DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Zéro de conduite : Matt Johnson et l’art du faux

Par Anne Marie Piette


:: Operation Avalanche (Matt Johnson, 2016) [XYZ Films / Resolute / Zapruder Films]
 

« Il est plus facile d’obtenir le pardon que la permission » [1] résume bien la mentalité assumée de l’acteur, scénariste et réalisateur torontois Matt Johnson. À son avis, les cinéastes canadiens n’osent pas assez [2]. Chez lui, la notion de récit se renforce au contact d’anecdotes de tournages qui deviennent indispensables à l’intégrité du projet. À travers sa filmographie, Johnson a entrepris, entre autres frasques, de duper la NASA, d’utiliser impunément la musique et les images de Star Wars, d’Indiana Jones et de Dog Day Afternoon. Il a mis le feu à la rue Queen, en plein centre-ville de Toronto, il s’est faufilé dans le défilé du père Noël et il a interrompu les voies des transports collectifs. Johnson a d’ailleurs fait l’objet d’une capsule vidéo produite par le TIFF intitulée : « Comment ne pas être poursuivi en justice », dans laquelle il revient, avec son acolyte Jay McCarrol, sur certains méfaits commis pendant le tournage de Nirvana the Band the Show [3], websérie documenteur réalisée en 2007. Le cinéaste ontarien filme sans maniérisme, improvisant au gré des situations, dans un mode opératoire frondeur et opportuniste. La philosophie reste fondamentalement la même dans chacune de ses propositions : créer des récits sans scénario précis avec un plan approximatif, exploiter ce qui est accessible, filmer autant que possible, puis réfléchir après coup. Le tout avec flair, jouant subtilement avec les règles et naviguant habilement dans les zones floues avec une bonne dose de convivialité.

On doit à Matt Johnson trois longs métrages — de même qu’un quatrième à venir, basé sur le projet Nirvana the Band the Show—, un moyen métrage et plusieurs courts, en plus de sa carrière d’acteur d’une quinzaine de rôles dont le récent Matt and Mara de Kazik Radwanski (2024). Se mettre en scène dans ses œuvres est d’ailleurs l’une de ses images de marque. Depuis ses débuts prolifiques, son cinéma interroge la part technique de création d’images à partir de l’esthétique du film amateur. C’est un alliage habile entre cinéma vérité, documenteur et docu-fiction, sous l’égide d’un montage éclectique gonflé au found footage. Johnson aime débusquer la part de faux dans le vrai, et vice versa, et prend un malin plaisir à jouer sur les dimensions entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.

En ce sens, on peut considérer The Dirties (2013), premier long métrage de Johnson à propos de deux adolescents charismatiques décortiquant sous nos yeux la manière dont ils veulent éliminer leurs intimidateurs, comme le documentaire d’un snuff movie tellement le film est bluffant, alors qu’il s’agit, en vérité, d’un documenteur aux allures de film étudiant. Appuyé de sous-entendus à Columbine, le film est une revisite assumée du Elephant de Gus Van Sant (2002) à laquelle s’ajoutent des références au roman culte de J. D. Salinger, Catcher in the Rye (1951), ou encore à C’est arrivé près de chez vous (R. Belvaux, A. Bonzel, B. Poelvoorde, 1992), menant à un résultat effrayant de réalisme. Opération Avalanche (2016) est son clin d’œil au cultissime documenteur Opération Lune (William Karel, 2002), la revisite de l’une des théories du complot les plus célèbres de notre ère : celle d’un faux alunissage par les États-Unis, en 1962, dont les images qui nous sont parvenues auraient secrètement été tournées en studio par Stanley Kubrick. On y croirait presque. Avec son plus récent film, Blackberry (2023), basé sur le livre de Jacquie McNish et Sean Silcoff Losing the Signal: The Untold Story Behind the Extraordinary Rise and Spectacular Fall of BlackBerry, le cinéaste torontois s’amuse encore aux dépens d’une histoire vraie pour la traiter de sorte que le public la croit fausse. À la différence près que si une majorité de citoyen·ne·s du monde accepte au départ comme étant véridique le concept d’alunissage des Américains dans Operation Avalanche, tous ne savaient pas que le premier prototype de téléphone intelligent avait été créé à Waterloo par des nobodies canadiens, ce qui semble d’emblée invraisemblable.

