HAZE
Shin’ya Tsukamoto | 2005
+
CLEMENTINA
Constanza Feldman et Agustín Mendilaharzu | 2022
Le ton et l’esthétique des deux films a beau différer énormément, Haze et Clementina gagnent à être analysés sous le thème du confinement forcé. Non seulement explorent-ils chacun l’idée de captivité, mais toute la virtuosité de leurs mises en scène est liée à la gestion d’un espace réduit, dont ils maximisent le potentiel grâce à un paysage sonore incantatoire et un travail de cadrage héroïque qui met en valeur l’expressivité du corps de leurs réalisateur·ice·s. Thriller ténébreux et anxiogène, Haze de Shin’ya Tsukamoto poursuit dans la tradition du cauchemar urbain établie par la série Tetsuo (1989-2009), avec l’auteur qui reprend, un peu malgré lui, les traits d’un « fétichiste du métal » coincé dans un labyrinthe troglodyte dont l’issue semble désespérément inaccessible. En cela, l’œuvre possède une qualité allégorique qui reste étrangère aux efforts de Constanza Feldman et Agustín Mendilaharzu dans Clementina, où le couple s’intéresse à la réalité plus prosaïque et immédiatement intelligible du confinement pandémique, qu’ielles abordent avec un humour et un grain de fantaisie libérateurs. Dans les deux cas, c’est avant tout la liberté créative qui sert d’échappatoire à l’idée d’emprisonnement physique, de même qu’à l’indigence de la production, dont on transcende les limites comme on transcende celles du cadre.
Inspiré par la scène du tunnel avec Charles Bronson dans The Great Escape (1963), Haze est un brillant exemple de savoir-faire indépendant, une œuvre conceptuelle qui vise à créer une expérience sensorielle avec les moyens du bord. Tourné en 13 jours dans une seule pièce avec des décors de bois et de stuc faits sur mesure, conçus notamment par le réalisateur Tsukamoto lui-même (qui porte aussi les chapeaux de scénariste, producteur, directeur photo, monteur et acteur principal), il s’agit d’une vision doublement subjective de l’enfer. Issue de l’esprit d’un auteur obsédé, l’horreur claustrophobe qu’il a imaginée devient à son tour l’obsession du protagoniste qu’il interprète à l’écran, coincé pour des raisons nébuleuses dans un espace souterrain de béton et de métal encombré de membres sectionnés, forcé de ramper à la recherche d’une sortie.
Étant donné la simplicité de la prémisse, l’affect du film réside principalement dans des considérations techniques, à commencer par la performance hystérique de Tsukamoto, un habitué de la démesure théâtrale, qui rend à merveille le sentiment de désorientation et de désespoir qui habite son personnage. L’exiguïté, la noirceur et la nature hostile des décors sont parfaitement oppressantes, mais l’angoisse s’incarne surtout ici dans un montage haché et une cinématographie éreintante où la caméra, nerveuse, multiplie les plans paniqués sur le corps et les yeux exorbités du héros dans des renvois constants à la subjectivité cauchemardesque de Texas Chain Saw Massacre (1974). La bande sonore industrielle signée par Chu Ishikawa, collaborateur attitré du réalisateur depuis la belle époque de Tetsuo – The Iron Man (1989), et l’extraordinaire travail sonore de Masaya Kitada, son complice depuis A Snake of June (2002), sont aussi essentiels à l’atmosphère régnante, créant de toutes pièces les craquements bétonneux et les grincements qui accablent le protagoniste. Ses pieds nus raclent le sol rêche, ses mains tâtent des murs écrasants, s’empêtrant dans des fils barbelés, son visage effleure des lames posées au sol, tout cela dans un étrange ballet fusionnel entre l’organique et le métallique, typique de l’iconographie du réalisateur. À ce titre, il est dur d’ignorer la scène où le héros, forcé de s’extirper d’un mince corridor, doit faire glisser ses dents contre un long tuyau de fer afin d’y déloger son corps. Tsukamoto mise alors sur l’une des images emblématiques de sa filmographie (la morsure du métal, qui hante ses œuvres, de Tetsuo jusqu’à Killling [2018]) pour créer une séquence particulièrement pénible dont le ressenti épidermique exemplifie l’essence même de l’expérience qu’il nous propose ici. Une expérience imprégnée de la puissance d’évocation d’un art cinématographique qui, dans le contexte de production, revêt presque un pouvoir thaumaturgique, offrant une plongée sensorielle totale dans l’enfer urbain inextricable que suggéraient ses films précédents.
