DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Confessions d’un mauvais ciné-fils

Par Sylvain Lavallée


:: Serge Daney et Jacques Rivette dans Jacques Rivette, le veilleur (Claire Denis, 1994)

« Héritier consciencieux, ciné-fils modèle, avec “le travelling de Kapo” comme grigri protecteur, je ne laissai pas filer les années sans une sourde appréhension : et si le grigri perdait son efficace ? »
Serge Daney, « Le travelling de Kapo », Trafic, 1992


Le Kapo (1960) de Gillo Pontecorvo se mérite sans doute la palme du film le plus marquant de l’histoire du cinéma que personne n’a vu. Que personne n’a vu et qu’au fond il n’est pas nécessaire de voir, pour paraphraser Serge Daney, puisque Jacques Rivette nous l’a montré, ce Kapo, dans son essai « De l’abjection » publié en 1961 aux Cahiers du Cinéma (disponible ici enrichi de précieuses annotations). Rivette nous a montré ce « travelling-avant » servant à « recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final », et il nous a montré que l’homme qui exécute un tel mouvement de caméra « n’a droit qu’au plus profond mépris » ; il nous a montré que la caméra traduit l’engagement éthique de celui qui la dirige, et il l’a montré tant et si bien que son travelling de Kapo a dès lors supplanté l’entièreté du Kapo de Pontecorvo, qui a pour ainsi dire été effacé de l’histoire du cinéma (il n’est plus que le support d’une réflexion à ses dépens). « A peine eus-je lu ces lignes », écrivait ainsi Daney, dans la revue Trafic en 1992, « que je sus que leur auteur avait absolument raison » : c’est en lisant le texte de Rivette, « abrupt et lumineux », que Daney a acquis « sa première certitude de futur critique », même s’il ne vit jamais cet « obscur Kapo ».

Qui sait si Daney a sciemment évité de rencontrer ce film ou si l’occasion ne s’est jamais présentée ? Il aurait fallu sans doute le hasard d’une projection à la Cinémathèque, mais j’aime imaginer que même si Daney avait pu voir Kapo, il aurait préféré s’en abstenir, un refus de voir pour signifier sa foi en Rivette. Après tout, il y avait pour Daney une telle évidence dans le texte de son ciné-père que cette description d’une image qu’il n’a pas vue lui a suffi à fonder l’axiome de toute une vie, une posture critique, la seule valable de surcroît puisqu’« avec quiconque ne ressentirait pas immédiatement l’abjection du “travelling de Kapo”, je n’aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager » (l’emphase est de lui). Une conviction si forte fondée sur du non-vu peut sembler excessive, surtout pour nous aujourd’hui, l’occasion de voir Kapo nous étant toujours présente : il nous suffit d’aller à sa rencontre, en quelques clics, légaux ou non. Or, à quoi sert la foi quand tout s’offre à la vue, quand bien même ce serait sur un support dit immatériel ? Mais pour Daney, cette foi en Rivette, en ce qu’il n’a pas besoin de voir parce qu’un texte le lui a montré, participe à la remarquable cohérence du récit par lequel il se crée cinéphile dans « Le travelling de Kapo » : né en 1944, à l’ouverture des camps, le choc de Nuit et Brouillard, la certitude acquise grâce à « De l’abjection »…

Cette cohérence, je ne peux que l’admirer tant elle m’est étrangère, car même en abusant des demi-mensonges, coïncidences forcées et omissions opportunes que tout récit du genre suppose, ma propre histoire ne pourrait s’écrire que dans la confusion, l’éparpillement :pour les cinéphiles de ma génération, nés devant la médiocrité présumée des télédiffusions, le samedi soir, des blockbusters sanglants des années 80, toute rencontre avec la pensée des cinéphiles d’autrefois, nés dans une salle projetant les chefs-d’œuvre consacrés, est l’occasion d’une mise à l’épreuve de sa cinéphilie. Si, comme Daney, je tiens à rester fidèle à « ces films qui ont regardé notre enfance » (une expression de Jean-Louis Schefer, tiré de L’homme ordinaire du cinéma), je ne pourrais pas le faire, en tout cas au premier abord, tout en faisant « de l’abjection » une conviction de critique, car ce n’est pas Hiroshima mon amour, Psychose ou Pickpocket qui m’ont regardé grandir et qui m’accompagnent encore aujourd’hui, mais plutôt Arnie ou Sly, eux plus que leurs films d’ailleurs (eux tels que je les découvrais par leurs films).

