Voici sous forme de nouvelle l’intégralité des résultats auxquels Robert Griffon est parvenu dans son étude de quatre films de Hiroshi Shimizu.
Cet article/nouvelle devrait contrebalancer le compte rendu plus succinct paru dans le roman Irina Hrabal, paru aux éditions Mots en toile, en novembre 2019.
Les cinéphiles pourront, en attendant, découvrir les films de Shimizu, car Criterion les propose en coffret dans leur collection Eclipse ainsi que sur le Criterion Channel. Il s’agit de Les jeunes filles japonaises du port (Minato no Nihon Musume, 1933), Monsieur Merci (Arigato-san, 1936), Une femme et ses masseurs (Anma to onna, 1938), Le peigne (Kanzashi, 1941).
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Pour la dernière fois, Robert Griffon s’apprête à faire, dans un colloque, un exposé. Cinéma du terroir, tel est le thème de la rencontre. Et lui s’apprête à s’y confronter à partir d’un cinéaste un peu éloigné de son champ de spécialisation, celui du cinéma japonais des années soixante et soixante-dix, en particulier celui de Kei Kumai. Mais pour clore sa carrière, il cherchait un défi, et, aussi, à valider par une comparaison avec un réalisateur d’une autre époque ses hypothèses sur l’art comme reflet du réel des émotions et des rêves.
Voilà, il y est, un, deux, trois… Il se lance.
Il suit à la lettre le plan décidé. Il fait remarquer l’abondance exceptionnelle de plans d’ensemble montés à des fins expressives plus que pour mettre en contexte. Question de rappeler à l’individu son interdépendance : le rythme de chacun ne participe-t-il pas de celui d’une réalité plus vaste que celle que sa conscience peut embrasser ?
Il souligne l’absence ou la rareté des gros plans, selon les films, et la façon dont un revolver si petit qu’il paraît un jouet, sans en être un, annonce ce plan d’une paire de bas de bébé, présentée comme une imploration, voire… une arme. Absence aussi, dit-il, d’iris, mais pléthore de fondus, certains en surimpression, marques du vif sentiment de fugacité des êtres. Fugacité soulignée par des coupes dans l’axe d’un mouvement de travelling.
Surtout, il donne à entendre la musique guillerette d’une des œuvres, musique qui accompagne des non-dits ou des aveux de difficultés : le temps file allègrement, peu importe la gravité ou les tourments des protagonistes.
Il est content du sens qu’il a mis en évidence à partir de ces constats.
Il se félicite du choix des films de Shimizu pour ce colloque consacré au cinéma attentif aux régions. Les petites communautés n’y sont-elles pas montrées pleines d’entrain pour soutenir la rééducation d’un tel et porter attention aux déboires d’autres ? Cinéma à la gloire du terroir, cela, bienévidemment, il en donne des preuves, à commencer par cette scène surprenante où le personnage joué par Chishu Ryu demande à un jeune garçon pourquoi, dans son travail d’été, rédaction de ses vacances, il raconte des évènements imaginaires : parce que je vis selon une routine, lui répond le gamin, en précisant les étapes uniformes de sa journée. Alors son aîné de répliquer qu’il n’a qu’à noter ce qui s’ajoute à sa routine. Et cela, c’est précisément ce que retient le scénario du Peigne… Éloge de l’exceptionnel dans le quotidien, de l’attention aux variations du présent.
Mais, au mépris de ses intentions, Robert Griffon n’a pas eu le temps d’établir le lien entre le soleil impérial, le dieu Amaterasu, et la référence à l’abandon au jour qui vient, à la disponibilité au présent, qui assure le bonheur, par opposition aux supputations sur le possible. Sagesse du repli sur la ville balnéaire et de l’ouverture aux proches que la vie nous oblige à croiser, certes. Mais comment ne pas penser à l’ambiguïté politique et taire les silences du film de 1941, alors que, au contraire, par bribes, de courtes allusions se font, dans le film de 1933, à la crise et au chômage ? À bien y penser, il y a quand même dans le film de 1941 une allusion au rationnement ? Mais, dans ce dernier, pas un soldat, pas un blessé de guerre, pas de police militaire en ce Japon en guerre depuis 1932 (Mandchourie, Chine). Et si on fait allusion au comité de voisins, c’est comme à une unité de soutien réciproque, chaleureuse, et non à un relais des services de police intérieure.
Il réussit à trouver une minute pour au moins rappeler comment le cinéaste rend responsable de leur destin des êtres pourtant coincés par des forces oppressives. Les enfants taquinent, non sans possible cruauté, des aveugles, et la machine à rumeurs peut rouler sur les individus moins conformes aux idéaux affichés.
Sans doute, souligne-t-il, le militarisme ambiant dans la société réelle peut-il s’accommoder de cette vision qui responsabilise l’individu, lui rappelle le devoir de se redresser, de se rééduquer : il sera alors soutenu par la sympathie du groupe. Mais, en même temps, des esprits plus radicaux auraient pu se formaliser non de la critique, commune à l’extrême droite, des riches égoïstes, mais de ce désir de donner un sens à sa vie en pensant par soi-même, en restant chez soi, alors que le pays se livrait à une guerre de conquête, s’apprêtait à s’en prendre même aux États-Unis… comme le film ne le laisse pas soupçonner. Il présente des personnages en vacances, dans un temps suspendu. Mais les spectatrices des films de la Shochiku ne vivaient-elles pas elles-mêmes leur temps de cinéma comme un tel temps entre deux autres, plus amers et incertains, moins mélodiques ?