Des constantes perdurent dans chacune des propositions de Johnson : un processus de conjuration et d’intrusion complotiste à des fins cinématographiques. Mais encore, il existe un vertige supplémentaire — autre signature chez Johnson — dans sa structure en gigogne où interprètes et personnages vivent la même expérience dans une mise en abîme. Qu’il s’agisse, par exemple, de chercher son identité propre dans Nirvana the Band the Show ; d’un sentiment de connexion avec les auteurs d’une tuerie en milieu scolaire dans The Dirties ; de feindre la production documentaire sur le campus Galveston de la NASA dans Operation Avalanche ; ou enfin, de faire face à un succès précoce dans Blackberry. Le plus souvent les noms des personnages du projet correspondent également aux noms de ses acteur·ice·s, autre stratégie de Johnson pour accentuer cette dynamique trompeuse.
 


:: The Dirties (2013) [Zapruder Films]


:: Blackberry (2023) [Rhombus Media / Zapruder Films]


Operation Avalanche 
reste probablement l’exemple ultime de cette réflexivité entre interprètes et propositions. Le film nous invite dans les années 1960 quand des agents de la CIA sont envoyés à la NASA pour s’assurer qu’il n’y a pas d’espion russe divulguant des informations secrètes sur le programme Apollo. Les agents se font passer pour une équipe de documentaristes chargés de filmer la préparation de la mission Apollo 11 qui doit envoyer des astronautes sur la Lune. Dans le récit de Johnson, ces agents découvrent tout aussi secrètement que la NASA ne peut en fait pas réaliser son alunissage et qu’elle mise sur ses équipes en place pour résoudre le problème. Pour le tournage, Matt Johnson et son équipe technique ne peuvent évidemment pas se permettre financièrement de reconstruire la NASA en studio. Ils se tournent alors vers les décors réels et publiquement accessibles du Space Center Houston de Galveston, demeuré inchangé et appartenant désormais à l’histoire. Pour accéder au centre spatial et tourner leur film dans des lieux réels protégés, Johnson et son équipe doivent mentir pour détourner l’attention, faisant semblant qu’il s’agit d’un documentaire étudiant, au même titre que les personnages de leur documenteur. Dans les scènes clés d’Opération Avalanche, Johnson et son équipe débattent de la façon de simuler l’alunissage, alors qu’un groupe de touristes, en arrière-plan derrière une vitre insonorisée, sont les témoins du tournage. C’est un de ces moments magiques dont Matt Johnson a le secret : une séquence filmée dans l’angoisse, alors qu’il appréhende se faire expulser, fantasmant déjà la suite des évènements si ça tournait mal et imaginant communiquer avec son ambassade qui devrait venir les tirer d’affaire. Un environnement électrique et électrisant pour cette roue tournante d’expériences synchronisées entre les personnages, interprètes et équipe du film, d’actions commises dans une certaine illégalité — exactement ce que vivent les personnages du film qui sont plus ou moins illégalement infiltrés eux aussi à la NASA.

