Et nous voilà pris au piège
Le roman fête cette année ses 200 ans. À sa publication, son auteure fêtait ses 20 ans. Près de 150 adaptations plus tard, André Caron, passionné par le livre et les nombreux films auxquels il a donné naissance, se penche avec affection sur le Monstre et sa trâlée de bâtards.
Après avoir dévoré la sympathique préface grâce à laquelle il aura appris l’origine de sa fascination pour l’œuvre, le lecteur découvrira un homme érudit, manifestant des habiletés autant dans l’analyse littéraire que dans l’analyse filmique et possédant autant de connaissances sur la biographie de l’auteure, l’histoire du cinéma ou les découvertes scientifiques. En tournant les pages (des pages dont le style, sans être ni pompeusement soutenu, ni insupportablement banal, s’avère clair, direct et efficace), il devra admettre que jamais la passion de cet homme pour l’œuvre et ses adaptations ne se démentira et que toujours son désir de la partager se transmettra. Celui qui n’a ni lu le roman ni vu les films ne se sentira pas exclu, mais plutôt interpellé, et terminera le livre avide de s’y plonger à son tour. Quant à celui qui avait lu le roman et vu les films, il sera pressé de le relire et de les revoir, maintenant fort d’un lot de remarques dont il voudra éprouver par lui-même la justesse.
Le propos de l’essai s’éclaire — comme son titre d’ailleurs — au fil de la lecture : montrer pourquoi le roman de Mary Shelley (plus complexe, plus riche, plus nuancé qu’il ne le laisse croire au premier abord) n’a presque jamais su faire l’objet d’une adaptation fidèle, montrer comment chaque film en a déplacé (sinon oblitéré) le propos, montrer comment chaque cinéaste a capitalisé tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre aspect de l’histoire sans en saisir ni en rendre vraiment l’essence, montrer comment les diverses versions ont tour à tour versé dans l’horreur, le fantastique, la science-fiction, le merveilleux, le comique ou l’érotique sans égard à sa tonalité propre, montrer comment l’écrivaine a vu son Monstre changer de forme en passant de main en main, montrer comment, en somme,
Frankenstein « lui » a échappé, lui a glissé entre les doigts, et comment, en revanche, les cinéastes, en le remaniant à leur guise, ont vu, eux aussi,
Frankenstein « leur » échapper.
Les forces de cet essai sont nombreuses. La passion, d’abord, presque contagieuse, que l’auteur éprouve pour son sujet et qui transpire d’une page à l’autre sans jamais nous éclabousser de détails inutiles ; il sait faire part, avec justesse et minutie, des écarts pris par les films envers le roman. Revenant sur le sous-titre (trop souvent oublié) —
Le Prométhée moderne — et le mythe auquel il fait référence, révélant le sous-texte travaillant sourdement le roman, déterrant les multiples influences sur lesquelles il a poussé, faisant jaillir les diverses sources à laquelle l’auteure s’est abreuvée, il nous offre le savoir requis pour décupler notre plaisir : le récit de la Genèse, la légende du Golem, le
Paradise Lost de Milton, les histoires gothiques de la fin du XVIII
e siècle… En insistant sur la structure emboîtée du roman —
Frankenstein est l’histoire d’un monstre rejeté par la société qui raconte son histoire au savant qui l’a engendré qui raconte son histoire au capitaine Walton qui l’a sauvé qui raconte son histoire à sa sœur Margaret qui l’attend quelque part —, Caron redonne toute son importance à la notion de « point de vue » et rend tangible, du même coup, l’ambivalence que nous devrions nourrir envers le docteur. En replaçant le roman dans son contexte historique, il nous permet de mieux comprendre certaines idées difficiles à accepter aujourd’hui (mépris du peuple, consanguinité, etc.). En insistant même sur ce que le roman passe sous silence — la scientificité, par exemple —, il parvient à révéler ses véritables enjeux : l’idéalisme, l’orgueil, la vanité, l’émulation, la paternité, l’exclusion, le devoir, l’éthique…
