Tout ceci fut écrit en essayant de
ne pas penser à ce que mon ami
Sébastien Babeux en aurait dit
«
All the world’s a stage! » disait Shakespeare. Le monde est une immense scène. Et tout le monde joue. Une immense scène où tout le monde (se) joue (les uns des autres). Car nous sommes tous des personnages. Non pas marionnettes sans fils entre les mains d’un auteur frustré (que plus d’un nomme Dieu), mais personnages jouant malgré eux un rôle dès que nous quittons nos coulisses domestiques pour entrer sur la scène sociale (l’église, la chambre, le magasin, le travail, le restaurant). Et, à la façon des personnages du
Misanthrope de Molière cette fois, nous sommes contraints de nous mentir les uns aux autres, voire de nous mentir à nous-mêmes, pour faire tenir ensemble cette pièce mal foutue et arriver le moins amochés possible au baisser du rideau où nous n’aurons même pas la gratification de recevoir quelques applaudissements. Poursuivant la proposition, Philippe Sollers faisait dire à Vivant Denon : « Le théâtre est partout, sauf au théâtre. » C’est sur la scène du théâtre qu’on dit les vérités que nous nous cachons sur la scène du monde, que nous nous voyons dépouillés des costumes que nous revêtons dans la vie de tous les jours.
Si, dans
eXistenZ, Cronenberg fait jouer des rôles à ses acteurs, les personnages qu’ils joueront joueront à leur tour des rôles, deviendront des personnages qui se joueront les un des autres. Mais contrairement au comédien de Diderot (je quitte la scène ensuite), ils ne savent pas toujours qu’ils jouent, ils se demandent souvent s’ils sont dans un univers réel ou virtuel, ils n’ont pas cet ascendant (sur eux-mêmes, sur leur personnage) que préconisait le dramaturge des Lumières. Celui-ci disait, à peu de choses près, que l’acteur ne doit pas
être le personnage, mais le
jouer (et, au fond,
savoir qu’il le joue). La scène n’est pas la réalité, poursuivait-il, c’est une
représentation de la réalité. Aussi, l’acteur, sur scène, ne doit-il pas vivre les émotions, mais les jouer, les feindre, tout en
faisant croire au public — parce qu’il maîtrise les codes —, qu’il les vit. Mais pourquoi les joueurs de Cronenberg n’ont-ils plus conscience de jouer ? Pourquoi doutent-ils de leur jeu ? Serait-ce parce que l’univers virtuel dans lequel ils évoluent est doté d’un coefficient de réalité si fort qu’il se confond avec la réalité qu’ils essaient pourtant de fuir ?
Dans
eXistenZ, Cronenberg ouvre une fenêtre, non pas sur un monde, mais sur quatre mondes, chacun (apparemment) emboîtant l’autre – ou peut-être le jouxtant –, quatre mondes (au moins) aux poreuses frontières dont il est impossible, en somme, de dire avec certitude lequel est, sinon réel, du moins premier. Du coup, les joueurs ne savent pas toujours qu’ils (ni à quoi ils) jouent. Pourquoi ? Parce que
la scène s’est dématérialisée. Il n’y a plus d’endroit sûr à partir duquel on peut jouer, à partir duquel on peut revêtir un masque pour révéler quelque vérité. Aussi la question se pose-t-elle : qu’arrive-t-il quand ce qui permet la médiation entre les joueurs — dés, cartes, pions, planche, écran, lunettes… — ayant disparu de cet univers, disparaissent également toutes preuves tangibles, tout point d’ancrage, qui nous permettraient de nous assurer de la scène sur laquelle on évolue, du personnage que nous campons ? Qu’arrive-t-il dans un monde où l’on joue (
a fortiori où l’on joue à jouer) et dans lequel on ne sait plus — ce qui est pourtant l’un des présupposés, nous le verrons, sur lequel repose le jeu — que l’on joue ?
Définissons le jeu. Sans entrer dans les dédales que nous promet un tel enjeu, disons que le jeu consiste à « faire comme » (à « faire comme » dans la vie) : on y dépense de l’énergie (physique, psychique), sans ne rien produire de concret, mais tout en en retirant du bonheur (ou, à tout le moins, en oubliant ses malheurs). Dans le jeu, les joueurs signent donc, consciemment et librement, un contrat : ils accepteront tous de faire « comme si » et de respecter — autant que faire se peut — les règles. Nous sommes dans un univers symbolique. Les pions
tiennent lieu de personnages,
valent pour les joueurs qui jouent. Le jeu — et notamment les jeux de rôles — nous permet donc de vivre par procuration ce que la vie nous refuse, sans en subir, du reste, les réelles conséquences. L’univers symbolique s’effrite pour laisser poindre un univers, pourrait-on dire (afin de rester lacanien), imaginaire. Le jeu de rôles virtuel ajoute encore un coefficient de réalité, nous donnant l’impression plus vive de vivre les choses réellement. C’est maintenant l’univers imaginaire qui s’efface pour nous abandonner dans un univers « réel ». Mais refaisons d’abord l’histoire du film, dans l’ordre, sans ne rien cacher, en jouant cartes sur table
.
