DOSSIER : Le retour du glamour
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Les mains de Jun Li

Par Laurence Perron


:: Jun Li [Berlinale]


Le 15 février avait lieu la première mondiale de
Queerpanorama, du réalisateur hongkongais Jun Li, au Urania de Berlin. Traitant entre autres d’amour queer, de mélancolie identitaire et de construction coloniale du désir, le film a été sélectionné par les responsables de la section Panorama de la Berlinale 2025. Ce soir-là, sur la scène, la parole a été donnée au réalisateur avant le début du film, comme c’est coutumier de le faire lors d’une première. Généralement, les cinéastes prennent le micro pour saluer et remercier brièvement l’organisation et les spectateur·ice·s. Mais après avoir enchaîné les formalités d’usage, Jun Li a poursuivi son intervention. Il nous explique alors : l’acteur Erfan Shekarriz ayant choisi de boycotter la présentation du long métrage, l’équipe du film s’est concertée et a décidé de diffuser, avant la projection, un discours rédigé et prononcé par Shekarriz. Le festival ne leur ayant pas accordé la permission de faire jouer l’enregistrement, Jun Li prend l’initiative d’outrepasser cette interdiction et d’en lire une version papier, qu’il sort de sa poche devant nous. « Alors que vous regardez ce film, des millions de Palestinien·ne·s suffoquent sous le colonialisme brutal d’Israël, financé par l’Occident », déclare Jun Li, qui termine sa lecture du texte par le slogan de libération palestinienne : « From the river to the sea, Palestine will be free. » Sur scène, le présentateur se crispe dès qu’il comprend que le scénario aseptisé déterminé à l’avance est en train d’être détourné de sa trajectoire. Dans la salle, des applaudissements encourageants, mais aussi des cris de protestation et des huées se font entendre. Jun Li continue de lire. Il tient sa feuille comme on tient une bouée, des deux mains, à hauteur de poitrine.

 

 

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Sur le site de la Berlinale, la description du programme de la section Panorama (la seule, d’ailleurs, dont l’attribution du prix est déterminée par un vote du public) indique qu’il s’agit d’un espace dédié aux œuvres féministes, queer, politiques (« Panorama is explicitly queer, explicitly feminist, explicitly political »). C’est en effet dans cette section que sont présentés Ato Noturno (Marcio Reolon et Filipe Matzembacher), Dreamers (Joy Gharoro-Akpojotor), Dreams in Nightmares (Shatara Michelle Ford), Lesbian Space Princess (Emma Hough Hobbs), Looking for Langston (Sir Isaac Julien) et Bedrock (Kinga Michalska), des films qui traitent de décolonisation, de mémoire oblitérée, d’injustice épistémique. Des films dont les personnages et les réalisateur·ice·s sont ouvertement queers. Des propositions esthétiques fortes, parfois maladroites, parfois tâtonnantes, mais toujours irrévérencieuses.

 

 

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Alors que des voix disparates, mais persistantes invectivent Jun Li, le présentateur désavoue l’invité en improvisant des acrobaties de relations publiques, argumentant que « toutes les opinions sont importantes » et en invitant à la « civilité dans le débat ». Celleux qui se sont déjà efforcé·e·s d’aborder un sujet difficile dans un contexte minoritaire n’ont aucune difficulté à reconnaître là un cocktail de tone policing et de langue de bois. Ce soir-là et dans les jours à venir, le festival ne fera aucune tentative pour protéger le réalisateur des réactions qu’aura provoqué sa prise de parole.

Lorsque j’essaie de déterminer si les médias berlinois ont couvert l’incident, j’apprends que Jun Li est soumis à une enquête de la police allemande : le slogan From the river to the sea peut être pénalement poursuivi en Allemagne, puisqu’il y est jugé antisémite, et qu’on soutient qu’il « appartient » à l’organisation terroriste Hamas. En réaction à cette décision, la directrice du festival Tricia Tuttle répondra ceci dans un entretien avec B.Z. : « Nous avons informé nos invité·e·s à l’avance des déclarations politiques particulièrement sensibles et potentiellement punissables […]. Nous avons également exprimé notre sympathie à celleux qui, dans le public, se sont senti·e·s blessé·e·s par les commentaires formulés. » [1] Autrement dit : tant pis pour toi, Jun Li, tu connaissais les risques.

