Par
Claude R. Blouin
Si un cinéaste touche le grand public, c’est bien Miyazaki, rival triomphant des réalisateurs de blockbusters hollywoodiens. Qu’il le fasse par un moyen, l’animation, partout ailleurs associé à un public d’enfants, n’en est que plus remarquable.
Né à Utsunomiya en 1941, le cinéaste recrée aussi bien le souvenir qu’ont pu laisser en son enfance la guerre et ses suites, que les impressions laissées par les récits folkloriques, qu’ils aient, comme pour les autres Japonais, été entendus de la bouche de parents, ou de celles des enseignants, colportant légendes et contes. Nul Japonais n’échappe à ces statues de blaireaux, qui saluent le passant à l’entrée des restaurants, l’assurent qu’il y fera bonne chère, avec un service impeccable, et du bon saké. Le blaireau, ou plus précisément, le tanuki, auquel les studios Ghibli ont consacré Pompoko, c’est connu, peut aussi être ce soiffard, qui s’invite au comptoir, écluse à qui mieux mieux, et s’échappe au moment de payer la note. Mais, irrité, ce maître en métamorphoses peut devenir, occasionnellement, dangereux.
Plus susceptible des égards dus à son rang de quasi-divinité, et d’autant plus pointilleux, présent aussi sous forme de statue à l’entrée de nombreux sanctuaires, terrain de jeux des enfants, le renard, voir
Rêves d'Akira Kurosawa, peut faire payer cher la désobéissance à ses ordres, ou devenir femme séduisante, susceptible de séduire le pèlerin et de l’agresser ensuite, ou, fils affectueux, s’attacher au possesseur d’un tambour fabriqué avec la peau de sa mère (Tadanobu, au théâtre kabuki).
:: Princesse Mononoke (Hayao Miyazaki, 1997)
Mais, dans
Princesse Mononoke, ce sont cerfs et cheval, qui volent la vedette. Cheval et cerfs ont une place particulière dans l’imagerie ancienne. Car, voyez leurs oreilles frémissantes, ils entendent les propos des dieux, les portent. Sangliers et loups interviennent, bien sûr, auxquels s’associe la sauvageonne princesse, révoltée de l’orgueil, ou de l’outrecuidance des hommes, responsables d’asservir le monde à leur seule fin de puissance.
Et voici un arbre immense, dont le documentariste Montmayeur, dans Le studio Ghibli et le mystère Miyazaki, nous découvre la source d’inspiration, cet arbre trois fois millénaire, de l’île de Yakushima, impressionnant par sa présence, aussi bien que par ce qu’il suggère à l’imagination. Le plus ancien coexisterait, donc, avec le plus neuf, les âges se perpétueraient, dans le présent, en leurs conséquences.
Qui, au Japon, n’a souvenir, jusqu’aux touristes, d’arbres, distingués des autres par le shimenawa, la corde tressée qui les enlace ? Animaux, végétaux… Pics de montagnes, îles, qui en sont la face immergée, sont lieux de révélations, en sorte que même le règne minéral est convoqué, en ces récits anciens de création du monde. Les secousses quotidiennes du sol rappellent aux îliens qu’elle n’est point achevée… De là proviendrait-elle cette tendance à se réchauffer au creuset du groupe, à se donner un lieu, d’apparence au moins, stable ? En tout cas, Miyazaki demeure sensible à ces mouvements, qui parcourent tous les règnes.
En écho du grand Pan des Grecs, voici le dieu des forêts, admirable apparition, dont la fin signifierait celle des hommes, aussi bien que de toute vie. Ainsi, aux échos de la cosmogonie shintoïste, s’ajoutent les préoccupations écologiques de notre temps.
Notons comment, mine de rien, sous couvert d’un film d’action, Miyazaki prend en compte un autre sujet, qui intéresse notre temps : celui de la définition des rôles sexuels. Non seulement le profil psychologique des hommes est-il contrasté, de l’espion au héros, mais, outre l’attention au jeu des sentiments, le cinéaste s’attache à la fonction sociale des femmes : ouvrière, paysanne, reine, solitaire… elles rivalisent de force et de détermination et d’adresse. Guérisseuse ici, la voici guerrière maintenant!
De la cosmogonie, le lecteur occidental retiendra, entre autres, le jeu indissociable de la fécondité et de la déjection, de la patience et de l’impulsivité, jeu qui éclaire films de genre, comme d’auteurs, celui de la violence requise pour stimuler la puissance suprême, comme le rappelle le duel entre le dieu du vent, colérique, Susanoo, et la déesse du soleil, Amatérasu, irritée de l’impétuosité de son frère.
Miyazaki, lui, associe bien rythme du travail des champs à celui des peuples chasseurs, et à celui des sédentaires urbanisés. Il y décèle la part de choix, de tri, nécessaire en toute civilisation. Il rappelle le cadre englobant des saisons, la nécessité de l’alternance entre temps de travail et temps de fête. Cela est suggéré, n’entrave jamais la poursuite du héros, ni celle du récit par le spectateur!
Le cinéaste « invente », mais en continuité avec l’esprit des contes, ces esprits « cliquetant », qui peuplent la forêt. Et, s’il détourne le sens du mot mononoke, en l’appliquant à la princesse, il ne fait que jouer avec un terme, qui a été sujet à ses propres métamorphoses le long des siècles. Mais il conserve et exprime le sentiment très fort qu’une puissance peut s’inscrire dans les objets (mono : chose; ké : énergie?) : en de nombreux sanctuaires, cette religion, qui n’a connu de représentations de ses dieux qu’après l’influence du bouddhisme, conserve des objets, ainsi investis de sacré.