L’Univers 1 (
U1) — l’univers sur lequel déboîte et se termine l’entièreté du film et qui est, jusqu’à preuve du contraire, présenté comme l’univers premier, celui à partir duquel les autres sont possibles — nous donne à voir, dans une église (le lieu n’est pas innocent ; non pas qu’il s’agisse là d’une nouvelle religion — ce serait trop facile — mais que tout est affaire de croyance), une bande de
gamers casqués de plastoc bleu kleinien terminant de jouer à
transCendenZ, un jeu créé par PilgrImage et inventé par Yevgeny Nourish, «
the world’s greatest game artist ». C’est en effet à la fin d’une heure trente de film que, sortant de leur léthargie, ces cobayes apprennent qu’ils ont passé 20 minutes (qui leur ont paru des jours) à jouer des rôles dans un univers ludique qu’ils prenaient (tout comme nous) pour réel. Or, deux de ces cobayes — Allegra Geller et Ted Pikul — ne sont cependant pas des joueurs « sincères », mais deux joueurs qui ont voulu s’assurer, avant de passer à l’acte, de ce qu’ils pressentaient déjà : que la réalité virtuelle est un danger en ce qu’elle représente «
the most effective deforming of reality ». Aussi se sont-ils « prêtés au jeu » pour s’approcher le plus près possible de son Maître (Nourish) afin le tuer «
for all the harm [he]’ve done and intend to do to the human race ».
L’Univers 2 (
U2) — un univers virtuel, mais passant pour réel parce que présenté comme tel en cela qu’il ouvre le film et en occupe la plus grande partie — est celui dans lequel sont plongés les
gamers de l’
U1 (il s’agit des mêmes joueurs, mais jouant d’autres rôles) qui s’apprêtent, en tripotant un «
pod » visqueux ayant l’apparence d’une peau humaine ratatinée, à jouer à
eXistenZ, un jeu créé par Antenna Research et inventé par Allegra Geller (laquelle n’était qu’une joueuse parmi d’autres aux côtés du Maître dans le premier univers). On joue donc à jouer. Les joueurs sont toujours réunis à l’église dont les couleurs sont les mêmes mais, pour ainsi dire, inversées. Au reste, comme lors de la dernière Cène (ici rematérialisée), ils sont, ici aussi, douze convives, écoutant religieusement le Maître (du jeu) — on peut ainsi déjà présupposer qu’il s’y cache un traître. Or, un événement imprévu oblige Allegra et son
bodyguard de fortune, Ted (son copain dans l’
U1), à fuir l’église et à se réfugier dans un Centre de ski qui cache le laboratoire d’Antenna Research (le lieu, encore une fois, n’est pas innocent : sur une piste de ski, on descend à une vitesse folle). Cachée dans la chambre du chalet, elle propose à son acolyte — non sans avoir précédemment passé à une insalubre Station d’essence (là où un boyau, inséré dans un trou, permet d’alimenter la machine) afin de lui installer, dans la moelle épinière, le «
bio-port » nécessaire — de jouer à
eXistenZ : ils entrent alors dans l’Univers 3.
L’Univers 3 (
U3) – univers virtuel et présenté comme tel – est un magasin de jeux vidéo (qui pourrait se résumer à un lieu de passage où l’on ne s’éternise pas) appartenant à Cortical Systematics et tenu par un certain D’Arcy Nader, lequel leur vend un petit «
pod » tout nouveau tout chaud — sorte de version miniature du «
pod » avec lequel ils jouaient dans l’univers précédent — et qui peut s’insérer entièrement dans le «
bio-port » foré dans leur dos. On joue donc à jouer à jouer. Aussitôt disparu dans le trou, le «
pod » les transporte dans un quatrième univers, situé dans une luxuriante forêt traversée de cours aux eaux fraîches et tumultueuses où nagent des truites. La forêt de cet Univers 4 (
U4) cache une ferme piscicole qui cache à son tour une usine à «
pods ». On joue donc à jouer à jouer à faire des jeux. Allegra et Ted y travaillent sous d’autres noms — ils deviennent Barb Brecken et Larry Ashen — et y retrouvent Yevgeny Nourish (le Maître de l’
U1, portant le même nom, mais une tête différente) devenu un maillon sur la chaîne de montage. Il les invite, sous de sibyllins conseils, à découvrir le Restaurant chinois, lui aussi, caché au cœur de la forêt. Rendus là, ils devront poursuivre le jeu selon les directives qui leur seront données.
