Depuis la préhistoire du cinéma américain, il existe un clivage iconographique majeur entre l’urbanité et la ruralité. Représentée comme un lieu de perdition sclérosé par l’avarice et la luxure, la grande ville s’imposait au début comme l’antithèse de la petite ville, bastion de l’idéal puritain entretenu par les premiers colons. Or, bien que l’image de la grande ville ait stagné depuis, demeurant associée à l’idée du crime et de l’immoralité, celle de la petite ville a beaucoup évolué. Suite à l’avènement du courant
suburban gothic au début des années 50, on a appris à découvrir les passions indicibles tapies derrière la façade immaculée de ce lieu sacrosaint, démasquant du coup l’hypocrisie intrinsèque qui en est la pierre d’assise. En effet, c’est dans le sang que s’est bâti le cœur de l’Amérique, le sang d’Autochtones dépossédés dont les terres vacantes ont servi à ériger autant d’artificieux monuments à la charité chrétienne. Or, bien que
The Amityville Horror (1979) adresse spécifiquement cette idée de fondations sanguinaires, celle-ci sous-tend le cinéma d’horreur banlieusard tout entier.
Genre spécialisé dans la révélation des pulsions viscérales de l’humanité, il n’est pas surprenant que le cinéma d’horreur ait de profonds ancrages dans la petite ville américaine. Usant de la façade fleurie de la maison unifamiliale comme symbole de l’idéal puritain, celui-ci nous invite à découvrir ce qui se trame derrière, soit l’animalité celée derrière une apparence de civilité. Issu d’une famille baptiste rigoureuse, le vénérable Wes Craven est particulièrement bien placé pour déconstruire cet idéal. Faisant de ses univers banlieusards le sanctuaire des secrets indicibles d’une bourgeoisie bien-pensante, il articule sa critique autour de deux thèmes centraux : la barbarie intrinsèque de l’homme civilisé, et le crime caché des parents, éléments révélateurs d’une philosophie banlieusarde basée sur le mensonge et la répression.
:: Last House on the Left (Wes Craven, 1972)
La barbarie secrète de la famille américaine constitue le thème primordial du cinéma de Wes Craven, tel qu’introduit dans ses deux premiers films :
The Last House on the Left (1972) et
The Hills Have Eyes (1977). Simples récits de vengeance, archétypes du cinéma bis des années 70, ces deux films mettent en vedette autant de familles saines forcées de rivaliser de cruauté avec des antagonistes bestiaux. Or, si
Hills possède une certaine qualité zoologique, sorte de documentaire animalier visant à démontrer l’instinct de survie de l’être humain, le cas de
House est plus complexe. En effet, le crime des Collingwood, parents revanchards d’une jeune femme violée et abattue par une bande de voyous, n’est pas aussi spontané et réactionnel que celui des Carter ; il est prémédité. Faisant le choix conscient de la justice milicienne, le couple prépare son coup de façon froidement rationnelle, installant différents pièges à l’intention de ses victimes avant de lancer l’offensive. À ce titre, leurs actions n’évoquent pas simplement les passions meurtrières individuelles des campagnards, mais le souvenir du lynchage, spectacle institutionnalisé de la violence campagnarde d’autrefois.
Simple spectacle de foire en 1972, il faudra attendre
A Nightmare on Elm Street (1984) pour que le spectre du lynchage prenne une forme tangible dans l’œuvre de Wes Craven, marquant du coup l’avènement d’une icône de la culture populaire. Meurtrier d’enfants exécuté rituellement par les parents d’un quartier paisible bordé de pâquerettes, Freddy Krueger constitue la quintessence du secret banlieusard. Criminel vicieux défiguré par les flammes du bûcher, il s’agit d’une tache indélébile dans l’inconscient collectif, cauchemar inattendu d’une génération incrédule nourrie aux mensonges de leurs parents. Caché sous la surface du papier peint, par-delà les crucifix posés sur les murs, il tente désespérément de percer la façade idyllique de l’univers bourgeois. Voilà pourquoi la mise en scène de Craven multiplie ici les voiles poreux, montrant les griffes du monstre transperçant de minces rideaux, allant même jusqu’à cadrer son visage carbonisé alors qu’il glisse sous les parois des murs. À l’instar de la violence sanguinaire inhérente à la nation, Freddy constitue en effet un secret de polichinelle, caché juste sous la surface des choses, là où les enfants sont sûrs de le trouver.
:: A Nightmare on Elm Street (Wes Craven, 1984)
Le secret est mieux gardé dans
The People Under the Stairs (1991). En fait, il est bouclé à double tour derrière les lourdes portes et les fenêtres grillagées de la maison unifamiliale, incarnation essentielle de l’esprit banlieusard. Non seulement est-ce que son architecture labyrinthique reflète ici la logique tortueuse de ses habitants, mais chacune de ses enclaves nous révèle un embarrassant secret. Qu’il s’agisse de l’arsenal caché dans un cabinet dérobé, des atours sadomasochistes du père, des enfants mutilés enfermés au sous-sol ou des deniers empilés chaotiquement dans la chambre forte, les pièces sont nombreuses dans ce musée du vice banlieusard, et elles suppurent partout sur l’idéal puritain. Passions contradictoires de barbares pieux, on notera d’ailleurs que toutes les atrocités commises par « papa » et « maman », ainsi nommés pour leur qualité emblématique au sein de la critique cravenienne, sont légitimées par une conception perverse de la moralité. On découvre donc que, dans un effort pour trouver l’héritier « parfait », le couple a rituellement mutilé chacun de ses enfants mâles afin de les assimiler aux trois singes de la sagesse, purifiant effectivement ces êtres jugés sauvages par une autre forme de sauvagerie.
