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Géopolitique du marché : Retour sur le European Film Market 2025

Par Mathieu Li-Goyette


[Mathieu Li-Goyette]

Cette 75e édition de la Berlinale était certes la première de Tricia Tuttle à la direction, mais elle représentait aussi la première de Tanja Meissner à la tête du European Film Market, face cachée du festival. L’un des marchés les plus importants après celui de Cannes, le EFM est habituellement l’endroit où l’année de cinéma se profile tranquillement, avec ses «12 000 professionnel·le·s qui circulent à travers 600 kiosques attachés à plus de 140 pays». Tout le monde est là, une sorte de mappemonde cinématographique en condensé.

Comme il est rare que nous nous attardions aux marchés du film, et puisque nous le faisons cette année parce que l’organisation de notre Semaine de la critique de Montréal implique de diversifier la manière dont nous interagissons avec un festival de cinéma, il faut rappeler que ce type de réunion constitue un carrefour dont l’orientation est plus ou moins facile à éditorialiser par la direction d’un festival. Distributeur·ice·s, vendeur·euse·s, cinéastes, institutions, équipes de production comme de programmation s’y rencontrent à travers des invitations lancées via des listes d’envoi et des courriels nominatifs impromptus, des cold mails. On y cumule idéalement les rendez-vous à la pelletée, soit en retournant voir des gens déjà rencontrés ailleurs ou sous une autre casquette professionnelle, et on y collectionne des pitchs qui ont tout d’une foire de speed dating : à coup de 30 minutes avec l’Institut Lituanien suivi d’un 30 minutes avec un vendeur japonais et d’un autre 30 minutes avec une productrice polonaise. « Nous montons un festival, à tel moment de l’année, tels genres de films nous intéressent, tels autres un peu moins, et voilà le genre de budget et d’intention avec lesquels nous prévoyons travailler… Et vous ? Qu’est-ce que vous avez ? Qu’est-ce que vous faites ? » Malgré la qualité évidente de certaines œuvres, on se cantonne à beaucoup d’échanges superficiels pour éventuellement avoir l’impression d’une vraie conversation, ou encore d’arriver à creuser à travers le sable mouvant des automatismes et à tomber sur quelque chose qui semble sortir de l’ordinaire.

Étant une toile faite d’œuvres, mais d’humains avant tout, un marché du film est un dispositif politiquement traversé moins par son organisation que par les gens qu’on y retrouve, leur manière de se comporter, encore que certains choix du EFM, certaines nouveautés comme un premier Prix de la distribution, relèvent de prises de position qui aident à lire les nuances du cinéma contemporain grâce à une géopolitique propre et aux informations qu’elle nous donne pour mieux réfléchir la situation du général ou du particulier de la maison.

 

 

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Le marché de Berlin tient son importance première dans le parallélisme qu’il développe avec son festival, le plus couru du monde, et avec la position stratégique de celui-ci dans le calendrier. Sis au tout début du cycle annuel, à la mi-février, il s’agit à la fois d’une occasion de marchander autour des films de la Berlinale, mais aussi de découvrir ce dont l’année sera constituée en voyant l’esquisse des premières visées des vendeurs internationaux, qui espèrent taper dans l’œil de Cannes avant de se tourner vers d’autres opportunités qui s’éparpillent jusqu’au goulot automnal (TIFF, Venise), là où les films se repositionnent pour quitter la vie festivalière, aboutir sous une distribution ou disparaître dans des catalogues, voire réapparaître au EFM suivant, pour un dernier rappel à rabais.

