Je suis sûre que je ne suis pas la seule à trouver que les (nombreux) derniers mois ont été difficiles, et au moment d’écrire ceci, dans le présent, votre passé, j’envoie des prières et de bonnes pensées à nos futures incarnations pour qu’au moment où vous entamerez cette lecture, ici, maintenant, pour vous, les choses aillent mieux. Au moment d’écrire ceci, l’hiver perdure et les choses demeurent instables, mais je viens de passer beaucoup de temps avec les mots et les œuvres de ces trois artistes, et c’est sans hyperbole que j’affirme que le visionnage et le re-visionnage des films discutés ci-bas m’ont fait sentir étrangement légère et sereine. Et j’ai bon espoir que quiconque a besoin d’un remontant créatif soit venu au bon endroit.
L’animation expérimentale est profondément ancrée en sol canadien, nourrissant sans cesse une communauté bien établie, reconnue à travers le monde pour repousser les limites du cinéma indépendant et du médium animé. C’est presque devenu un cliché, mais on ne peut pas surestimer l’influence du travail d’animation expérimentale effectué par Evelyn Lambart et Norman McLaren à l’ONF dans les années 1940 sur l’avènement de notre réputation internationale en tant que force cinématographique révolutionnaire.
L’ONF n’a jamais cessé de produire du contenu de qualité, et elle sert un rôle crucial dans l’industrie au niveau domestique et international. Or, le noyau du cinéma rebelle indépendant s’est élargi aujourd’hui pour inclure un énorme réseau de cinéastes non-institutionnels dont les films sont plus ou moins (souvent moins) directement ou indirectement subventionnés par le gouvernement, sur une base individuelle, à travers un centre d’artiste subventionné, un corps subventionnaire ou les propres moyens des artistes.
« L’animation » est une créature étrange, qui englobe non seulement les genres et les formats (longs et courts) auxquels sont habitués les abonnés des plateformes de diffusion en ligne, mais aussi, et plus spécifiquement, la structure concrète et la composition des images via diverses techniques d’animation comme le dessin à la main, la 3D numérique, le rétroéclairage, la caméra suspendue, la substitution, l’animation en volume, la pixellisation… en plus des matériaux utilisés pour créer au sein de divers styles de mouvement allant de la peinture et des crayons aux marionnettes de feutre et aux corps humains, et dont les variations sont presque sans fins. Les possibilités paraissent bel et bien infinies.
Les cinéastes canadiennes Leslie Supnet, Lianne Zannier et Emily Pelstring sont toutes en milieu de carrière, travaillant principalement en animation. Chacune de ces artistes à l’honneur utilise l’animation pour placer le spectateur dans des angles spécifiques face au monde physique ; Emily Pelstring utilise les signaux vidéo analogiques et des équipements rétro à la fois pour ses œuvres projetées et pour ses installations (qui sont elles-mêmes des expériences physiques) ; Leslie Supnet exploite la texture de matériaux physiques transformés aujourd’hui en trames numériques délicates pour éloigner le spectateur de la terre jusque dans une dimension presque psychédélique ; Lianne Zannier, elle, renverse le flot en appliquant les textures du monde réel sur des images et des objets générés par ordinateur.
Avec une analyse approfondie, on remarque des traits communs entre ces trois artistes en termes de technique, d’inspiration et d’intérêts, mais ceci ne fait que souligner les différentes façons dont le cinéma expérimental rejoue sans cesse les mêmes idées, mais en les envoyant dans mille directions différentes… ou, dans ce cas-ci, trois.
:: Magic Explode, Lianne Zannier, GIF animé réalisé à partir de Magic Crystal Grow Garden (Tyler Nicolson, Alisi Telengut et Lianne Zannier, 2013)
Leslie Supnet
Leslie Supnet est une artiste multidisciplinaire, animatrice et chargée de cours à l’université OCAD, qui a commencé comme bien des cinéastes indépendantes canadiennes dans cette grande machine à bonbons du cinéma expérimental qu’est Winnipeg, dans le Manitoba. Attribuant comme beaucoup son étincelle initiale au patrimoine et à l’influence du Winnipeg Film Group, Leslie a démarré sa carrière en créant des animations simples sous la caméra, tirant profit du fait que ses découpes de papier évoquent un album de famille pour explorer des thèmes liés à la nostalgie, le souvenir, l’histoire et l’identité dans des films comme Fair Trade (2009) et gains + losses (2011).