Aucun regret dans cette comparaison entre hier et aujourd’hui, sauf une mélancolie, proprement cinématographique, envers un monde disparu avant que je ne puisse le connaître, mais il me semble qu’aujourd’hui encore on mesure assez mal l’écart immense entre l’expérience du cinéphile post-VHS et le cinéphile traditionnel, et à quel point il peut être ardu de les réconcilier : mon expérience de cinéphile 2.0 me permet-elle de ressentir l’abjection du travelling de Kapo avec la même force que Rivette autrefois ? De ce choc, que reste-t-il en allant par exemple sur YouTube pour voir l’extrait en question, un fragment de 27 secondes qui paraît pour le moins inoffensif ? Pour avoir récemment présenté cet extrait devant des étudiants, en lisant au-dessus les mots de Rivette, je peux dire que la réaction en a été une, pour autant que je puisse en juger, de perplexité amusée : mépriser un homme, pas seulement son film (et implicitement tous ceux qu’il fera ensuite), à partir de ces quelques secondes ? On a pourtant vu bien pire, et chez des cinéastes acclamés en plus.




:: Kapo (Gillo Pontecorvo, 1960)


Daney faisait aussi lire « De l’abjection » à ses étudiants, et ceux-ci éprouvaient déjà une distance face à ce texte qu’ils trouvaient « daté », Daney craignant déceler dans leur scrupule un « signe que non seulement les travellings n’ont plus rien à voir avec la morale, mais que le cinéma est trop affaibli pour héberger une telle question ». Je suis, sur ce point, beaucoup plus réticent que lui, c’est une terrible accusation à amener devant des cinéphiles en devenir (d’ailleurs, c’est le lot du cinéphile contemporain que de se voir accusé par ses aînés d’avoir tué le cinéma par un amour inadéquat, comme Daney ici, ou comme Susan Sontag dans son célèbre essai « The Decay of Cinema »). En outre, je me garderai bien de m’accuser moi-même puisque cette perplexité amusée, ce fut aussi la mienne, celle que j’ai partagée avec ces étudiants à ce moment, mais aussi celle que j’ai éprouvée il y a quelques années en voyant le film en entier – car non, je n’ai pas ressenti l’abjection du travelling de Kapo. Venais-je de faire la preuve que ma cinéphilie n’était qu’une lubie ? Pire, était-ce le signe que mon amour faux était en train de tuer l’objet de ma passion ?

Je l’ai cru pendant un instant, affolé — quel critique digne de ce nom voudrait se voir rejeter par Daney ? – puis je me suis rassuré, vous me direz si je me fais des illusions, à la pensée que l’abjectionqu’il faut ressentir, c’est celle qui passe à travers les mots de Rivette, et pas nécessairement celle que je peux ou non ressentir devant le travelling de Pontecorvo : si ce n’est dans ce travelling, subsiste-t-il tout de même un « indice quelconque d’abjection », comme se le demandait Daney devant ses étudiants ? Je peux aujourd’hui répondre sans hésiter par la positive, mais cette conviction de critique n’a rien eu d’immédiat. Bien au contraire, jene saurais dire quand j’ai lu le texte de Rivette pour la première fois, ni même si je le connaissais autrement qu’à travers les paroles d’un professeur lorsque je vis Kapo. Il a fallu en fait que je rencontre « de l’abjection » plusieurs fois, dans divers contextes, avant que ses mots ne s’incrustent définitivement en moi, comme s’il m’avait fallu tout ce temps pour combler, autant que possible, l’écart qui me sépare de Rivette. Daney et son « Travelling de Kapo » a été la dernière étape de ce parcours, mais la première fois que j’ai ressenti ce que pouvait être l’abjection, c’était plutôt à travers la colère d’André Habib, citant Rivette dans sa diatribe lumineuse contre Polytechnique, « Mortes tous les après-midi », publié sur Hors Champ en 2009.[1]