Ligne de départ et ligne d’arrivée, on retrouve ici des films en fin de cycle, qui ont été lancés il y a parfois près d’un an, et qui n’ont pas encore circulé suffisamment pour que les vendeurs abandonnent. En plus, le EFM ayant lieu pile avant les Oscars, il représente la dernière étape avant la dissémination des films dans un écosystème beaucoup plus vaste que celui des seules salles de cinéma. Et d’une certaine façon, ces temporalités qui se superposent rejoignent celles de la Berlinale, qui sert de plateforme de lancement pour certains gros films américains qui préparent leur vie européenne. A Complete Unknown (James Mangold, 2024) par exemple était une première en mode tapis rouge extrêmement attendue, et le splash médiatique allait marquer le début de sa distribution à travers les vieux pays, alors qu’en Amérique du Nord il y a plusieurs semaines que le film a consommé sa vie en salle. La mesure ici marquée est temporelle mais aussi intensive ; des films démarrent et s’arrêtent, et chaque fois on en estime l’ampleur, on les voit être reconduits, ralentis, stoppés.



:: Thimothée Chalamet, tapis rouge et conférence de presse de A Complete Unknown [Berlinale 2025]


Catapulte et goulot, donc, le marché de Berlin est un baromètre important, qui cette année a été accablé du même genre de déception commerciale que le marché de Sundance, qui occupe par ailleurs un peu la même place dans la chronologie annuelle (en plus petit, plus nord-américain, plus indépendant), et qui a permis de constater ceci : malgré un certain regain postpandémique, le marché du cinéma stagne en ce début d’année 2025. Les films transitent, mais les gros surtout. Le cinéma de genre commercial prend beaucoup de place, le marché se réduit en se concentrant durant les premières journées de l’événement sur quelques décisions fortes et préparées d’avance, mais laisse peu de place à la découverte et au risque. Les séries et l’AVOD (le streaming avec publicité, à la Tubi) continuent de s’installer comme une priorité commerciale qui réduit l’espace des plus petites productions, lesquelles ne peuvent pas trouver d’oxygène dans ces marchés de quantité. L’exception qui persiste, ce sont les festivals, qui ont toujours besoin de films pour se maintenir et offrir des programmations renouvelées, mais au-delà de l’événementiel et du concentrique, le cinéma dans toute sa diversité n’a peut-être jamais aussi peu circulé dans les canaux traditionnels de la distribution et de l’exploitation en salle régulière.

L’inflation généralisée en Occident y est sans doute pour beaucoup, mais il suffisait de lire un peu les gazettes offertes au marché et de parler aux vendeur·euse·s pour réaliser que l’incertitude était bel et bien le mot d’ordre sur toutes les lèvres. Incertitude économique, politique, même idéologique. Incertitude du financement, des box-offices, des marchés en général, incertitude qui fait qu’on ne sait pas exactement dans quel genre de contexte le film acheté aujourd’hui finira par sortir en salle dans dix mois. C’est une sorte de nouvelle hésitation paradigmatique, différente et moins tranchante que celle de la COVID, mais qui bénéficie certainement des leçons apprises dans les dernières années, quand on ne savait pas exactement à quel rythme les déconfinements allaient se produire, avec quelle sévérité ou quelles précautions les gouvernements allaient s’ajuster. En bref, l’industrie du cinéma s’adapte et réagit aux phases politiques depuis cinq ans, ce qui a, parmi les multiples effets néfastes encourus, la conséquence de réduire drastiquement la diversité de sa diffusion.

Ainsi le marché du film est un exercice de prospection qui finit par rejoindre l’incertitude du monde lui-même, dans cette partie de Diplomacy en temps réel où tout devient le reflet miniaturisé de tensions palpables.

C'est l’annulation d’un cocktail géorgien à cause des manifestations pro-Union européenne qui avaient été sauvagement réprimées la veille par le gouvernement conservateur et populiste à Tbilissi, suivi le lendemain par un rendez-vous avec des représentant·e·s du Georgian National Film Center qui semblaient ébranlé·e·s par la situation, par la décontextualisation forcée de leur présence au EFM qui venait ébrécher sérieusement la tenue du discours de vente habituel.