 

 

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En construisant mon parcours à travers la programmation de la Berlinale, je me tourne spontanément vers les œuvres de la section Panorama. À la manière d’une phalène, je papillonne par instinct autour de la lueur qu’elles émettent. Mais de cette brillance je me méfie aussi, puisque je sens d’instinct qu’elles ont été placées là pour m’hypnotiser et me faire oublier la brûlure. Il y a une vérité suppurante que le scintillement des paillettes inclusives ne peut pas faire oublier : tout ce cirque est mis en place précisément pour empêcher le cinéma d’être ce qu’on prétend lui demander d’incarner, à savoir une force contestataire, un fuck you adressé au discours hégémonique, une brèche dans la texture lisse de nos compromissions.

Or je ne sais pas ce que veut dire un geste de programmation « explicitement queer et politique » s’il est aussi implicitement raciste et complaisant envers le silence complice des autorités allemandes. « No pride for some of us without liberation for all of us», avait coutume de dire la militante trans Marsha P. Johnson : on ne peut pas choisir à la carte les vies qui méritent ou non qu’on exige leur émancipation. Un festival de cinéma ne peut pas à la fois se congratuler de projeter un film qui s’oppose au régime chinois, qui défend les droits des minorités sexuelles, et accepter qu’on ouvre une enquête sur son réalisateur lorsqu’il s’exprime en cohérence avec cet idéal anti-oppressif.

Pendant la première de Queerpanorama, le véritable moment queer n’a pas lieu lorsque le personnage principal insère un gode dans son anus ou s’agenouille pour sucer un inconnu dans un rave, ni quand on voit des corps d’hommes jouir ensemble. Il n’a pas non plus lieu tandis que les spectateur·ice·s applaudissent le réalisateur en train de gravir les marches menant à la scène, se félicitant d’aduler son courage face à un régime répressif, ignorant encore qu’iels sont sur le point de l’invectiver parce qu’il en condamne un autre. Il n’a pas non plus lieu au sortir de la séance, quand on nous demande d’attribuer une note à l’œuvre qu’on vient de regarder. Le véritable moment queer arrive au moment où Jun Li prend la parole et qu’il s’indiscipline contre les directives qui lui ont été données confidentiellement par l’organisation. Qu’il refuse de laisser la pourriture hypocrite en coulisse, mais l’expose devant nous.

 

 

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« I don’t fully agree with my actor’s stance about the festival. I think the Berlinale can still be a fabulous platform for radical artistic expressions », confesse Jun Li (que je paraphrase de mémoire) avant de commencer sa lecture du discours de Shekarriz. Le choix de présenter son film à la Berlinale ne fait pas l’unanimité au sein de l’équipe, mais aussi parmi les gens de l’industrie cinématographique en général. C’est une décision désapprouvée notamment par celleux qui ont favorisé la voie du boycottage et des contre-programmations (Falastin Cinema Week, Palinale, Barlinale, Berlinale on Strike).

Pour plusieurs personnes, le geste de Jun Li est un coup d’épée dans l’eau. Il sera forcément récupéré par la méga-machine festivalière et n’empêchera pas les recettes d’être grassement récoltées. Dans cette logique, critiquer un festival tout en y montrant néanmoins son travail est simplement une façon plus récalcitrante de se compromettre. Qu’est-ce qui survivra de ces mains qui déplient une feuille d’imprimante dans le tumulte de l’intolérable ? Et qu’est-ce que ce geste accomplit pour les enfants palestiniens dont les mains vides ont été écorchées dans l’indifférence au cours de la dernière année ?

Le soir du 15, assise loin derrière, je ne peux pas voir si les mains de Jun li tremblent. Mais les miennes oui, parce que je sais ce que ça peut vouloir dire, pour un réalisateur de Hong Kong, non seulement de s’aliéner une salle de spectateur·ice·s sur le point de regarder son œuvre, mais surtout de se mettre à dos l’industrie festivalière et possiblement l’entièreté de la chaîne de distribution filmique occidentale alors même que le contexte politique de son pays d’origine ne lui permet pas de faire diffuser son travail hors des circuits internationaux. Un réalisateur queer comme Jun Li dépend des réseaux européen et américain pour faire exister son cinéma, et il est en train de désobéir ouvertement aux consignes de statu quo dictées par ceux-ci. Il les oblige à penser aux mains arrachées par les déflagrations, à celles tendues devant les canons impitoyables.