[Jeonju International Film Festival / Kaijyu theater]
Clementina profite aussi du potentiel incantatoire et immersif du septième art, mais dans le cadre d’un récit lumineux et libérateur, tourné durant le confinement de 2020 par le couple nouvellement formé de Feldman et Mendilaharzu, artistes affiliés au collectif argentin El Pampero Cine — la première apparaissant brièvement comme réceptionniste à l’auberge de Trenque Lauquen (2022), le second constituant l’un de ses quatre membres fondateurs (avec Laura Citarella, Mariano Llinás et Alejo Moguillansky). Faisant écho à la situation réelle des cinéastes, coincés durant la pandémie dans un appartement du quartier de Chacarita à Buenos Aires, son récit s’intéresse à une série de tribulations quotidiennes teintées d’humour auxquelles auront tôt fait de s’identifier l’auditoire. Scindé en cinq chapitres, le film se déroule initialement dans l’appartement désordonné de Guillermo (Mendilaharzu) dans lequel se retrouve prisonnier le personnage titre (Feldman). Cadreur de métier, Mendilaharzu y exploite l’espace d’une façon particulièrement inspirée, faisant de celui-ci un vaste terrain de jeu où le corps de son amoureuse se déploie avec une aisance parfois surhumaine digne des grandes vedettes de la comédie burlesque américaine des débuts du cinéma. La liberté se décline donc à la fois ici dans l’idée de performance, mais aussi dans celle de l’exploration spatiale, disciplines perfectionnées au service d’un humour cathartique.
Les plans initiaux du film montrent des gens masqués sur le trottoir, qui vaquent à leurs occupations. Puis point le personnage de Feldman qui, dès sa première apparition dans un rôle principal au cinéma, nous livre une fantastique chorégraphie de maladresse, échappant tour à tour dans la rue chacun des fruits que contient son sac d’épicerie. Puis, dans l’appartement, c’est le savoir-faire de Mendilaharzu qui se dévoile, dédié à l’exploration de différentes pièces encombrées que la caméra ausculte à l’aide d’un cadre mobile qui nous réserve moult surprises hilarantes. Les livres s’empilent jusqu’au plafond, les surfaces se déploient sous des collections de bibelots interminables, les monceaux d’objets accumulés dans la réserve poignent comme des montagnes, les figurines de catcheurs prennent d’assaut la salle de bain, évoquant le capharnaüm qui règne dans la tête de Guillermo, personnage absent qu’on ne verra toujours qu’en périphérie de Clementina, cadré de dos ou tapi loin dans le champ. Or, cet espace bordélique constitue une scène idéale pour Feldman qui, parmi les items entassés, navigue gauchement, étirant ses membres et faisant tout tomber dans sa quête pour accéder à un balcon recouvert de feuilles qui dans les circonstances rappelle un espace de félicité pastorale. La gestion du champ, l’usage de surcadrages et le montage permettent non seulement de maximiser les potentialités comiques du lieu, mais aussi de représenter le (dé)cloisonnement des individus qui caractérise l’expérience pandémique. En cela, l’élargissement progressif du cadre narratif rappelle l’effritement graduel de l’isolement des gens au fur et à mesure de leur ouverture à autrui.