C’est aussi les gens entassés partout où l’on pose le regard, debout par trentaines, cherchant désespérant des sièges pour s’asseoir alors que le Israel Film Fund avait réservé une surface grande comme un café, avec une dizaine de tables et le double en chaises, laissées éloquemment vacantes par les membres de l’industrie qui semblaient préférer de loin s’asseoir sur les marches que d’installer leur laptop sur ces immenses autocollants étoilés posés sur les tables, peut-être par peur de croiser une connaissance en profitant momentanément d’un capital génocidaire.

 

 

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Il n’est pas anodin que dans un tel contexte, le premier EFM dirigé par Tanja Meissner soit marqué entre autres par l’apparition d’un Prix du Meilleur distributeur, remis cette année à la boîte néerlandaise Cherry Pickers de Huub Roelvink. Or les raisons du prix s’alignent aux idéaux actuels de l’industrie, en faisant l’apologie d’une maison de distribution assez jeune, capable d’avoir été en mesure de se frayer un chemin dans un marché hautement compétitif, et à le faire tout en maintenant un certain flair économique ; un beau catalogue, avec des films comme Hard Truths (Mike Leigh, 2024), When the Light Breaks (Rúnar Rúnarsson, 2024) et No Other Land (Yuval Abraham, Basel Adra, Rachel Szor, Hamdan Ballal, 2024), mais aussi des ressorties comme Secrets & Lies (Mike Leigh, 1996).

C’est évidemment le documentaire palestinien qui retient le plus l’attention dans son catalogue, notamment parce que c’est No Other Land qui avait fait éclater au grand jour la censure antipalestinienne à la Berlinale de 2024, et qu’il est devenu depuis le fer de lance d’un distributeur qui a su défendre le film dans un pays assez hostile aux manifestations d’appui à la Palestine. On se rappellera qu’en 2023 le Festival international du documentaire d’Amsterdam (IDFA) avait été boycotté par 18 cinéastes après avoir réprimé l’utilisation du slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » ; il s’agissait du premier gros festival de cinéma à se peindre dans le coin des collaborationnistes, et c’est au même endroit, un an plus tard, que Cherry Pickers a lancé son film aux Pays-Bas.

Le film gênait auparavant, mais voilà qu’il arrive à la fin de son parcours festivalier et que la Berlinale récompense un distributeur qui a su s’en occuper jusqu’à en faire un authentique succès populaire ? C’est exactement ça. « Le film a connu un très grand succès sur notre territoire », nous raconte Huub Roelvink. « Nous avons pour l’instant fait 40 000 entrées aux Pays-Bas et 6000 entrées en Belgique, et pour un documentaire cela représente un succès massif. La dernière fois que c’était arrivé, c’était pour For Sama en 2020, qui a fait 50 000 entrées au total. »



:: Yuval Abraham et Basel Adra, membres du collectif de No Other Land, Prix du Meilleur documentaire [Berlinale 2024]


On pourrait se contenter d’une lecture cynique, et dire que l’industrie a été effrayée par la vérité politique du film et de ses cinéastes en attendant de trouver une manière de transformer sa controverse en box-office pour que le film gagne en acceptabilité. Or cela passerait sous silence son prix reçu dès sa première présentation dans la section Panorama de la Berlinale ou encore la soixantaine de récompenses que le film récolte depuis plus d’une année.

D’une certaine façon il est important à ce point-ci de ne pas accorder une importance démesurée aux festivals, ou à tout le moins ne pas penser que celle-ci est aussi grande qu’on peut le prétendre dans le milieu. De la même manière que les minutes d’ovation cannoises arrêtent d’être importantes aussitôt terminées, le danger de toute couverture festivalière est de contribuer, dans sa nature même, à l’effet d’agrandissement et de surplomb culturel voulu par ces organisations, dont la plus grande part de capital demeure symbolique, qui plus est dans une industrie où l’influence est de moins en moins indépendante des réalités financières externes à ces événements, favorables seulement pour un club sélect de cinéphiles et de cinéastes. Cela ne réduit pas la violence de la censure politique ni n’annule les raisons et les intérêts qui se cachent derrière, mais d’une certaine façon c’est la reconduire que de lui donner toute l’importance du monde cinématographique. Conséquemment, la bouée de sauvetage de la critique en pareilles circonstances demeure peut-être d’écrire sur les films, de s’en rappeler, afin de les faire sortir de l’événement et de participer à l’émergence d’une vie qui leur soit propre. Peut-être que la couverture idéale de la Berlinale cette année aurait été d’écrire : « J’ai vu un bon film en Allemagne et j’ai envie de vous le partager. »