Une fois ces univers (emboîtés ? parallèles ?) établis, il nous faut maintenant tenter de comprendre (avec les personnages) le but de ce jeu. Tâchons donc de les inscrire dans une quête. L’entreprise n’est pas facile puisque, comme les personnages le disent eux-mêmes : «
You have to play the game to find out why you’re playing the game. » Cette phrase, en forme de serpent qui se mord la queue, révèle à sa façon la vacuité du jeu (telle qu’elle vient de nous apparaître : on joue à jouer… ) mais nous apprend aussi que nous devons regarder (tout) le film pour comprendre le but du film.
S’il fallait résumer la trame — et du film, et du jeu —, nous pourrions dire qu’elle consiste (et ce, peu importe l’univers dans lequel on se trouve) à assassiner l’inventeur du jeu, perçu comme un danger pour la réalité, voire à détruire son «
pod », que l’inventeur tentera, pour sa part, de sauver. Dans l’
U1, c’est Allegra et Ted qui, copain-copain, ont pour but d’assassiner Yevgeny Nourish, lequel croule sous les balles et les cris : «
Death to the demon Yevgeny Nourish. » Un cri tout semblable retentira sporadiquement dans l’
U2, alors que c’est Allegra qui joue le rôle de la conceptrice à abattre. Tandis qu’elle s’apprête à conduire sa bande dans l’univers virtuel d’
eXistenZ, un
freak pointe son arme sur elle en criant «
Death to the demoness. » tout en massacrant son gluant engin. Le but est donc de survivre aux tueursqui veulent sa peau (quoique pour diverses raisons) — car ils sont nombreux et se cachent sous plusieurs visages : Gaz, Vinokur, Pikul… — et de sauver aussi le «
pod » qui est passablement magané. À la fin du récit se déroulant dans l’
U2, un militaire pro-réel — Hugo Carlaw, le caissier de l’
U3 — déversera le chargeur de sa mitraillette sur le «
pod » d’Allegra tout en savourant «
The victory of Realism » tandis qu’elle pleurera «
The death of eXistenZ ». On assistera à une scène toute semblable dans l’
U4 — plus tôt, au restaurant chinois, Ted aura lui-même tourné « pour jouer » son révolver sur Allegra en criant «
Death to the demoness Allegra Geller » — lorsque Yevgeny Nourish pointera son lance-flammes sur le «
pod » d’Allegra en hurlant : «
Death to Realism », puis «
Death to the demoness ». Ce qui conduira Ted à conclure : «
I think we’ve just lost the game ». Bref, le but du jeu est d’assassiner le concepteur qui doit, pour sa part, sauver le jeu.
Il nous faut maintenant observer selon quelles modalités on tente d’atteindre ce but. Comment les personnages s’y prennent-ils ? Comment, dans ce monde dont la scène est dématérialisée, s’y prend-on pour jouer son rôle ?
Commençons par analyser le comportement des personnages de l’
U3, dans le magasin de D’Arcy Nader. Pourquoi ? Parce que c’est le lieu, parmi les quatre, qui nous apparaît — et qui apparaît aux personnages — comme étant le lieu le plus clairement « virtuel ». Autrement dit, nos deux protagonistes, Allegra et Ted, savent très bien, en y pénétrant, qu’ils sont dans un jeu. En fait, tout juste avant d’entrer dans cet univers, auquel nous donne accès
eXistenZ, il faut faire un pas en arrière, et se rappeler comment ce jeu est présenté dans l’
U2. Sur la scène de l’église, Allegra, qui en est la conceptrice, résume : «
People are programmed to accept so little, but the possibilities are so great. » (propos confirmés — si l’on veut — par Gaz qui, plus tard, avouera avoir été « libéré » par les jeux d’Allegra). La question est donc de savoir quelles sont ces « grandes possibilités » offertes par eXistenZ. Une fois dans l’
U3, qu’est-ce que le jeu nous permet de faire ?