Peut-être qu’il me fallait tout simplement la combinaison d’une plume éloquente s’attaquant à un film plus près de moi pour trouver enfin un « indice quelconque d’abjection », mais en fait ce n’est pas de découvrir ce que peut être l’abjection qui m’a rendu ce texte de Rivette des plus précieux : Daney, Habib, ces passeurs ont perpétué l’émotion de Rivette jusqu’à moi, comme une chose sacrée, le « grigri » de Daney, qu’il convient de préserver, avec d’autant plus d’ardeur que les années semblent en amenuiser la lueur. Et il me semble que c’est là, très exactement, que se joue la ciné-philie, dans cette histoire d’amour, de filiation, d’amitié, de préservation ; et il me semble aussi qu’on n’a pas besoin de tordre les mots de Rivette pour voir qu’il ne parlait pas d’autre chose, parce que pour mépriser un cinéaste il fallait d’abord aimer le cinéma, et parce que « De l’abjection » est l’aboutissement logique, voire la plus pure expression, de la politique des auteurs, qui est elle-même une forme de déclaration d’amour.

À force de ressusciter « De l’abjection » quand vient le temps de jauger de la justesse d’une représentation d’une horreur réelle, comme je le faisais ici même il n’y a pas si longtemps à propos du Fils de Saul, peut-être que nous avons fini par ne plus voir comment la réflexion de Rivette sert d’exemple extrême, par la négative, pour définir ce qu’est un auteur : les travellings n’auraient rien à voir avec la morale s’il n’y avait pas d’auteur pour les guider, si celui-ci n’avait aucune responsabilité envers sa création, si le sujet importait plus que la forme. Rivette le disait ainsi : « Disons qu’il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c’est le ton, ou l’accent, la nuance, comme on voudra l’appeler — c’est-à-dire le point de vue d’un homme, l’auteur, mal nécessaire, et l’attitude que prend cet homme par rapport à ce qu’il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses ».

On me dira que cette définition va de soi, on sait ce qu’est un auteur, pas besoin d’y revenir une énième fois, mais je n’en suis pas si sûr parce que nous avons tendance à négliger ce qui découle logiquement de là : c’est-à-dire qu’il faut aimer l’auteur, nécessairement, puisque l’auteur réalise la tâche de l’art, celle de nous donner de nouvelles images pour nous aider à penser le monde ; il ne peut donc pas y avoir de « mauvais » auteurs, un cinéaste qui aurait une signature reconnaissable, mais qui se contenterait de reproduire des clichés sur le monde. L’auteur est toujours un cinéaste que l’on aime, qu’il est important de défendre pour préserver sa vision, vitale dans le monde d’aujourd’hui, pour ainsi témoigner des bouleversements qu’elle provoque en nous. C’est pourquoi « Aimer Fritz Lang », comme disait François Truffaut, était pratiquement une prescription : nous avons besoin de Lang pour penser le vingtième siècle, lui déclarer notre amour indéfectible ne serait que la moindre des choses.

Mais n’est-ce pas là le principal reproche adressé aux auteuristes : votre amour est aveugle ! Je me permets de répondre en leur (notre) nom : mais c’est que vous ne comprenez rien à l’amour ! L’amour n’est pas aveugle, il accepte, on n’aimerait guère longtemps si on ne s’attachait qu’aux qualités ; aimer un auteur, ce n’est pas aimer son « inventivité » ou sa « finesse », des qualités idéales, au sens platonicien, qui pourraient bien appartenir à n’importe qui ; aimer un auteur, c’est aimer cet auteur-, cet individu, avec ses « défauts » et ses « maladresses », qui ne lui appartiennent pas moins que ses « qualités » ; les œuvres de l’auteur nous révèlent sa pensée en mouvement, avec tous les errements, les contradictions, les reculs et les hésitations maladroites que cela implique, et qui sont essentiels pour que cette pensée s’élève ensuite à ses plus hauts sommets ; et puisque c’est cette pensée que l’on aime, il faut aimer toutes ses manifestations, même les « films familiaux où il s’amuse avec un singe débile, et que maintenant tout le monde essaie d’oublier », comme disait Rivette, mais j’aurais pu le dire aussi, à propos de Clint Eastwood, à défaut de quoi on n’aime rien.