Au fil du temps, son œuvre a traversé ce que je décrirais comme le continuum espace-temps, passant d’un style narratif familier à un langoureux tourbillon artistique d’effets visuels vaporeux. La plupart des films expérimentaux semblent durs d’approche, mais les plus récentes œuvres de Supnet sont kaléidoscopiques et résolument douces. En hommage aux pochettes d’album new age, conséquemment avec son intérêt historique pour l’art folklorique et « les artéfacts de la mémoire culturelle », elle a créé des paysages visuels pour accompagner les morceaux de l’album Keyboard Fantasies Reimagined (2021) du musicien néo-brunswickois, né aux États-unis, Beverly Glenn-Copeland, sorte de reprise remplie de vedettes de son album électronique récemment resurfacé de 1986, Keyboard Fantasies. Glenn-Copeland lui-même est bouddhiste depuis les années 1970 et le traitement visuel de Supnet évoque une expression parfaite de sérénité et d’introspection.
:: Le vidéoclip « Let Us Dance (Arca Remix) » de l'abum Keyboard Fantasies Reimagined de Beverly Glenn-Copeland (2021),
animé par Leslie Supnet
La géométrie des paysages visuels ainsi que leur texture subtile rappellent l’esthétique du papier de construction de ses œuvres précédentes, comme si nous croisions l’esprit de ses souvenirs ou la forme que prennent les souvenirs dans notre esprit lorsque nous sommes assez paisibles pour les laisser émerger. Chaque vidéo est un réceptacle pour nos émotions et nos pensées, dont l’expérience exsude la tranquillité et la patience. La bande sonore et la bande image sont en parfaite harmonie, un don du nirvana, d’une telle symétrie tonale qu’elles semblent avoir été conçues en même temps.
En plus de son travail avec Glenn-Copeland, Supnet a aussi été chargée de créer une œuvre pour le 25e anniversaire de Reel Asian à Toronto, usant de sa plastique barbe-à-papa pour célébrer l’un des grands festivals canadiens. Aujourd’hui, en plus d’enseigner à l’université OCAD, elle dit avoir effectué un travail d’introspection au cours des dernières années et avoir repris le dessin, en plus de renouer avec le matériau physique du cinéma et de replonger dans l’univers de l’animation sans caméra grâce à la pellicule Super 8 Ektachrome.
Pour plus d’informations sur Supnet et son travail, passé et futur, visitez son site web.
Lianne Zannier
Fermement ancrée dans le monde des galeries d’art, la Vancouvéroise Lianne Zannier applique les connaissances issues de son bac en histoire de l’art, de son bac en cinéma d’animation et de sa maîtrise de l’université Emily Carr pour l’art et le design à une pratique qui « explore la relation entre les techniques d’animation traditionnelles, comme le dessin, et les technologies numériques. » L’œuvre qui en résulte pose des questions, explore les réponses qui s’offrent à nous, puis laisse de la place pour une ou deux pensées de notre crû. Ses films, malgré leur flot tranquille, sont moins des méditations que des exposés provocateurs qui exposent clairement la nature de la relation entre telle ligne et telle texture, un argument qu’elle développe en encadrant telle séquence en prise de vue réelle de telle façon précise. Stimulant à la fois l’esprit et les sens, les films de Zannier sont captivants à regarder et super cools à analyser, constituant en même temps une expérience de visionnage agréable. Donnant à réfléchir sans être abstrus, son œuvre brille d’une lueur enjouée.
En plus de sa pratique cinématographique, Zannier a récemment participé à une œuvre collaborative avec les artistes Carmen Papalia et Collin van Uchelen, où elle était chargée de décomposer des feux d’artifice en neuf panneaux tactiles pour les non-voyants. Exposée à la galerie Grunt de Vancouver dans le cadre de l’exposition Project Fire Flower de van Uchelen, l’œuvre permettait aux visiteurs de glisser leurs doigts sur les nervures proéminentes des panneaux pour suivre la trajectoire aérienne de chaque feu d’artifice.