 

 

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Mon étonnement est toujours renouvelé face à celleux qui sont surpris·e·s de la complicité des institutions artistiques avec le pouvoir. Comme si l’art existait à l’extérieur du monde social. Comme si les systèmes d’exploitation et d’oppression économiques s’arrêtaient aux seuils des cinémas, des maisons d’édition, des musées ou des salles de concert. Nous sommes pris·e·s dans la saleté du projet capitaliste global, et y survivre implique un certain degré d’abnégation qui nous fait sentir complices, coupables. La Berlinale n’est pas devenue pourrie en 2025, sa pourriture est révélée par la guerre envers laquelle elle refuse (comme tous les festivals majeurs d’ailleurs) de prendre une position claire et pourtant toute simple et évidente.

Dire ce que Jun Li dit est important, mais coûteux, ou peut-être précisément important parce que coûteux. C’est une parole qui remet l’inconfort là où l’indécence l’a fait disparaître. La tenir dans cet espace précis est crucial précisément parce que c’est là qu’elle dérange, c’est là qu’on essaie de la gommer, c’est là qu’on réussit à la passer sous silence. Pouvons-nous vraiment nous permettre de laisser les responsables d’un massacre oublier un instant qu’ils n’auront pas notre consentement lorsqu’ils tenteront de coopter et d’instrumentaliser le travail des cinéastes pour alimenter leur campagne de pinkwashing pseudo-progressiste ?

Créer des espaces à l’extérieur du festival, rendre possibles des moments de réelle discussion, poser des gestes de programmation qui rendent aux Palestinien·ne·s une visibilité confisquée par la propagande sioniste omniprésente est nécessaire. S’opposer aux institutions qui nous rendent captif·ve·s et dociles aussi. Mais nous n’aurons pas les mains propres, parce que ce monde nous fait naître souillé·e·s par cette salissure, et que c’est à travers elle que nous devons nous organiser.

 

 

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Face à la vague de censure institutionnelle et d’épuration politique de la Berlinale, je n’ai pas cessé de me demander ce que je faisais en Allemagne. En parallèle aux projections, j’ai couru les programmations alternatives, les festivals de films palestiniens. Je ne me suis pas sentie beaucoup mieux, ça m’a fait l’effet de tenir la ligne de piquetage après avoir pointé à l’usine le matin même. Je n’ai pas cessé de me demander ce que ça voulait dire, « participer » à un événement, une situation, une société, dans un monde où le capitalisme global nous oblige à toujours remettre sur le métier ce que signifie l’acte de compromission, de déterminer là où il commence, ou plutôt (parce qu’il a toujours déjà commencé) quelles sont les déprises, les sabotages, les parades possibles.

Pendant que mes doigts faisaient courir le stylo sur mon calepin dans l’obscurité, j’ai pensé aux mains de Jun Li. Pendant que je pinçais mon accréditation entre le pouce et l’index pour la tendre aux employé·e·s, j’ai pensé aux mains de Jun Li. Pendant que j’applaudissais en frappant mes paumes l’une contre l’autre, j’ai pensé aux mains de Jun Li. Les mains de Jun Li dans ma tête ont continué de tenir ce bout de papier pendant que je regardais les miennes. Ce qu’il a choisi de faire sur scène éveille chez moi un immense respect. Mais nous, les critiques, que faisons-nous ici ?

Je ne sais pas comment croire en la nécessité de l’exercice critique pendant que des bombes tombent. Je ne sais pas non plus comment respirer ni à quoi m’agripper sans cette croyance. Je me sens incapable d’adhérer pleinement à cet idéal voulant qu’en assistant à l’événement avec une position critique, nous soyons forcément en train d’accomplir un travail nécessaire. Un travail nécessaire, c’est agripper la bannière en manif et tenir le front pour éviter les tentatives des policiers de repousser les manifestant·e·s. Un travail nécessaire, c’est soigner les blessures, flatter les dos des traumatisé·e·s et verser du sérum phi dans les yeux de celleux qui ont été gazé·e·s.

Longtemps, j’ai cherché une conclusion à ce texte avant de comprendre que s’il n’en avait pas, c’était qu’il ne pouvait pas en avoir. Dans A State of Passion (2024), Ghassan Abu Sittah confie ceci à la caméra : « There is no P in the PTSD at the moment. » Nous ne sommes pas dans une temporalité de l’après, et la pensée continuera d’être impensable tant que l’abominable n’aura pas le droit d’être nommé pour ce qu’il est. Entre-temps, il faudra continuer de mordre les mains qui prétendent nous nourrir.

 


[1] Wieder Eklat, «Israel-Hass und verbotene Parole auf der Berlinale-Bühne», B.Z. (17 février 2025) [trad. libre], www.bz-berlin.de/unterhaltung/berlinale-israel-hass-buehne.

 

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Article publié le 24 mars 2025.
 

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