S’ajoute une dimension supplémentaire : Apollo 11 possède des archives photographiques monumentales. Sur place, Johnson et son équipe discutent nonchalamment avec le personnel. Aussi surprenant soit-il, ces derniers leur confient l’élément pivot de l’intrigue, à savoir que certaines photographies archivées ont, à l’époque de l’alunissage, été prises sur terre et non pas sur la lune. Ils leur détaillent même les lieux exacts où ces images bidon ont été prises. Ils expliquent, autrement dit, à Johnson, avide, quelles parties de la Terre ressemblent géologiquement à la Lune et vont jusqu’à expliciter pourquoi elles ressemblent ainsi au satellite de notre Terre. Johnson et son équipe venaient tout bonnement d’avoir accès à la matière noire manquante, au noyau solide du film, basé sur une conversation tout à fait aléatoire. Ils n’avaient plus qu’à créer de toutes pièces une archive visuelle, sorte d’artefact — vrai-faux document en 16 mm — qui, dans l’histoire, aurait été caché par un employé de la NASA ayant simulé l’alunissage en 1964. Operation Avalanche se structure donc comme un film de found footage imbriqué dans un documenteur, tout en reproduisant le langage et la technique formelle des documentaires des années 1960.

Ce genre de petit miracle accidentel est, pour Johnson, une façon de travailler, un état d’esprit et une vérité de l’extrême qu’on ne peut pas reproduire. S’il peut faire en sorte que ses personnages vivent la même chose que ses interprètes, c’est une astuce cinématographique bon marché et terriblement efficace. Johnson a ainsi dû désapprendre certaines leçons inculquées par les écoles de cinéma, là où il est d’usage d’être préparé pour un tournage et de tout planifier au détail prêt, ce qui, précisément, rend ses films si authentiques et différents, lui permettant de naviguer entre la réalité et la fiction, de contourner certaines normes rigides. Une forme de libéralisme artistique qui, chez Johnson, devient à lui seul un outil de production puissant et s’avère un terrain fertile pour la réalisation de ses films indépendants. Un cinéma à très petit budget dont la part de génie aura misé sur l’audace et cette notion de timing qui ne peut se produire sans cette qualité de présence, cette disponibilité faite d’attente et de curiosité. S’il y a une maturation et un progrès continu dans la mise en scène des films de Johnson, c’est probablement le fait de maîtriser de plus en plus cette façon de faire non conventionnelle, qu’il est même parvenu à maintenir, en partie, sur sa dernière et plus ambitieuse production, malgré un lot de défis, spécialement des acteurs professionnels aux disponibilités limitées qui ne lui permettaient plus de filmer plus tard au besoin de nouvelles scènes. Et ce, pour le moment du moins, sans travestir son essence et ses convictions.

Plus intimement, alors que Johnson met en exergue son Ontario natal, sa comédie noire Blackberry nous présente les personnages de deux amis d’enfance, les entrepreneurs et ingénieurs canadiens Doug Fregin et Mike Lazaridis, co-fondateurs de Research In Motion et idéateurs du premier téléphone intelligent. À travers eux, le film traite plus profondément de jeunes hommes dans un environnement fraternel faisant face à un succès soudain et précoce, élément, encore là, étrangement familier pour le jeune cinéaste prolifique. Demeure, in fine, l’enjeu sous-entendu au film : comment ce succès soudain agit-il sur les égos de ces jeunes gens très différents ? Une question que Matt Johnson confronte avec cet habituel effet de perspective, de cinéaste en action et de mise en scène paranoïaque braquée sur lui-même.
 


[1] « How Not to Get Sued with NIRVANNA THE BAND THE SHOW | TIFF 2018 », TIFF Originals (23 février 2018), https://youtu.be/FQXxw6PUu_4?si=14mnZn2FbuvKlRnx.

[2] Alex Nino Gheciu, « Les cinéastes canadiens n’osent pas assez selon Matt Johnson et Kazik Radwanski », La Presse Canadienne (9 septembre 2024), https://www.lapresse.ca/cinema/2024-09-09/festival-de-toronto/les-cineastes-canadiens-n-osent-pas-assez-selon-matt-johnson-et-kazik-radwanski.php.

[3] Nirvana the band the show, (2007-2009), websérie autoproduite en première mouture, s’est retrouvée avec un « n » supplémentaire dans Nirvanna the band the show, (2017-2018), télésérie documenteure dérivée en seize épisodes et deux saisons produite par Viceland.

 

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Article publié le 9 novembre 2024.
 

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