Alors si on n’aime pas un auteur de cet amour passionnel, qui nous engage à lui et, partant, qui renouvelle notre engagement au monde à travers ce regard que l’auteur nous offre ; si on aime plutôt un répertoire de figures stylistiques plus ou moins singulières, et seulement quand elles nous apparaissent dans leurs plus beaux atours ; ce que l’on aime, au fond, c’est le « cinéma d’auteur ». Car que reste-t-il de la politique des auteurs dans notre expression si (trop) répandue de « cinéma d’auteur » ? Pas grand-chose il me semble puisque le cinéma d’auteur n’a pas besoin d’une politique, ce sont les auteurs qu’il faut défendre, le « cinéma d’auteur » étant une catégorie vague qui regroupe, en théorie, une foule de visions singulières, une catégorie composée de tous ces films qui ne saurait être catégorisés, comparés, mesurés. Pourtant, l’expression « cinéma d’auteur » semble faire sens, du moins elle est utilisée régulièrement de façon intelligible, mais alors c’est parce qu’elle désigne avant tout ce qui peut être catégorisé, comparé, mesuré, c’est-à-dire la surface de l’image, le style justement, entendu non plus comme l’expression d’une vision du monde mais comme la marque ostentatoire d’une différence, et notamment un refus d’adhérer aux normes hollywoodiennes. Défendre le cinéma d’auteur, en ce sens, c’est ne défendre rien du tout, c’est une posture d’opposition à la norme plus qu’autre chose (ce qui évidemment n’est pas moins normatif), alors il n’y a plus ce lien intime entre un critique et un cinéaste privilégié (les auteurs n’ont pas disparu pour autant, seulement ils ne se cachent pas plus dans le cinéma dit d’auteur qu’ailleurs).




:: Polytechnique (Denis Villeneuve, 2009)


J’oserais dire, même si l’argument est grossier : le cinéma d’auteur est une notion aussi pêle-mêle, confuse, dispersée, que l’histoire de ma cinéphilie (et celle de ma génération), et à l’inverse la rigueur conceptuelle de la politique des auteurs répondait au récit impeccablement cohérent de Daney (j’imagine que les récits de Rivette, Truffaut, Godard, etc. le seraient tout autant) ; et si elle est intelligible, cette notion de « cinéma d’auteur », c’est bien parce qu’elle est à l’image du cinéma d’aujourd’hui.Je ne nie pas qu’il y ait d’autres facteurs en jeu (la commercialisation de l’auteur pour vendre « les films de… », sa transposition trop approximative en Amérique par les écrits d’Andrew Sarris, dans les années 60, qui parle plutôt d’une théorie, the auteur theory, et en fait l’idée n’a jamais été très bien comprise en dehors des Cahiers dès le départ), mais je ne cherche pas un lien de causalité net et à sens unique, je suppose plutôt un accord entre notre expérience du cinéma et nos concepts critiques, comme si ce fossé qu’il m’a fallu franchir pour rejoindre Rivette, c’était aussi celui qui sépare le cinéma d’auteur de la politique des auteurs. Alors relire « De l’abjection » aujourd’hui, en parallèle avec Daney, Habib et tous ceux qui ont fait part du legs de Rivette, c’est réapprendre ce qu’est un auteur, et plus fondamentalement ce qu’est la ciné-philie, que l’on pourrait définir, avec Daney, comme l’apprentissage grâce à ses ciné-pères « qu’il y avait bien là un monde à découvrir et peut-être rien de moins que le monde à habiter » ; c’est réapprendre l’amour, et Dieu sait que notre cinéma en a besoin, comme les néo-cinéphiles d’ailleurs, qui commencent à en avoir marre de se faire accuser de nécrophilie.