Une fois branché à eXistenZ, on se retrouve donc dans un magasin de jeux vidéo, lequel empeste le toc avec ses néons vert et mauve, son plancher couvert de paillettes et ses vendeurs qui bogguent inopinément. Les joueurs — Ted, surtout — s’étonnent d’abord du réalisme de l’endroit dans lequel ils viennent de basculer, mais demeurent tout de même conscients d’évoluer dans un univers virtuel. Ils savent être dans un jeu, et ils savent que les autres personnes sont des personnages (quelquefois prisonniers d’un «
game loop », «
disappointing » ou «
not […] very well-drawn », d’ailleurs, remarquera Allegra). Au reste, ceux-ci n’interagissent que si on leur offre «
a proper line of game dialogue ». L’
U3 est donc l’univers
assurément virtuel. Nul écran, nulles lunettes, nulle scène, sinon qu’un décor un peu appuyé et des personnages « mal dessinés ».
Et c’est cette assurance, sans doute, qui leur permet de faire ce qu’ils n’oseraient faire dans la réalité. Ainsi, Ted, personnage timoré (il craint de se faire percer un «
bio-port », a peur d’être infecté) adopte, le temps d’une phrase, un comportement violent envers le propriétaire, et s’en étonne lui-même. Mais Allegra le rassure, c’est son « personnage » qui l’a dit : «
There are things that have to be said to advance the plot and establish the characters, and those things get said whether you wanna say them or not. ». Ainsi, l’
U3 n’est pas l’Univers du VOULOIR (lieu où l’on accomplirait tous ses désirs), maisl’Univers du POUVOIR. Je ne « veux » pas crier après le vendeur… mais je « peux » le faire,
puisque c’est un jeu. On pourrait donc, sur la « scène » (immatérielle, mais connue) de ce monde-là, tuer, voler, violer… sans que ce ne soit le fruit de quelque profonde volonté, prétextant que ce n’est pas « nous », mais notre « personnage » qui
peut agir ainsi (ce dont Ted ne se prive pas de faire quand, profitant du « jeu », il roule une gamelle à Allegra en se pressant de dire «
That wasn’t me. It was my game character. »). En bref, les personnages de l’
U3 ont cet ascendant (qu’ils n’avaient pas — ou donnaient l’impression de ne pas avoir — dans l’
U2), ils
savent qu’ils jouent : «
it’s just a game. »
Les « possibilités » vantées par Allegra sur la scène de l’église (
U2) ne semblent donc pas « si » grandes. Mais ce magasin — et son arrière-boutique — n’apparaît que comme une étape vers un autre univers. En s’insérant un «
pod » plus petit dans l’orifice, les personnages basculent dans un univers moins criard, moins froid, moins sombre, mais plus gluant, plus humide, plus naturel, et plus
réel donc, qui pourrait d’ailleurs nous faire douter du jeu. Mais puisqu’on y change de nom (Allegra devient Barb et Ted devient Larry), on peut être
assuré, une fois de plus, que nous sommes bel et bien dans un jeu, que nous jouons bel et bien un rôle. Au reste, dans cet univers, on peut faire des choses qu’on ne saurait faire dans la réalité, tout en étant d’ailleurs
conscient du décalage, tout en ayant cet
ascendant nécessaire : évider des truites, manger des plats répugnants, confectionner des armes. Si l’
U3 était l’Univers du POUVOIR (je
peux faire des choses que je ne
pourrais faire dans la réalité), l’
U4 est l’Univers du SAVOIR (je
sais faire des choses que je ne
saurais faire dans la réalité). Dans l’
U4, Ted, nouvellement arrivé sur la chaîne, se surprend lui-même à savoir quoi faire : «
You’ve might been new, but you seem to know what you’re doing. », lui dira son voisin. Ce à quoi il répondra : «
It surprises me more than it surprises you. ».
Remontons (retournons ?) maintenant à l’
U2, l’univers que l’on prend, nous, spectateurs, pour l’univers réel, tout comme les personnages d’ailleurs, mais qui est déjà un univers virtuel, un univers ludique, dans lequel ont pénétré les joueurs depuis l’église (
U1) où les a réunis le Maître. On pourrait dès lors affirmer que le jeu que conçoit Nourish (dans l’
U1) est plus convaincant que le jeu que conçoit Allegra (dans l’
U2), puisque l’
U2 (dans lequel permet d’entrer le «
pod » de l’
U1) est plus réel que l’
U3 (dans lequel nous permet d’entrer le «
pod » de l’
U2). Autrement dit, dans l’
U2, la scène est parfaitement dématérialisée, les décors semblent bien réels et les « personnes » ne savent pas être des personnages. En passant de l’
U2 à l’
U3, les joueurs savent être dans un jeu, alors que, en passant de l’
U1 à l’
U2, ils n’en ont pas conscience (ou du moins, n’en donnent pas l’impression).
