Pour le pire comme pour le meilleur, le marché des jeux vidéo d’orientation « cinématique » n’est plus ce qu’il a été. Certaines marques fortes se maintiennent au-dessus du seuil critique leur assurant la mainmise sur le portefeuille des habitués, mais l’époque où les
Gears of War et
Prince of Persia détenaient le monopole du succès populaire paraît déjà bien lointaine. Les vaches à lait de l’industrie du jeu sont désormais les sports d’équipe hautement compétitifs (
DOTA 2,
League of Legends), les perpétuelles collations pour appareils mobiles (
Clash of Clans,
Candy Crush Saga) et les appels les plus artificiels à toute forme de familiarité, regroupant autant les imitations de
Minecraft que les figurines « intelligentes » de Nintendo. Dans un contexte aussi désintéressé par l’émulation du film d’action et d’aventures, le dévouement à la narration linéaire et aux violentes péripéties d’une production comme
The Order : 1886 apparaît presque comme un sympathique anachronisme.
The Order est le dernier venu d’une gamme de productions-vedette cultivée par la multinationale Sony dans le but de mousser ses ventes et de cultiver un certain prestige. À l’été 2013, le gigantesque
The Last of Us de Naughty Dog rappelait ce que l’écurie PlayStation pouvait fournir au sommet de son inspiration.
Infamous : Second Son, à l’hiver 2014, n’aspirait pas aux plus hautes sphères de sophistication mais s’appropriait l’esthétique du blockbuster estival de manière somme toute réussie. Cette lignée maintenant longue, regroupant aussi les réalisations de David Cage (
Heavy Rain,
Beyond: Two Souls) et l’agonisante série
God of War, marie de façon constante un souci de l’épate technologique avec des horizons narratifs très limités, aux sensibilités souvent adolescentes. Elle fournit un échantillon toujours pertinent du niveau de maturité moyen auquel s’attendre des mégaproductions d’une époque donnée, en plus de stimuler l’imagination à quelques occasions.
À ce titre, le terreau établi par Ready at Dawn dans leur nouvelle création s’avère singulièrement fertile. Fort d’une direction artistique des plus recherchées,
The Order visualise un Londres surveillé par les Chevaliers de la Table ronde, assurant leur pérennité grâce aux contenus du Saint Graal. Soucieux d’installer leur univers en douceur, les scénaristes de
1886 ont eu l’intelligence de centrer leur intrigue sur un enjeu bien circonscrit : au cœur du quartier Whitechapel où sévit Jack l’Éventreur, une alliance rebelle prépare le renversement d’une compagnie d’expédition. Plusieurs ingrédients alimentent la fraîcheur du récit – le charismatique marquis de La Fayette, une flopée de loups-garous, les gadgets de Nikola Tesla – et bien qu’un revirement central donne lieu à des élans de rage meurtrière particulièrement risibles, le tout débouche sur un agréable sentiment d’achèvement, fermant une boucle importante pour le héros Galahad tout en ouvrant une multitude de pistes pour l’avenir. Bénéficiant d’assises technologiques de tout premier calibre, le rendu narratif de
1886 est aisément sa plus grande force.
Mais aussi impressionnant soit-il dans son émulation filmique, un jeu vidéo se mesure encore par les possibilités de contact qu’il offre avec l’univers qu’il présente.
The Order est en cela affligé du même syndrome que le tout aussi conflictuel
Remember Me de 2013 : un monde fascinant, florissant de possibilités, tout juste effleuré par une dynamique de jeu valorisant les violents affrontements bien plus que l’exploration libre et les manipulations plus fines. Si
1886 ne souffre pas d’un excès de fusillades constantes au même titre que la populaire série
Uncharted, chacune d’entre elles s’avère si redondante et inintéressante qu’elle ne peut passer pour autre chose que du pur remplissage. Les éléments individuels fonctionnent pourtant tous convenablement, de la grande fluidité des commandes de déplacement à l’agréable délicatesse des examens d’objets. Ce qu’il manque est une manière d’épaissir et de varier l’interactivité qui ne soit pas incessamment triviale, une palette de mécanismes suffisamment soutenue et inventive pour justifier la mise en jeu d’un contenu qui aurait facilement pu faire l’objet d’une minisérie télévisée.
Le déséquilibre entre narration et jouabilité aboutit donc sur un ensemble qui séduit l’imaginaire du joueur de bonne foi, mais échoue en toute objectivité à combler les attentes raisonnables. S’il est agréable de se laisser porter par son manège,
The Order impose sans aucune relâche ses humeurs et sa cadence, poursuite effrénée par-ci, infiltration nocturne par-là, se réservant l’autorité sur tout échange verbal. Un monde plus large est suggéré et laisse planer bien des mystères, mais nous sommes loin de
Dishonored, qui plongeait tête première dans les couches de son univers steampunk et accumulait les micro-récits dès sa première sortie. Et si
The Last of Us et
Metro : Last Light compensaient leur grande lenteur par une généreuse abondance,
1886 force le pas lourd afin de masquer une minceur évidente, en durée comme en densité d’interaction. Le trajet est certes bien joué, réalisé avec finesse, exceptionnellement bien paré par des artisans de talent. Mais il demeure un voyage ultimement frustrant, sordide et luxueuse entrée en matière d’un filon riche qui n’aura peut-être jamais de suite.
Visionner la bande-annonce
The Order : 1886 est disponible sur console PlayStation 4.