DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Ciné Zapping : Tommy de Ken Russell

Par DJ XL5
Certaines soirées restent gravées dans nos mémoires pour l’éternité. Je me souviens très bien du soir où je suis devenu cinéphile. Je m’intéressais déjà au cinéma, mais je pensais alors en termes d’acteurs et non en fonction des réalisateurs. À l’âge de 12 ans, la veille de la rentrée des classes, mes parents m’avaient permis d’aller voir deux films présentés successivement dans deux cinémas voisins de la ville de Québec : Tommy (Ken Russell) au cinéma Bijou et Phantom of the Paradise (Brian De Palma) au cinéma Cartier. Ce soir là, j’ai découvert les femmes,  la drogue (ou du moins, le psychédélisme) et le rock’n’roll. Le philatéliste en moi était mort. Mon intérêt pour les timbres a fait place à celui pour les vinyles et le cinéma de genre.

La venue l’été dernier de Ken Russell au Festival Fantasia m’a fait repenser à cette soirée révélatrice. J’ai toujours gardé beaucoup d’affection pour Tommy (1975). Si la mise en scène de Ken Russell a toujours été résolument moderne et volontairement provocatrice, la majorité de sa filmographie évoluait alors dans le drame historique avec des touches de modernité et des anachronismes stylistiques. Tommy célèbre Ken Russell au coeur d’un film contemporain. Ce film fait preuve d’exubérance sans retenu, dégage une énergie électrique, témoigne d’une volonté d’en foutre plein la gueule à tous les dix minutes et propose plusieurs numéros musicaux magnifiés. Non seulement Tommy comporte de nombreux flashs visuels inspirés, mais il possède un sens de l’humour tantôt irrévérencieux, tantôt grinçant.

Tenter de résumer le film s’avère difficile, car l’histoire multiplie joyeusement les revirements de situation imprévisibles. C’est un univers de comédie musicale avec ses règles et ses conventions. En somme, un colonel anglais est porté disparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale, laissant derrière lui sa fiancée et un fils qu’il n’a pu connaître avant son départ. Quelques années plus, il réapparait au domicile conjugal pour réaliser que sa femme a refait sa vie avec un autre homme. Une dispute éclate et une violente altercation entre les deux hommes s’en suit. Le père de Tommy est accidentellement tué devant le regard impuissant de son jeune fils. Traumatisé, Tommy devient si obsédé à se convaincre qu’il n’a rien vu, rien entendu et qu’il ne dira rien qu’il en deviendra sourd, muet et aveugle. Régulièrement abusé et laissé trop souvent à lui-même devant un miroir, Tommy se révèle être un champion de billard électrique par sens du toucher et devient l’objet d’un culte semi-religieux. Millionnaire et adulé par les jeunes, Tommy retrouve soudainement tous ses sens et devient un messie suite à cette guérison miraculeuse. Son beau-père y flairera la bonne affaire et fera tout pour exploiter à fond la fascination des foules pour Tommy.


TOMMY de Ken Russell

La modernisation de l’opéra rock en opposition à la version originale de 1969 n’est, certes, pas toujours réussie musicalement, mais le choix des claviers utilisés et le côté grandiloquent des arrangements ajoutent aujourd’hui un côté kitsch seventies à l’aventure. L’image et le musique se complètent à merveille. Certaines scènes fortes justifient à elles seules le visionnement : Ann-Margret lançant une bouteille de champagne dans son téléviseur, Roger Daltrey jouant du flipper dans un cimetière automobile, Tina Turner en Acid Queen, Paul Nicholas en cousin sadique, une secte religieuse vouant un culte à Marilyn Monroe ou Elton John en Pinball Wizard. Diverses formes de décadence sont exploitées visuellement tout au long du récit. Chaque scène se propose comme une phase initiatique d’un voyage spirituel.

Le film devance de plusieurs années la venue du vidéoclip. Chaque chanson composant l’opéra a droit à un traitement visuel distinctif et une direction artistique inspirée. Certaines scènes monochromes évoquent Orange mécanique.  Les chansons  s’enchaînent rapidement les unes aux autres, conférant au film un rythme sans répits.  L’ensemble du film est chanté. Les sons ambiants sont limités au minimum pour laisser place à la musique. Plusieurs leitmotivs visuels récurant créent un sentiment de continuité à travers le périple de Tommy sur plus de deux décennies : le soleil, les lumières aveuglantes, les boules de billard électrique, les boules de miroirs, les miroirs ronds, les crucifix en forme d’avions, les avions en forme de crucifix, les scènes de crucifixion, le sang et les coquelicots comme fleurs du souvenir. La mise en scène inventive se métamorphose constamment selon l’esprit des différentes chansons.


TOMMY de Ken Russell

Oeuvre kaléidoscopique, capsule de son temps, dose massive de mauvais goût assumé et film résolument emblématique des années 70, sous ses airs de satire sociale, Tommy cache une réflexion sur les familles dysfonctionnelles, les traumatismes d’enfance, la culpabilité, la violence, le « star système », la société de consommation, la vacuité spirituelle et, ultimement, le déclin d’une civilisation. 

Ken Russell a réalisé d’autres films musicaux dont The Music Lovers (La Symphonie pathétique, 1970), Malher (1974) et Liztomania (1975). Le premier retrace la vie du compositeur russe Piotr Ilitch Tchaïkovski. Bien que plus classique dans sa facture, The Music Lovers offre de nombreux élans lyriques qui n’ont d’égal que l’oeuvre éclectique de Tchaïkovski. La scène sexuelle dans le train entre Tchaïkovski et sa femme provoque encore aujourd’hui un certain malaise. Difficile à trouver en Amérique du Nord en format DVD, quelques clubs vidéo ont encore de vieilles copies VHS.

Mahler, une autre biographie musicale, est plus complexe dans sa construction.  Le film propose des scènes oniriques mémorables telles que Mahler s’imaginant être enterré vivant par son épouse ou la scène où Mahler et Cosima Wagner, déguisée en nazie, évoluent dans une orgie de symboles wagnériens ponctuées d’images chrétiennes. Le reste du film est plus en retenu, car il repose sur le destin dramatique d’un artiste écorché, pyrophobe, claustrophobe, d’une âme déchirée entre deux religions et récemment ébranlé par divers drames personnels.

Lisztomania est un énorme délire kitsch et décadent. Le compositeur Liszt est filmé comme une rock star moderne. Le pape est joué par Ringo Starr, la musique est signée Rick Wakeman et le tout beigne dans un kitsch baroque à la limite du bon goût. Des flashs visuels mémorables, une direction artistique éclatée et certaines bravoures cinématographiques justifient le visionnement, mais les vrais amateurs devraient plutôt retracer The Devils (1971), Women in Love (1969) et Altered States (1980).
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 10 novembre 2010.
 

Essais


>> retour à l'index