Si l’
U3 est l’Univers du POUVOIR et si l’
U4 est l’Univers du SAVOIR, l’
U2 — s’il faut en croire ce qui sera dit en amont (dans l’
U1) —, sera l’Univers du VOULOIR. En effet, le but qui s’est dessiné tout au long de la quête (de l’
U2), inquiète Nourish qui, à la fin de l’essai (dans l’
U1), chuchotera son angoisse à Merle, sa seconde : «
It had a very strong, very real anti-game theme. » Ce à quoi elle lui répondra : «
You think this must have come from one of our game players? », laissant ainsi sous-entendre que
transCendenZ permet de faire surgir l’
inconscient des joueurs, d’assouvir leurs désirs les plus enfouis. En quittant l’
U1 pour l’
U2, on devient donc qui l’on
veut devenir, celui que l’on
rêve de devenir, on fait ce qu’on
rêve de faire. Allegra d’ailleurs, confirme cette supposition en avouant vouloir devenir une conceptrice de jeu. Elle remercie aussi Nourish de lui avoir, en quelque sorte, permis d’accomplir son rêve et ajoute que le jeu aurait même décelé son désir profond au passage : «
I just want to say thank you to Mr. Nourish for giving me the chance to play the role of a star designer. I guessed the game picked up on my ambition to be like you. »
Il ne nous reste qu’à explorer l’
U1 afin de voir quelle modalité il permet de mettre en branle. Allegra et Ted, qui se sont prêtés au jeu de Nourish, pour s’assurer qu’il était vraiment le plus grand concepteur du monde (et donc, l’ennemi à abattre), décident enfin de le tuer parce qu’il fait du mal à l’humanité en déformant la réalité. Il serait dès lors facile d’affirmer que, agissant au nom de quelque vague et obscur idéal, l’
U1 soit l’Univers du DEVOIR. Ils
doivent tuer cet homme ; ils semblent en avoir reçu l’ordre. Mais cet univers est-il, oui ou non, la réalité ? La question ne se pose pas, du moins pas par nos deux assassins qui n’ont d’ailleurs pas hésité une seconde à tuer de sang-froid. Ils ont joué un rôle dans cet univers, se sont présentés comme de sincères
gamers et ont fait ce qu’ils
devaient faire, sans remettre en question leur geste. Dès lors, on pourrait présupposer que le concepteur de cet
U1 (si c’est un jeu) serait encore plus fort que le concepteur de l’
U2 (Yevgeny) puisqu’il nous laisse, nous, spectateurs, dans un doute encore plus grand. Nous avions cru que l’
U2 était un univers réel, mais un déboîtement nous aura appris que c’était un univers virtuel. Nous croyons que l’
U1 est un univers réel… et nous restons avec cette impression.
Mais nous devons immédiatement nuancer la lecture que nous venons de proposer. Non pas que nous avons menti, mais que les personnages mentent. Dans cet univers « premier », Allegra ne veut pas
réellement devenir une conceptrice de jeu virtuel, ce n’est pas, quoi qu’elle en dise, son désir le plus profond et le plus enfoui. Elle
prétexte qu’elle veut devenir une conceptrice simplement pour approcher le plus possible de sa cible ; c’est en réalité une anti-virtuelle qui veut assassiner Nourish (parce qu’il « déforme la réalité »)… désir qu’elle accomplira tout de même dans l’
U4 à l’aide d’une serpette. Si toutefois on maintient que l’
U2 est l’Univers du VOULOIR, faut-il comprendre que, en jouant le rôle d’une conceptrice (que tous les autres veulent abattre, mais qui abattra tout de même Nourish), Allegra
voudrait tuer Nourish, non pour se débarrasser d’un « ennemi de la réalité », mais du « plus grand concepteur » (dont elle veut secrètement prendre la place), pour devenir calife à la place du calife, en somme ? Sa motivation serait-elle, non pas l’idéal, mais la jalousie ?
Une fois cette possibilité établie, les suppositions peuvent se multiplier. Faut-il supposer que c’est Yevgeny qui, prenant les traits d’Allegra (dans l’
U2), réprime (dans l’
U1) ce sourd désir de
vouloir être une femme ? Faut-il comprendre que Ted
veut vraiment devenir garde du corps ou, symboliquement, protéger celle qu’il aime ? Ou plutôt — parce qu’il est en réalité chargé de la tuer et non de la protéger — qu’il
veut tuer celle qu’il dit aimer (dans l’
U1) ? Ou qu’il
veut, toutes considérations faites, lui aussi, tuer le concepteur (qui prend simplement les traits de sa blonde), comme il le fera dans l’
U1? Notons enfin au passage que Nourish, dans l’
U4, tente, lui aussi, de tuer Allegra (et de détruire le «
pod »), ce qui devrait passablement le troubler, dans l’
U1. En somme, même si, à aucun moment, Nourish n’explique, sur la scène de l’église (
U1), ce que permet de faire
transCendenZ, on pourrait en déduire qu’il permettrait — en entrant dans l’Univers du VOULOIR (
U2) — de faire tomber les masques, de révéler le vrai visage.