Et pour habiter le monde, il faut d’abord le voir, d’où l’éthique du regard qu’expose Rivette dans « De l’abjection » (une éthique indissociable d’une pratique : voir pour habiter, et d’ailleurs la cinéphilie des jeunes Turcs se joue autant dans leur pratique du cinéma que dans leurs écrits), et d’où mon incapacité première à faire rejoindre les films de mon enfance à cette éthique. Vu l’éparpillement de nos récits de cinéphiles contemporains, cette réconciliation serait trop longue et tortueuse pour la consigner ici, mais puisque je l’ai évoquée, je dirai au moins qu’il m’a fallu comprendre que les auteurs ne se trouvent pas toujours derrière la caméra, et que la présence singulière d’Arnie ou Sly suffit à les extirper de l’abjection qui pourrait autrement qualifier certaines de leurs œuvres, et qu’en ce sens ils ne m’ont pas moins légué un monde à habiter. Alors si je passe outre sur cette éthique du regard, c’est un peu pour éviter d’avoir à m’expliquer (et parce qu’elle a déjà été exposée à propos du Fils de Saul), et beaucoup parce qu’il m’apparaît plus important aujourd’hui de relire « De l’abjection » à travers la lorgnette des auteurs, ou à travers toute cette histoire de transmission, concernant tous les cinéphiles, qu’ils aient ou non vu Kapo, qu’ils aient ou non ressenti l’abjection devant son célèbre travelling[2] – peut-être est-il même préférable de ne pas le ressentir pour pouvoir ensuite s’approprier ce sentiment, l’appliquer au présent, les travellings dans les camps de concentration n’ayant pas le monopole de l’abjection. 
  
Peut-être fallait-il aussi cette crise, ce court moment où j’ai cru perdre ma cinéphilie, où je ne savais plus ce que c’était être cinéphile, pour pouvoir ensuite le réapprendre et devenir cinéphile (j’emprunte ici mes mots à Emerson et à Nietzsche). Peut-être qu’il faut un tel moment de doute pour réussir à trouver sa place, temporaire, mobile, dans cette histoire de transmission, qui commence par le regard d’un cinéaste sur le monde pour aller s’imprimer dans un critique, qui en traduira l’impact à ses lecteurs, qui pourront refaire la chaîne à l’envers afin de retrouver le monde ; il me semble en tout cas qu’il n’y a pas d’art qui vaille, peu importe s’il s’agit d’œuvres consacrées ou de médiocrité présumée, sans cette relation intime qui lie un artiste à un critique/spectateur, un cinéphile à un autre, bref un homme à un autre ; et ce n’est qu’une fois que cela est acquis que ces histoires de travellings et de morale pourront faire sens.

André Bazin décrivait la fonction du critique comme de « prolonger le plus loin possible dans l’intelligence et la sensibilité de ceux qui le lisent, le choc de l’œuvre d’art » : c’est donc l’histoire d’un tel choc que j’ai voulu relater ici, à travers une série de passeurs, du choc de Rivette devant Kapo transmis ensuite à Daney, Habib, pour finir par résonner en moi. Un choc qu’il importe de perpétuer puisqu’il nous a légué tout un monde à partager, le nôtre, le cinéma.



[1] Comme il le fait mieux que je ne le pourrais, moi, mauvais ciné-fils, il vaut la peine de rappeler comment Habib définissait l’abjection : « L’abjection, c’est lorsque la volonté d’art, la volonté d’être un artiste, de faire une “belle œuvre artistique” se substitue à la responsabilité démesurée — faite de crainte et de tremblement, de doute et de réelle humilité — de témoigner malgré tout de ce qui nous dépasse entièrement. C’est accepter d’être un “imposteur”, baisser la tête de honte en tant qu’humain, plutôt que de se réjouir sur toutes les tribunes médiatiques d’avoir fait un “beau film”. »
 
[2] Pauvre Pontecorvo tout de même ! Lui est exclu de cette transmission, et le mépris lui a collé à la peau jusqu’à sa mort ; même à l’occasion d’une nouvelle sortie en salles de son remarquable Bataille d’Alger, en 2004, les Cahiers en ont remis un coup en publiant un dossier spécial attaquant ce film sur des bases morales. Je ne suis pas ce critique courageux qui osera réhabiliter Kapo, je demeure assez d’accord avec Rivette, même si ce n’est pas ce travelling qui me fait tiquer, mais je ne suis pas certain que ce film mérite de porter toute cet opprobre de l’abjection originelle (il en fallait bien un). Bref, si j’insiste sur cette histoire d’amour, c’est aussi pour ne pas en faire une histoire de mépris, un sentiment qui mérite moins d’être transmis : c’est d’amour du cinéma dont il faut parler, et pas du mépris pour un cinéaste.
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Article publié le 6 juin 2016.
 

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