Quelques applaudissements ! Trente personnes s’ébrouent, une première main se lève, période de questions. Quinze minutes. Pause. Prochain invité…
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Et lui, en se remémorant quelques jours plus tard les péripéties de ces cinq jours, ne devra-t-il pas admettre que, sous couvert de se consacrer à l’exploration du cinéma japonais des années soixante, puis antérieur, il avait refoulé un pressentiment, vague, flou, indéterminé, tout ce que l’on voudra, mais constant ? Pourquoi le nom d’Irina Hrabal lui revenait-il, depuis quarante ans, en tant de circonstances, souvenir personnel ou visionnement d’un film ?
Oui, oui, transmettre son expérience des œuvres et, avec elles, une manière de s’interroger en les interrogeant ! Oui, oui, épouser le rythme d’un réalisateur, aller au-delà des seules idées qui nous sont chères ou des seules questions que nous estimons urgentes, pour plonger dans le rythme d’un autre, se sentir tout à fait autre, à un point insoupçonné, ou, au contraire, se découvrir une complicité inattendue.
Toutefois, réalisera-t-il quelques jours plus tard, porté par l’autobus brinqueballant qui le ramène vers son aimée, sa Cécile, si cette passion et ce désintéressement étaient réels, ils cachaient une curiosité plus profonde, plus sourde, qui ne parvenait à se manifester que sous couvert des autres passions. Une curiosité née d’un besoin intime, de celui que le faisait vivre, subjective au plus fort du sens de ce terme et projetée en tension soutenue vers l’objectivité…
Mais au moment où il révisait son exposé, songera-t-il alors, cette urgence de poursuivre sa quête prenait plutôt le chemin de celle d’être prêt à se présenter devant les autres. À partir de ces quelques films de Shimizu, il aurait tant à dire et si peu de temps.
Vingt minutes ! Où couper ? Comment être bref sans trahir les mouvements de la pensée du cinéaste ?
Il aurait dû placer les constats relatifs à la condition des femmes. Les amants riches sont absents de l’écran, mais les maîtresses reviennent d’un film à l’autre, malheureuses, alors même qu’elles ont le confort interdit aux autres, malheureuses, oui, ces maîtresses, de mener une vie qui ne suit nulle nécessité du cœur. Or de quelle nostalgie sont possédées ces femmes, indépendantes, combatives, capables de préserver une part de sensibilité à la vulnérabilité d’autrui, lors même que tout converge pour les endurcir ?
Celle d’être épouse, mère, dans une communauté rurale, près de leur lieu de naissance.
Cinéaste des déracinées : Shimizu, dans son film de 1933, laisse entendre que, pour une fille « perdue », même si elle doit consentir à accepter que la résistance de son milieu à son parcours est compréhensible, le plus simple est encore de prendre la mer pour une destination inconnue. En 1941, cela n’est plus possible, c’est sur la solitude de la femme, alors que tous rejoignent Tôkyô, que s’achève en deux plans à elle réservés le récit.
Bon ! Dieu merci il a eu le temps de rappeler les grandes étapes de son allocution ! Femmes et hommes, traits culturels spécifiques, tenus pour évident par Shimizu, procédés : fondus, absence ou présence de bruits (pour les films sonores), plans privilégiés pour la fin et le début de séquences contiguës.
Il est surtout content d’avoir soulevé en conclusion le problème de l’adéquation entre les représentations dominantes d’une époque et ce que l’Histoire définit comme sa vérité À juger du Japon d’après les films des années 30, de ceux de Shimizu, ne se ferait-on pas l’image d’un pays à gauche, voire critique du militarisme, qu’on sait par ailleurs avoir été la force victorieuse ? Dans la réponse à la question d’un intervenant, Griffon avait pu en profiter pour glisser un mot des « silences » de Shimizu, de ces aspects de l’histoire qu’il n’avait pas représentés, dont il s’était promis de parler, mais que le temps imparti à l’exposé ne lui avait permis de développer.
Quels films, s’il y en avait avant 1937, faisaient écho à la politique effective des gouvernants ? Le comique burlesque si présent, la satire des travers des riches et des rêves étriqués de la classe moyenne, la sympathie pour ses difficultés financières n’attestaient guère d’une société où la langue de bois aurait été de rigueur.
Il faudra rappeler la constance des travellings, et ceux plus spécifiquement du film de 1933, avec ces allers et retours sur des lieux identiques en mouvements enchaînés N’avait-il pas trouvé là la musique visuelle la plus apte à provoquer ce mouvement intérieur de confrontation avec son rêve propre ? Jamais, en ces quatre films, ne s’exprime un travail de la mémoire par recours au flash-back Nous sommes plongés, comptait-il dire, dans un irréversible mouvement au présent, dans une attention de la caméra aux lieux traversés, comme si ceux-ci étaient eux-mêmes des personnages croisés engageant conversation.
Il conservera aussi pour lui le choc à ne reconnaître le vieux Chishu Ryu des films aimés d’Ozu qu’à la voix de ce jeune homme, restée la même, preuve s’il en était besoin que, par le rythme seul, nous pouvons avoir l’intuition de l’intemporel. La même voix chaude, basse, qu’on ne peut imaginer qu’être celle d’un vieux, et qui jaillit, jeune, immuable, d’un personnage aux traits psychologiques déjà annonciateurs de ceux que l’acteur incarnera dans Printemps tardif ou Voyage à Tôkyô.
En serait-il de même de sa propre voix ?
Se pourrait-il vraiment que son interprétation de ces quatre films ait été infléchie par ce divorce latent inscrit dans l’amour réciproque que se portent Cécile et Robert Griffon ? Pourquoi ce dernier, après une dizaine d’années d’absence aux colloques, s’est-il décidé, à un an de la retraite, à participer à celui-ci, au pied d’un phare ?
Et qu’est-ce donc qui le lie à cette Irina Hrabal ?
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Irina Hrabal est paru aux Éditions Mots en toile le 15 novembre dernier.
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