Cependant, si l’
U2 permet de dévoiler le vrai visage de chacun des joueurs de l’
U1, il n’en demeure pas moins que, sur cette scène dématérialisée, aux personnages et aux décors si crédibles, si réels, ceux-là continuent d’avoir deux faces. Mais si l’on se met d’accord pour dire qu’à peu près tout le monde — Noël (le jeune), Gaz (le pompiste), Vinokur (le scientifique) et même Ted (son « garde du corps ») —, quoi qu’ils en donnent d’abord l’impression, désirent tuer Allegra, la conceptrice, on peut cependant soutenir qu’ils veulent tous la tuer pour différents motifs — l’idéal, l’argent, la gloire —, ce qui nous permettrait de continuer de croire que
transCendenz nous offre tout de même la possibilité d’être qui on
veut, voire de révéler au grand jour les pulsions secrètes — les motifs secrets — qui sommeillent en nous. En bref, si les personnages — notamment Allegra et Ted — portent un masque, dans l’
U1, ils en porteront tous un dans l’
U2 (lequel ferait du coup tomber celui qu’ils portent dans l’
U1).
eXistenZse révèle ainsi bel et bien un film sur le mensonge. Comme le conseillera l’animateur de la soirée (
U2) à Ted, en poussant son dernier souffle, après la tentative de meurtre d’Allegra : «
Trust no one ! » Ted se dit chargé de protéger Allegra mais veut la tuer. Gaz dit l’admirer mais veut la tuer. Vinokul l’appelle «
my darling » mais veut la tuer. On croit que Ted a volontairement bousillé le jeu, chez Gaz, alors que c’est Gaz qui lui a installé un «
bio-port » infecté. On croit qu’Allegra veut guérir Ted en lui insérant un «
sporidical resonater » pour le guérir du «
bio-port » infecté que lui aurait installé Vinokur, alors qu’elle veut le tuer en lui insérant une bombe. Même les lieux ont deux visages, jouent un rôle et mentent. L’église n’est pas une église mais une salle de jeux, la station d’essence n’est pas une station d’essence, mais une clinique à «
bio-ports », la station de ski n’est pas une station de ski, mais une clinique à «
pods », la ferme piscicole n’est pas une ferme piscicole, mais une usine à «
pods ». Comme le dira Nourish (
U4) : «
Seems like most everything used to be something else. »
Dans l’
U3 et dans l’
U4, où l’on sait pourtant avoir affaire à des personnages de jeu, on ne semble pas savoir qu’ils peuvent, eux aussi, revêtir des masques, et trois fois plutôt qu’une ! D’Arcy Nader, le propriétaire de l’« Emporium » (
U3), apparaît comme un pro-virtuel qui est, apprend-on plus tard, un pro-réel, qui est en fait réellement un pro-virtuel. Yevgeny Nourish, l’ouvrier de la « Trout Farm » (
U4), apparaît d’abord comme un pro-virtuel (il travaille à fabriquer des «
pods »), qui se révèle un pro-réaliste (il a menti à Allegra et à Ted et les a fait tuer le restaurateur chinois, un pro-virtuel), qui est, finalement, on ne sait plus trop quoi… pour preuve le geste ultime qu’il commettra, à la toute fin (il brûle le «
pod » d’Allegra), prouvant qu’il est un anti-virtuel, et donc pro-réaliste, mais qui savourera bizarrement la « mort du réalisme ». Il devient dès lors impossible, même pour nous, d’avoir quelque lieu tangible à partir duquel évaluer la véracité des propos proférés par les personnages. C’est nous, maintenant, qui mettons tout en doute et qui ne faisons plus confiance à personne. Le jeu semble déborder du film.
À la fin, revenus dans l’univers premier, Allegra et Ted pointent leur revolver sur Nourish et le tuent. Prenant la fuite, ils s’arrêtent devant l’un des joueurs (le « Chinois »), assis à la place du gardien de sécurité, lequel demande, paniqué : «
Tell me the truth. Are we still in the game? ». Impossible de savoir. Peut-être que le film pourrait déboîter de nouveau et transformer cet univers premier en univers second. Au reste, la façon dont Ted crie «
Death to transCendenZ » (
U1) ressemble étrangement à la façon dont il crie «
Pause » dans le restaurant chinois (
U4). La façon dont les joueurs semblent frigorifiés et impassibles devant le meurtre qui vient d’être commis, peut laisser croire qu’ils sont « boggués ». Serions-nous toujours dans un univers virtuel duquel on pourrait sortir ?
