans Retribution, les Matrices, ne sont pas de nature virtuelle, Umbrella reconstruit plutôt des décors grandeur nature et les peuple de clones en chair et en os (en ce sens, nous sommes plus près de Westworld que des Wachowski). Dans l’une des premières scènes, Alice est devenue mère de banlieue et elle a soudainement un mari, Carlos Olivera, un personnage mort dans le troisième film de la série. Cette « fausse » Alice sera tuée avant que ne se réveille la « vraie » Alice, comme dans un jeu vidéo la « mort » du personnage principal n’entraîne pas la fin du film, il suffit de recommencer avec un avatar identique, qui repassera à travers les mêmes lieux en essayant à nouveau de vaincre les mêmes obstacles – toutefois, la « fausse » Alice est un être bien vivant, elle n’est pas qu’un simple avatar virtuel, c’est plutôt comme si les possibilités de reproduction, de répétition et de manipulation propres au numérique avaient été appliquées non à une donnée numérique, mais bien à une donnée du réel. Comment est-ce possible ? Parce que pour Umbrella, Alice n’est que de l’information, des statistiques, une base de données que la compagnie compile depuis le tout premier film, avec des appareils médicaux et scientifiques qui sondent son corps, mais peut-être surtout par les caméras contrôlées par la Red Queen qui enregistrent constamment tous ses déplacements. Et ces caméras, bien sûr, nous renvoient à celle d’Anderson, qui a tout aussi bien numérisé Milla Jovovich : l’image de l’actrice a été captée par la caméra, codée et emmagasinée sur un disque dur, alors elle peut être « clonée » indéfiniment, une idée avec laquelle joue la série depuis au moins le troisième épisode, Extinction, avec cette fosse immense où l’on empilait les cadavres des clones d’Alice, et dans Afterlife, quand Alice attaquait le cœur d’Umbrella avec son armée de clones libérés.

Ainsi, il y a encore une réalité matérielle (sinon qu’est-ce que ces caméras enregistreraient ?), mais puisque cette réalité a été numérisée, on peut dorénavant la contrôler : quand Anderson exploite les possibilités esthétiques de l’image numérique, il nous renvoie à la manière que ces opérations peuvent être appliquées sur la réalité (il clone l’image de Milla Jovovich comme Umbrella clone le corps d’Alice). L’image numérique n’a donc rien d’un monde virtuel, existant indépendamment de la « réalité » : c’est que le monde est devenu une gigantesque base de données, il a été tant et si bien chiffré, cartographié, qu’il n’est plus qu’informations, notre relation au monde se définissant par notre manière de contrôler et de manipuler ces informations. Il n’y a pas une réalité « vraie » et une image numérique « artificielle », deux entités distinctes, il y a une image numérique qui est un moyen d’accès à la réalité et en retour une réalité encodée (pour être emmagasinée) puis décodée (pour être lue, comprise) à travers l’image numérique ; deux opérations indissociables, qui doivent être pensées de concert pour comprendre ce que l’on entend par « réel » aujourd’hui. Encore une fois, les films d’Anderson visualisent ce « réel » par toutes ces cartes et ces schémas qui transforment l’espace vécu des personnages en pure information : Anderson effectue souvent des transitions d’un groupe de personnages à un autre par un mouvement de caméra qui s’éloigne du premier groupe, le situe dans un schéma numérique représentant la totalité des lieux, puis localise le deuxième groupe sur ce schéma avant de se rapprocher de lui et suivre leurs actions, le tout dans un mouvement de caméra ininterrompu (simulé par ordinateur, évidemment) ; un aller-retour continu donc, entre la réalité et sa représentation numérique.




:: Resident Evil: Afterlife
(Paul W.S. Anderson, 2010)


L’une des premières scènes de Retribution, quand Alice nous résume les quatre films précédents, met en images une idée similaire : déjà, la scène détonne puisqu’il s’agit de la seule fois dans la série où l’on croit bon rappeler ce qui précède, et l’on pourrait se demander si c’est nécessaire pour comprendre ce qui suit (probablement pas). Mais Anderson se sert de ce moment d’abord pour mettre de l’avant les motifs visuels qu’il va réutiliser ensuite dans ses simulations, et peut-être surtout pour mettre en scène la nature de l’image numérique : plusieurs moniteurs tournoient dans le vide, ils s’arrêtent à l’écran le temps de montrer des images tirées des films précédents, Anderson représentant ainsi la série Resident Evil comme une base de données (ce qu’elle est effectivement, un fichier numérique contenu sur un support de stockage) et le processus par lequel il demande à un ordinateur de piger dans cette base de données les informations nécessaires, qui seront traduites en images mouvantes sur un moniteur ou un écran afin de former un récit (celui qu’Alice nous raconte). Chaque film serait une sorte d’algorithme qui parcourt la base de données Resident Evil et la décode dans un ordre préétabli pour qu’elle prenne, à nos yeux, la forme d’une série d’images mouvantes et sonores ; mais cet algorithme est une possibilité parmi tant d’autres, il y aurait une quantité infinie d’algorithmes possibles, de même manière que le parcours du joueur dans un jeu vidéo est une possibilité parmi tant d’autres.