L’humanisme des œuvres d’El Pampero Cine constitue l’un de leurs traits saillants, le collectif se spécialisant dans l’art de la narration, qu’il déploie dans des scénarios verbeux qui multiplient les dialogues et les personnages pittoresques en exaltant l’art de la rencontre. Ici, c’est une mise en scène subjective qui prime d’emblée, focalisée sur l’expérience d’une « unité familiale » recluse dont l’univers dépasse au fur et à mesure les limites des murs de son habitat. Communiquant initialement à travers des cloisons, alors que Guillermo demeure cloîtré dans son bureau à donner des cours en ligne, le couple se réunira petit à petit à l’intérieur du cadre. Clementina commencera surtout à laisser entrer d’autres individus dans l’appartement. Précautionneusement d’abord, puis avec une aisance grandissante. C’est le cas de « l’homme en blanc » du deuxième chapitre, travailleur responsable de la réfection de la salle de bain qu’elle évite avec soin, cachée derrière la porte d’entrée ou dans le hors-champ, puis qu’elle invite à déguster sa soupe aux patates douces et gingembre, faute d’un petit ami disponible avec qui la partager. C’est également le cas des locataires de l’édifice, qu’elle sera obligée de rencontrer dans le troisième chapitre à la suite d’un bris de conduite hydraulique, alors que l’univers domestique s’étend du corridor, tout juste aperçu par le judas, jusqu’à la cage d’escalier, puis le hall, où seule est disponible l’eau potable.
[El Pampero Cine]
Le chapitre 4 nous amène à l’extérieur de l’édifice, jusque dans un autre bloc du quartier, où l’héroïne doit rafistoler un appartement pour le compte de son père. C’est l’occasion de rencontrer un autre ouvrier serviable, dont l’aide est indispensable pour boucher un trou au plafond, ainsi qu’un boulanger qui vend des miches de pain à travers sa fenêtre — le tissu social se resserre lentement au sortir d’un isolement forcé. Le dernier chapitre voit les protagonistes quitter complètement leur nid, contraints de déménager les nombreuses collections d’objets de Guillermo vers la maison familiale de Clementina — les plans de tiroirs débordants et la parade interminable des vinyles de Violeta Parra nous rappellent encore avec humour les manies du héros. On retiendra pour ce faire les services de l’experte déménageuse Tatiana Kalachnikova (Laura Paredes) et de son mari (Alejo Moguillansky). Tranquillement, on franchit donc les différentes étapes de l’ouverture à l’autre, dans le partage prudent d’abord, puis dans le rapport d’amitié bourgeonnant que l’héroïne entretient avec Tatiana, et que Feldman développe symboliquement avec Paredes derrière la caméra. L’apparition de cette dernière, et de Moguillansky, deux figures clés de l’univers d’El Pampero, à la fin du film n’est pas innocente en effet, permettant non seulement d’inscrire Clementina dans la tradition du collectif, mais aussi de consacrer Feldman comme l’une des héritières des actrices légendaires qui ont fait sa renommée.
Il ne reste plus qu'à espérer que les amateur·ice·s seront ravi·e·s par ces deux titres réunis dans le programme « Souvenirs du confinement » qui, chacun à leur manière reflète les lubies de leurs auteurs, l’humanisme de Mendilaharzu et l’anxiété de Tsukamoto, dans des œuvres qui restent encore à voir — l’absence marquée de Clementina dans le paysage cinématographique nord-américain est particulièrement choquante. D’un côté, le spectre d’une urbanité labyrinthique continue à ronger l’âme du célèbre réalisateur de Tokyo Fist (1995), A Snake of June et Nightmare Detective (2006), qui depuis a su transposer la violence fantaisiste de ses œuvres classiques vers le monde réel du Japon historique (Fires on the Plain [2014], Killing, Shadow of Fire [2023])… avec des effets dévastateurs. De l’autre, on se délecte de l’art de la rencontre qui caractérise ce pan du cinéma argentin qu’on aime tant, et dont la puissance libératrice est à l’épreuve du confinement des êtres. La vraie révélation dans tout ça, c’est certainement Feldman, dont le style irrésistible d’humour pince-sans-rire est également source d’un plaisir cinéphile renouvelé, celui de l’expressivité débridée du corps rebelle de la comédie burlesque, qui fait écho ici au potentiel démonstratif du cinéma lui-même, pour qui la prison n’est jamais un espace tout à fait carcéral.
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