Sommes-nous toujours dans un jeu ? Aucun déboîtement ne nous permet de nous en assurer. À moins que le film ne déboîte, en quelque sorte, dans notre univers même. Que le jeu, ce soit à
nous de le jouer. Notre univers à nous, spectateurs réels, ne serait-il pas l’ultime bouée à laquelle pourrait s’accrocher le sens ? Ne sommes-nous pas là, devant ce film, comme ces joueurs devant le leur : en train de regarder le film pour en comprendre le but, en saisir les règles, en repérer les indices ? Retournons-y une dernière fois pour voir comment le film lui-même nous invite à jouer. Retournons-y une dernière fois pour voir comment le film lui-même nous ment. D’ailleurs, sur la dernière image (pour autant qu’on fasse fi du raccord sur le regard du Chinois inquiet), les deux protagonistes ont bel et bien l’arme pointée vers nous. À nous de jouer, donc !
S’ouvrant sur l’
U2, le film nous invite donc à croire que ce monde est la réalité, le point depuis lequel on peut juger et appréhender tous les autres. Or, la fin nous apprend que nous avions eu tort. On nous avait trompés. Nous étions déjà dans un jeu. Cependant, des indices avaient été semés. D’abord, Ted dira, à plus d’une reprise, qu’il sent que cet univers n’est pas réel : «
This feel like a game. And you, you’re begenning to feel a bit like a game character. » (avoue-t-il dans la chambre à coucher du chalet de ski). Et nous aurions dû le prendre au sérieux. Ensuite, il faut noter le comportement subtilement erratique d’Allegra quand elle se pointe à la station d’essence (là où, d’ailleurs, apparaît l’impossible mutant bicéphale qui aurait, lui aussi, dû nous mettre la puce à l’oreille). Dans un plan qui ne sert que très peu l’économie du récit, elle caresse, presque avec tendresse, le mur de pierre. Pourquoi ? Pour palper, tout comme Ted dans l’
U3, l’étoffe de ce monde virtuel dans lequel elle vient de basculer depuis l’
U1. Ce geste nous révélait donc déjà que nous étions dans un univers virtuel.
Le toucher semble en effet un des sens dont on tente de tirer profit pour s’assurer de la réalité (ou,
a contratio, de la virtualité) de l’univers dans lequel on se trouve. Se questionnant, vers la fin du film, sur la réalité de l’
U2 dans lequel il se trouve, Ted entreprend clairement de toucher, de tâter, de caresser les meubles. Or, il avait fait, plus tôt, ce geste à deux reprises, sous nos yeux, dans cet univers. Cronenberg disséminait déjà des indices, en gros plans d’ailleurs, nous invitant à jouer.
Aussi, dans l’arrière-boutique de l’« Emporium » (situé dans l’
U3), univers explicitement virtuel, Allegra formulera un commentaire sur l’accent de D’Arcy Nader, tout comme nous aurions nous-mêmes pu en formuler un sur l’accent de Yevgeny travaillant à la ferme piscicole (située dans l’
U4) ou sur celui de Vinokul lorsqu’il l’accueille à la station de ski (dans l’
U2), accent qu’il soulignera d’ailleurs lui-même une fois revenu de sa léthargie dans l’église (située dans l’
U1). L’accent était un autre signe que ces joueurs jouaient des personnages. En somme, par les divers signes, les divers indices, qu’aura égrainés Cronenberg tout au long de son film, on nous avait déjà invités à jouer.
Enfin, que dire de ces plans qui, placés côte à côte, nous indiquent déjà les jeux de miroirs et de doubles faces qui sont l’enjeu du film ? Jean-qui-rit, Jean-qui-pleure, porte ouverte, porte fermée, univers chaud et jaunâtre, univers froid et bleuâtre… Placés devant un film ouvrant sur un univers dans lequel les personnages sont (sans toujours le savoir) en train de jouer, les spectateurs étaient eux-mêmes déjà (sans trop le savoir non plus) en train de jouer.