Il n’est donc pas question pour Anderson de construire un grand récit, se déroulant sur six films (si le Final Chapter annoncé pour ce janvier s’avère bien final), d’un combat épique opposant Alice à Umbrella, mais bien d’utiliser la base de données Resident Evil, au départ un jeu vidéo (donc une base de données numérique), et de la réarranger encore et encore à partir de données pigées ailleurs (dans les romans de Lewis Carroll et le cinéma d’horreur notamment). L’originalité d’Anderson ici est d’exposer et d’embrasser franchement le principe du remixage qui est au cœur du cinéma hollywoodien depuis quelques années, en le dépouillant de toute nostalgie : puisque le monde n’est plus qu’une base de données, la relation au temps, qui est le propre du récit, devient caduque ; tout ce qui devrait être une « citation » ou une « référence » (ou du plagiat) devient une donnée autonome, infiniment malléable, qui n’a plus de référent au-delà du film (qu’importe si les films Resident Evil sont apparemment inspirés d’une franchise de jeux vidéo, dont on n’a retenu de toute façon que quelques noms propres ?). Tout n’est que données numériques, d’où toutes les possibilités de manipulation, duplication, mutation ou répétition qui sont au cœur de la série : Alice peut être clonée à l’infini, elle peut avoir des pouvoirs surhumains, le personnage de Michelle Rodriguez, morte dans le premier film, peut jouer à la fois une antagoniste et une alliée d’Alice dans Retribution, des monstres tués auparavant peuvent réapparaître par pairs, etc.

L’ouverture de Retribution (sublime, disons-le) annonçait déjà fort bien tout ce projet esthétique : la séquence se déroule d’abord à l’envers et au ralenti (!) avant de repasser dans le bon ordre et à un rythme normal, comme si le sens et la vitesse du défilement (terme désuet) étaient parfaitement indifférents, comme si l’action représentée, le récit, était secondaire à la forme, et comme si tout était sujet à manipulation ; un algorithme peut former une narration à partir des données à sa disposition, mais il s’agit d’une possibilité qui en réalité cache l’algorithme lui-même, qui n’est pas du tout d’essence narrative. Par ce type de jeux formels, Retribution révèle sa propre nature algorithmique, Anderson rend la narration accessoire, comme un épiphénomène persistant mais sans intérêt. Ce n’est donc pas un hasard si la plupart de ses films sont des adaptations de jeux vidéo : cette conception algorithmique du cinéma fait de lui l’auteur le plus vidéoludique qui soit.




:: Resident Evil: Retribution (Paul W.S. Anderson, 2012)


Car qu’est-ce qu’un jeu vidéo, sinon la manipulation d’une base de données par un joueur qui doit affronter divers algorithmes, et qui en quelque sorte doit lui-même en devenir un, c’est-à-dire qu’il doit accomplir les bonnes actions (input) au bon moment pour obtenir sa victoire (l’output désiré) ? Le joueur affronte le jeu, sans doute, il peut même le « vaincre », mais pour y parvenir sans tricher, il doit se plier aux règles du jeu, souvent invisibles dans le cas d’un jeu vidéo ; en ce sens, le joueur est un produit du jeu, et il l’est peut-être d’autant plus qu’il a « vaincu » le jeu, donc quand il a parfaitement assimilé et appliqué les règles déterminées par le Maître du Jeu. De même, dans les Resident Evil, Alice affronte Umbrella, la Red Queen, mais elle est aussi un produit d’Umbrella, littéralement : elle est une ancienne employée, elle a été contaminée par le T-Virus pour tester ses propriétés de mutation, elle incarne l’idéal qu’Umbrella essaie de reproduire encore et encore, sans y parvenir. Il ne lui reste, pour vraiment devenir cet idéal, pour être la joueuse parfaite, qu’à vaincre la Red Queen, la Maître du Jeu (d’ailleurs, Alice semble avoir un répertoire d’acrobaties limité, les chorégraphies de combat se répètent, comme si elle était un personnage dans un jeu de combat devant improviser à partir des quelques mouvements qu’on lui a programmés). Sortira-t-elle, à ce moment, de l’espace de jeu ? Ou aura-t-elle été tant et si bien formée par le jeu Resident Evil qu’elle continuera d’en appliquer les enseignements même hors de l’espace du jeu proprement dit ? Ou se retrouvera-t-elle dans un autre jeu ?

Anderson, sur ce point, n’est pas le plus éloquent : il nous suggère qu’une même base de données peut produire une infinité de jeux, il explore les possibilités esthétiques du numérique, il crée un espace-temps qui serait proprement numérique, en éliminant toute référence à une quelconque « autre » réalité qui serait plus « vraie », mais ce faisant il reste dans les limites du jeu Resident Evil (son jeu, pas la franchise de jeux vidéo). Il ne nous permet pas de faire le lien avec notre espace de jeu, ou même de prouver, à ceux qui en douteraient, que nous sommes bien dans un espace de jeu, et donc de justifier son esthétique vidéoludique pour penser notre temps. (Il n’a pas besoin de le faire : il peut très bien l’assumer et attendre que le monde le rattrape, mais cette attitude n’aide pas le développement de notre propos.)

Il faudrait, alors, se tourner vers un autre modèle… 


>> Page suivante

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 22 novembre 2016.
 

Essais


>> retour à l'index