Quant aux films — judicieusement choisis dans le large corpus —, Caron s’ingénie à remettre les pendules à l’heure, insistant chaque fois sur ce que retient, modifie ou abandonne tel ou tel cinéaste : la légende, créée par Shelley elle-même, autour de la création de son œuvre, et dont sont dupes plusieurs d’entre eux ; l’omniprésence de Dieu, dans leurs films, pourtant absent du roman ; les apartés scientifiques occupant de plus en plus de place de même que l’importance accordée à ce fameux cerveau, dont l’auteure n’a jamais dit mot ; l’apparition toute théâtrale de l’assistant (qu’il se nomme Fritz, Ygor ou Krempe), également absent du roman ; le curieux mutisme du monstre qui, dans le livre, s’exprime comme un aristocrate ; l’évacuation du voyage de Walton dans l’Arctique où il rencontrait pourtant le savant qui lui racontait son histoire, etc. On se plaira d’entendre l’auteur nous dire comment Boris Karloff fixera à jamais les traits du Monstre dans l’imaginaire populaire et comment Clive Colin dessinera pour toujours la figure du savant fou (Caron s’attachant à décrire le jeu de l’un et de l’autre, comme il le fera aussi pour celui de Peter Cushing). On sourira à quelques idées farfelues mais recevables (le post-partum de Frankenstein, son homosexualité latente, etc.), dont certains cinéastes auraient tiré parti. On se réjouira d’apprendre comment le
Frankenstein de James Whale (1931) se serait inspiré d’autres films (
Metropolis,
Le Golem,
Le Cabinet du docteur Caligari) et comment d’autres films se seraient, à leur tour, inspirés de
Frankenstein (
Robocop,
Terminator,
The Phantom Menace). Pour toutes ces raisons, cet essai mérite notre attention, sinon notre admiration.
En revanche, certaines trouvailles ont du mal à s’enraciner (remarquant que les initiales de la destinatrice des lettres de Walton — MWS — sont identiques à celles de Mary Wollstonecraft Shelley, l’auteur propose un liste de doubles qui s’embourbent un peu). Caron relève nombre de coïncidences ou d’incohérences dans le roman ou entre deux films, sans en tirer grand profit. Comme les films qu’il critique, il évite parfois de répondre aux questions qu’il égraine et souffre quelquefois de la paresse qu’il leur trouve, notamment quand les analyses prennent des airs de simples résumés ou qu’elles quittent les pistes qu’on aurait voulu voir explorées (préoccupations d’un cinéaste ou d’une époque en germe dans les films : nazisme, eugénisme, greffe d’organe). Comme les redites qu’il repère d’un film à l’autre, l’auteur se répète aussi d’un chapitre à l’autre, revenant par exemple trop souvent sur le « paradigme » de Syd Field. Comme les savants qui n’expliquent pas leur expérience, l’auteur se contente de nommer sans jamais les définir (contrairement à ce qu’il a fait, en annexe, pour l’horreur, la science-fiction, le fantastique et le merveilleux) les modalités intertextuelles qu’il recense : citation, référence, allusion, clin d’œil, hommage, pastiche, parodie, autoparodie, cliché… Comme le monstre qui le fascine, il offre des analyses morcelées, s’engageant dans des lectures tantôt psychanalytiques, tantôt allégoriques, tantôt biographiques, tantôt structuralistes, tantôt marxistes, tantôt féministes, sans que ni l’une ni l’autre ne soit assez fouillée ni vraiment convaincante. Enfin, à l’image des sempiternelles apothéoses contre lesquelles il se rebiffe — le Monstre, et parfois son géniteur, brûlant dans les flammes —, il termine par une apologie de la plus récente adaptation qui, modernisant le mythe, serait la seule à respecter l’essence du roman, le
Frankenstein de Bernard Rose (lequel donne même son monstre à la couverture), rendant presque suspectes toutes les précédentes analyses.
Mais ces quelques réserves n’entachent pas le plaisir de la lecture. En somme, on aimera ce livre comme on aime le Monstre : grandiose, mais tout croche et incomplet, beau malgré ses défauts et terriblement attachant. Et nous serons, à notre tour, pris dans le piège de la relecture, du revisionnement obsessionnel et du jeu infini des comparaisons.