Ainsi nommé en l’honneur d’une célèbre prière pour enfants,
My Soul to Take (2010) résout de façon simpliste la contradiction entre civilité et perversion inhérente à l’esprit banlieusard, introduisant pour l’occasion un meurtrier schizophrène. Père de famille attentionné et boucher vicieux à la fois, Abel Plenkov incarne en effet cette contradiction de façon incroyablement appuyée. Debout devant le miroir de la salle de bain, il se querelle violemment avec son reflet, refusant d’obéir à ses ordres funestes. Alternant sans préavis entre bonté sirupeuse et furie incontrôlable, il s’agit d’une grossière caricature de l’âme bourgeoise. Or, les répercussions de son crime nous rappellent celui des parents d’
Elm Street, subsistance vénéneuse pour l’imaginaire de la génération suivante. Même la qualité mythologique acquise par le meurtrier n’est pas sans rappeler la légende de Freddy Krueger, alors que les mascottes géantes et les célébrations annuelles remplacent ici les comptines des petites filles. Le seul hic, c’est que le crime des parents est ici perpétué par les enfants, qui en assurant une descendance au meurtrier laissent entrevoir la possibilité d’un cycle infini de violence, conjurant en outre le spectre du nihilisme déjà présent dans
Scream (1996).
:: Scream (Wes Craven, 1996)
Constituant plutôt une variation postmoderne sur le film de slasher qu’une véritable révolution,
Scream permet à Craven de revitaliser son iconographie par le biais d’un savant scénario signé Kevin Williamson. La griffe du réalisateur est toujours présente par contre, alors qu’il multiplie les plans inclinés des grandes maisons unifamiliales de Woodsboro, suggérant sans mot dire la déviance qui se terre à l’intérieur. Le crime des parents est pourtant d’une nature différente ici. En effet, c’est l’infidélité de la mère qui est source du malheur de l’héroïne, et non sa violence ritualisée. Or, cette perversion mineure de l’idéal puritain cache un crime bien pire encore, soit l’absentéisme. Virtuellement invisibles dans la vie de leurs enfants, les parents de Woodsboro laissent en effet leur éducation entre les mains des médias, incarnation contemporaine de l’inconscient collectif symbolisé par les rêves communs de
A Nightmare on Elm Street. À ce titre, il est intéressant de constater que la personnalité du jeune meurtrier Billy Loomis, comme son nom d’ailleurs, est entièrement tributaire au cinéma d’horreur. Multipliant sans cesse les citations de films célèbres, les allusions aux genres cinématographiques et au système de classement de la MPAA, Billy est bel et bien la « petite merde désensibilisée » évoquée par le directeur Himbry (Henry Winkler). Fruit d’une éducation parentale lacunaire, il est également l’inquiétant produit d’une culture de violence immémoriale dont les manifestations culturelles contemporaines ne sont en fait que les excroissances naturelles.
Reposant sur un scénario tarabiscoté du même auteur,
Scream 4 (2011) pousse légèrement plus à fond la réflexion amorcée dans le premier film de la série. Au-delà de l’absentéisme des parents, lieu commun du cinéma d’horreur pour adolescents, cette suite tardive supplée ceux-ci par une panoplie grandissante de médias avides d’images sensationnalistes. Alors que la ruée médiatique de
Scream se limitait à une poignée d’équipes de tournage, le tout
Scream 4 est affaire de médiatisation. On note ainsi que les détails du premier meurtre sont immédiatement accessibles sur internet, n’ayant plus à être obtenus par les ouï-dire traditionnels. On découvre en outre un jeune homme affublé d’une caméra de casque afin de capturer l’intégralité de son expérience estudiantine, mais surtout, on découvre Jill Roberts, meurtrière nihiliste stimulée uniquement par la célébrité instantanée. Contrairement à Billy et Stu, cette jeune cousine de Sidney Prescott n’est pas motivée par la vengeance ou par les influences interpersonnelles, mais par la simple avidité des médias pour la violence. Malheureusement, et c’est d’ailleurs là que réside le noyau de l’horreur, ceux-ci lui donnent finalement raison. Comme dans
My Soul to Take, la scène finale du film nous montre en effet une série de journalistes venus célébrer le grand héros américain, justicier barbare ayant triomphé des méchants par la violence plutôt que par l’exercice de la loi. Presque quarante ans après
The Last House on the Left, la boucle cravenienne est ainsi bouclée alors que resurgit le spectre du lynchage sous la bannière étoilée, incarnation d’une violence dont les racines s’enfoncent si profondément sous les pâquerettes qu’il sera sans doute impossible de ne jamais les extraire.