Cependant, un film qui joue peut aussi être un film qui triche et qui ment et auquel on ne peut pas faire confiance. Il peut s’ingénier, alors que nous avons nous-mêmes injecté un peu de sens, sinon de cohérence, à faire chanceler la raison. Il ne tient pas la route en regard de ce qu’il nous permet lui-même d’établir. Par exemple, rappelons que, dans le chalet de la station de ski, Allegra veut jouer à eXistenZ pour sauver son «
pod » et qu’elle doit y jouer avec quelqu’un d’amical («
friendly »). Ted accepte. Mais Ted est un traître. Plus tard, elle lui demandera, au retour de l’épisode du restaurant chinois : «
How does it feel? You’re real
life? » (nous soulignons). Ce à quoi il répondra : «
It feels completely unreal. » Aussi conclura-t-elle : «
Nothing happening here. We’re safe. It’s boring » (nous soul.)
. Le problème c’est que, comme nous le révèle le dénouement de l’
U2, nous sommes déjà dans un jeu virtuel, et Allegra et Ted le
savent tous deux également. Pourquoi alors demander (feindre de demander ?) comment on se sent dans la « vraie vie » qui semble « irréelle » et désirer
ipso facto quitter ce monde « ennuyant » où rien n’arrive, si c’est
déjà un jeu, lequel nous ouvre pourtant des possibilités « si grandes » ? Quelqu’un nous ment, ici. Et ce ne sont pas seulement les personnages.
D’autre part, rappelons que l’on soutient que le jeu (dans l’
U2) permet de « briser sa cage » et de se « libérer » de notre vie sans intérêt. Gas avoue que le jeu d’Allegra l’a libéré du travail de pompiste qu’il accomplissait à un «
pathetic level of reality ». Allegra convainc Ted qu’elle le libérera de sa « cage » : «
This is the cage of your own making wich keeps you trapped and pacing about in the smallest possible space forever. Break outta your cage, Pikul. Break out now. » Or, à la fin, dans l’
U4, quand Allegra demande à Ted de lui insérer le cordon du jeu dans son «
bio-port », ils sont justement dans une cage. Et, alors qu’elle souffre de cette connexion, Ted lui dit qu’il la libérera («
I’m gonna cut you free. ») en lui coupant le cordon. Le jeu permet-il la libération ou nous confine-t-il à l’emprisonnement ? Au reste, alors qu’il a été posé que cet
U4 était l’Univers du SAVOIR, il est surprenant de voir Ted avouer, paniqué, ne pas savoir quoi faire pour l’aider. Bref, même si le film nous invite clairement à jouer, on remarque qu’il nous ment et qu’il nous fait douter de la véracité des présupposés sur lequel il se construit.
L’
U3 représente un univers virtuel (que tous savent — personnages comme spectateurs — être virtuel) toutefois si peu réel (les personnages bogguent ou sont mal dessinés) que les joueurs, grâce à l’ascendant dont ils jouissent, peuvent tout se permettre impunément. L’
U4 représente un univers virtuel (que tous savent — là encore — être virtuel) toutefois si réel que les joueurs en viennent même à douter des actes qu’ils doivent commettre (Ted hésite à tuer le restaurateur chinois). L’
U2 représente un univers virtuel se présentant (à nous, spectateurs) comme réel en cela que les personnages font « comme si » il était réel, en cela qu’ils font semblant de ne pas savoir qu’ils jouent (même si plusieurs indices ont été disséminés pour nous permettre de déduire qu’il s’agissait déjà d’un univers virtuel). Quand vient le temps de tuer (Vinokur, notamment), ils ne doutent pas de la légitimité du meurtre, ils font plutôt
semblant d’en douter. Enfin, l’
U1 représente un univers réel qui est
peut-être virtuel (quelques faibles indices nous permettent de le déduire) et dans lequel on ne semble pas savoir qu’on joue (mais peut-être fait-on, là encore, semblant de ne pas savoir).
eXistenZ ouvre donc une fenêtre sur un monde où s’effrite l’ordre symbolique et l’ordre imaginaire au profit d’un ordre « réel » (virtuellement réel) dans lequel on risque de ne plus avoir cet ascendant nous permettant d’avoir la pleine conscience du rôle que l’on joue. Il n’y aurait plus de représentation possible, plus de scène, plus de public. Ce n’est plus un jeu grâce auquel on fait « comme » dans la vie, mais une vie dans laquelle on fait « comme » dans un jeu. Dans un monde où les univers virtuels ont de plus en plus l’air d’univers réels, dans un monde où l’ordre symbolique tout comme l’ordre imaginaire seraient relégués au second plan, voire inexistant, au seul profit d’un ordre « réel » dans lequel toute forme de médiation aurait disparu et dans lequel, de surcroît, on ferait « comme si », mais à partir d’une scène entièrement dématérialisée qui ne pourrait plus, du coup, nous assurer du rôle que nous jouons, il n’y a pas à dire, les jeux sont faits.