Ce détour pour aboutir à un anti-punch et dire qu’il n’y a pas de lien de cause à effet probant entre la censure de No Other Land une année et la reconnaissance d’un de ses distributeurs par le même événement l’année suivante, pas de chemise particulière à déchirer sur la tenue du EFM, mais seulement une constatation pour l’instant plus générale que nous permet cette vision périscopique : après le cinéma ankylosé de la COVID, le politique parcourt beaucoup le cinéma ces temps-ci, les festivals, les marchés, et il faut réapprendre à le voir pour le saisir, noter ce qu’il révèle des instances qui le reconduisent, l’empêchent ou l’ignorent.

 

 

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En Amérique du Nord par exemple, No Other Land vient de remporter l’Oscar du meilleur documentaire, rendu éligible par une toute petite semaine (à guichets fermés) au Lincoln Center à New York, et ce, sans la moindre publicité [1]. Et pourtant aucun distributeur, et encore moins une plateforme de streaming, n’a eu le courage de l’acheter, alors qu’évidemment les films qui remportent des Oscars n’ont jamais de difficulté à trouver de distributeurs, même lorsqu’il s’agit de documentaires (Summer of Love [2021] est distribué par Searchlight Pictures et Hulu ; Navalny [2022] par Warner Bros. ; 20 Days in Mariupol [2023] par PBS). Ou pour le dire dans le bon ordre des choses : les films qui n’ont pas de distributeur ne gagnent jamais d’Oscars.

C’est la même chose enfin au Canada et au Québec, où le film se retrouve au Cinéma Public, au Cinéma Moderne, au Beaumont, au Parc, grâce à une entente de sous-distribution avec l’ayant-droit américain, qui rejette la plus grande part de risque sur les salles (les plus minuscules de la province !), alors que, pour citer Charlotte Lehoux du Cinéma Public : « C’est sold out tout le temps ! » Lorsqu’on repense aux 40 000 entrées du film pour le territoire néerlandais, qui ne compte que le double de la population du Québec, cela représente des chiffres qui devraient donner à réfléchir ; toutes proportions gardées, c’est encore plus que Les Rose (Félix Rose, 2020), de loin le documentaire ayant connu le plus de succès au Québec ces dernières années.

On évoquait tout à l’heure l’incertitude. Il y a aussi la lâcheté. Il y a même, et c’est ce que le succès de Cherry Pickers au EFM souligne, un manque de flair économique à comprendre que les gens peuvent tout à fait souhaiter que leur cinéma soit politique et que, pour parler la langue du commerce, il y a des parts de marché d’impact, de pertinence et d’attractivité qui se perdent actuellement dans la dépolitisation de la circulation du cinéma.

 

[1] La totalité des 14 séances affichaient complet. «C’était remarquable», dit Florence Almozini, vice-présidente de la programmation de Film at Lincoln Center. «Je ne me rappelle pas la dernière fois où nous avons été à guichets fermés sur toutes les projections pour une sortie de ce type.» Voir Anthony Kaugment, «No Other Distribution: How Film Industry Economics and Politics Are Suppressing Docs Sympathetic to Palestine and Critical of Israel», IDA (International Documentary Association) (15 janvier 2025), https://www.documentary.org/online-feature/no-other-distribution-how-film-industry-economics-and-politics-are-suppressing-docs[trad. libre]

 

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Article publié le 24 mars 2025.
 

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