:: L'installation Project Fire Flower de Collin van Uchelen, avec Carmen Papalia, grunt gallery, du 2 oct. au 12 déc. 2021 [grunt]
L’intérêt de Zannier pour la technologie influence ses travaux actuels, alors qu’elle expérimente avec des logiciels sophistiqués et rudimentaires (comme le modélisateur low poly picoCAD) afin de transformer des objets numériques 3D en objets semi ou non-numériques. En appliquant des textures analogiques de manière numérique, ou en exportant des images pour la manipulation manuelle, puis en captant les images dessinées à la main via Dragon Frame, elle crée un mélange de résolution variable d’objets low poly se transformant en captures d’images haute résolution. Slow Rocks (2018), un projet archivé sur son site web (lui-même une œuvre d’art), montre l’un de ses premiers mélanges d’analogique et de numérique via le spectacle d’objets 3D recouverts de textures dessinées à la main.
Puisque je n’aurais pas pu mieux le dire moi-même, voici ce que Zannier avait à raconter à propos de ses influences passées et actuelles :
« J’ai récemment vu Paysages Intermédiaires [2018] de Richard Negre — son usage de découpes en papier est magnifique. En tant qu’œuvre, c’est super formaliste — visuellement incroyable et l’une des plus récentes œuvres que j’ai vues qui conteste vraiment l’idée de présenter l’espace invisible entre les plans (quelque chose qui m’a fasciné tout au long de mes études de deuxième cycle). La façon dont le papier bouge ne ressemble pas du tout à celle du papier ; ça joue avec les espaces positifs et négatifs d’une façon fascinante.
J’aime aussi beaucoup le travail d’Annapurna Kumar puisqu’elle joue avec le dessin, avec le potentiel de l’animation et les technologies qui la supportent. Avant cela, je dirais que mes influences étaient : Robert Breer, Karolina Glusiec, et Mary Beams — j’adore leur travail. Ces artistes m’ont tous influencée grâce à leur exploration du dessin, des mécanismes de l’animation, de la mémoire et de la narration. Je ne dirais pas que mes influences ont changé, mais je dirais que je suis maintenant plus intéressée par les technologies qui sous-tendent l’animation et les différentes façons de les remettre en question grâce au dessin.
Je suis aussi beaucoup inspirée par Yaloo et ses plus récentes modélisations 3D de plantes et d’organismes — elle a accompli d’excellents projets créatifs collaboratifs avec les filtres de réalité augmentée. Je pense beaucoup au slow cinema et à ce que cela représente de créer une œuvre qui permet aux spectateurs de passer du temps dans une scène ou avec des objets — sans dépendre aussi directement d’une grammaire cinématographique rigoureuse pour guider l’attention et les émotions du spectateur. Je pense beaucoup à ce que cela signifie de prendre du temps pour créer quelque chose, mais aussi pour en faire l’expérience. »
Pour la suite, restez à l’affût cet été pour le nouveau vidéoclip du groupe vancouvérois Kamikaze Nurse, sous le label Mint Records.
Emily Pelstring
Partageant avec ses collègues un intérêt pour la technologie rétro et les nombreux recoupements entre les mondes physique et numérique, Emily Pelstring est une artiste multidisciplinaire accomplie et une professeure à l’université Queen’s dont le travail évoque ce qui demeure invisible à nos yeux, déployant une iconographie mystique sur différents plans et provoquant la jonction du réel et de l’éthéré. Peu importe la forme que prennent ses œuvres — courts métrages, performances, installations ou toute combinaison des trois — le travail de Pelstring déborde de magie lugubre, usant toutes sortes d’effets visuels pour nous amener juste au-delà du voile de ses sujets. Sa maîtrise des objets et de l’éclairage révèle une toute nouvelle dimension, peuplée de sorcières et de sorts, où elle nous invite tous à entrer.
L’œuvre de Pelstring renvoie à ses influences actuelles, pour peu que l’on sache où chercher ; Susan Pitt (dont le court métrage Asparagus[1979] est la blague privée d’où provient l’inspiration pour un – ou peut-être le seul – compte Instagram expérimental générateur de mèmes axé sur l’animation, 24 Memes Per Second), l’artiste susmentionnée Annapurna Kumar, l’animateur déformateur de logiciel Ted Wiggins, et, bientôt à l’affiche dans un festival près de chez vous, Belly Talkers de Kate Renshaw-Lewis, un court métrage sur support mixte réalisé avec des décors, de la celluloïde, une ambiance années 70 et des découpes de papier qui rappellent les segments de Paul Fierlinger dans Teeny Little Super Guy. Il importe aussi de mentionner que Pelstring a déjà organisé une rétrospective de l’œuvre de Kathy Rose, en plus d’avoir animé l’une de ses performances liveimpliquant une projection sur le corps humain dans le cadre de l’édition 2019 du Festival international du film d’animation d’Ottawa, Rose étant une artiste dont la pratique révolutionnaire a potentiellement influencé chacune des trois animatrices à l’honneur.
En plus de ses vidéoclips et de ses courts métrages, Pelstring a aussi conçu des installations, créant des espaces physiques pour l’image animée, initiant la rencontre entre l’objet et la lumière en combinant la sculpture et le mapping vidéo.Les objets en fantôme de Pepper qu’elle crée, comme les œuvres de 2017 The Maiden Hand, Medusa’s Corner et The Haunted Blob, une installation pour POP Montréal, s’intéressent au mysticisme et à la sorcellerie, l’autrice ayant récemment organisé un symposium officiel sur la représentation des sorcières dans les médias contemporains, The Witch Institute, utilisant des couleurs hautement saturées à la Argento pour nous mettre dans l’ambiance.
Dernièrement, Pelstring s’inspire de son obsession avouée de longue date pour les vitraux médiévaux, construisant minutieusement ses propres fenêtres personnalisées, puis créant des images animées pour remplir les carreaux. The Passion of the Hedge-Rider, présentement en production, promet d’être tout aussi sublimement intangible que ses autres objets d’installation.
Durant sa plus récente visite au Met Cloister dans le cadre de ses recherches pour ce nouveau projet, Pelstring a découvert un livre illustré sur l’alchimie et le mysticisme. Elle décrit ce livre comme « l’intersection de la magie, de la religion et de la science à une époque où ces choses étaient abordées de manières très différentes d’aujourd’hui. » L’existence des fantômes et des sorcières est peut-être toujours un objet de débat aujourd’hui, mais le travail de Pesltring nous démontre qu’ils existent bel et bien puisqu’elle les rend manifestes. Qu’est-ce que la magie sauf une forme d’illusionnisme ? D’ailleurs, je défierai quiconque de dire qu’il n’est pas hanté par quelque chose jour après jour. Le plaisir se situe dans l’expérience de cette « intersection », et si cela ne résume pas parfaitement le travail de Pelstring, je ne sais honnêtement pas ce qui pourrait y parvenir.
:: L'installation The Passion of the Hedge-Rider de Emily Pelstring, Kitchener-Waterloo Art Gallery, du 24 sept. 2022 au 8 jan. 2023
[Kitchener-Waterloo Art Gallery]
Vous aurez bientôt la chance de voir le plus récent film de Pelstring, Petal to the Metal (2021), dans un festival près de chez vous, le film ayant été projeté en mars au Boston Underground Film Festival et, début mai, au International Short Film Festival Oberhausen dans le cadre de la sélection du distributeur CFMDC.
La version finale du projet de vitrail The Passion of the Hedge-Rider sera présentée de la fin octobre 2022 à janvier 2023 à la galerie d’art de Kitchner-Waterloo.
Avec tant de cinéastes travaillant et prospérant en dehors de l’industrie ou de tout cadre institutionnel, l’étendue de la production d’œuvres animées indépendantes révèle les possibilités infinies du médium et l’ampleur du talent au pays. Il est important de continuer à tirer les artistes et les cinéastes vers les marges de l’animation afin de poursuivre l’exploration et de transgresser les règles du médium animé et du cinéma pour le bénéfice de l’art lui-même.
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Keltie Duncan est une programmatrice de courts métrages pour le Festival international du film d’animation d’Ottawa, une partie importante de sa vie depuis 2011 ; elle y a aussi occupé le poste de directrice technique jusqu’en 2021. Keltie est détentrice d’un baccalauréat en arts médiatiques et technologies numériques (obtenu avec distinction) au Alberta College of Art and Design (Calgary) et d’une maîtrise d’études cinématographiques de l’université Carleton (Ottawa). En plus de ses rôles administratifs auprès d’autres festivals et organisations à but non lucratif, elle a occupé divers rôles de gouvernance bénévoles durant la dernière décennie, incluant à titre de présidente de la Quickdraw Animation Society à Calgary et de Girls+ Rock Ottawa. Son amour pour l’animation lui permet de tenir le coup et son amour du tambour la garde saine d’esprit.
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