Ce sens de continuité et d’interdépendance entre les mondes, les divers règnes de la Nature, cette assurance que l’homme est bien un animal, devraient prémunir contre une destruction massive par l’industrialisation et l’appât du gain rapide. Ce n’est pas le cas. Ces terres dévastées, arides, elles ne sont pas seulement souvenirs, plus ou moins conscients, de scènes de guerre, mais aussi une invitation à regarder ce que nous sommes en train de faire de notre environnement.
:: Nausicaä de la vallée du vent (Hayao Miyazaki, 1984)
Miyazaki ne se contente pas de fondre, ainsi, en créations originales, les récits modernes aux anciens : il puise dans la tradition des contes fantastiques de son pays, les chroniques guerrières, aussi bien que dans Homère (voyez
Nausicaä), Leblanc (voyez
Lupin) . Il peut conjuguer les apports de l’art du Moyen Âge et de la Renaissance européenne, en ses premiers films, à ceux de l’expressionnisme dans
Le château ambulant. Se revendiquer, en son propre art, d’Osamu Tezuka et de Grimault, dont
Le Roi et l’Oiseau a eu un tel impact sur tant d’animateurs nippons, par ses thèmes comme par son usage de l’expressionnisme et du langage poétique.
Traditions d’Orient et d’Occident se marient, pour nous rappeler qu’en dépit de ce que voudraient ceux qui invoquent une idéale pureté, c’est en se métissant que l’art japonais a pris sa couleur propre. De Chine, de Corée, des États-Unis en cinéma, d’Europe en divers courants littéraires, selon les siècles et les rencontres avec l’étranger, chaque génération d’artistes japonais extraie, pour parler de ce qu’elle a, chez elle, sous ses yeux, des accents, conjugués à ceux des voix de son pays, accents non seulement uniques à elle, mais, dans la mesure où l’artiste plonge au plus profond, accents divers, par rapport à ceux de ses propres compatriotes du même âge.
Mythes et écologie, récits d’ailleurs et du Japon. Il y a un autre métissage, celui des époques de l’Histoire, catapultées, ici, les unes contre les unes, jusqu’à devenir une. Du Japon préhistorique, avec ses paysannes chamanes, qui lisent l’avenir dans la craquelure des os ou le lancer des pierres, à la mythique reine Himiko, dont parle une chronique chinoise, ici, chamane elle-même, mais aussi maîtresse du secret des forges, à la période des guerres civiles, avec les références aux armes et visées unificatrices des Asano, les périodes se télescopent, jusqu’à inclure cette fabuleuse ère, où hommes et bêtes communiquaient.
Or, qu’est-ce qu’une civilisation, sinon la rencontre de trois éléments : le heurt avec un problème qui se présente sous la même forme à un groupe d’hommes, le partage d’éléments de reconnaissance et d’un code, qui permettent la communication, l’entente sur l’existence de celles d’entre les différences qui seront perçues comme richesses. Chacune des époques, ici recréées, se heurte aux trois autres, en un choc des civilisations, une accélération des évènements, qui paraîtront familiers au spectateur des bulletins de nouvelles, comme à celui dont l’emploi est menacé par déplacement des sites de fabrication vers d’autres pays, ou à celui qui, en son travail, se heurte, au quotidien, à des langues et mœurs, dont il n’est pas sûr de saisir le sens.
Autant dire que Miyazaki fait dérouler un récit qui n’est qu’en apparence intemporel, à travers des personnages aussi distincts de caractère, que peuvent l’être les Japonais entre eux, au mépris de la légende véhiculée, autant par beaucoup d’entre eux que par des étrangers. Comment ne pas soupçonner l’effort d’effacement, plutôt que sa spontanéité, dans un peuple, dont l’imaginaire donne autant de variétés à ses fantômes et aux apparitions, qu’il y a de vallées séparées de hautes montagnes, de régions, de ce qu’il faut appeler patries, au sens ancien du terme ? Si conformisme et pression du groupe il y a, ils ne sont point innés, d’essence, nippons.
:: Le vent se lève (Hayao Miyazaki, 2013)
Et si le souvenir des formes se perpétue, la sagesse est dans la reconnaissance que l’esprit vit, non la forme : celui des personnages qui porte le sens est celui qui demeure ouvert à ce que les métamorphoses du réel modifient des représentations, un moment figées, en fonction desquelles il agit sur les évènements, aussi bien qu’il est porté par eux. Ceux qui s’accrochent à l’idée qu’ils se font du monde, jusqu’à n’en pouvoir saisir que ce qui les confirme dans leur jugement, n’engendrent que destruction.
C’est encore du lien entre paysage et visage, nature et homme, dont il est question. Des conditions qui font que l’être se perpétue sous forme de vivant, des histoires qu’il se raconte pour venir à bout de ce qui menace la vie, ou de celles qu’il se récite, pour se convaincre de la compromettre.
Si Miyazaki parle à ses compatriotes, c’est, d’une part, parce qu’il s’adresse à eux à partir de la réalité de leurs références, désormais universelles, mais encore enracinées aussi; c’est d’autre part, parce qu’il cherche les sujets et le style auquel peut donner forme, de manière le plus spécifique, son art. Comment ne pas saluer cette quête de ce qui demeure, alors que tout est métamorphose, cette quête du même, dans l’autre qui paraît ?
Animation : de dessins fixes, tirer du mouvement. Jongler, selon la leçon de McLaren, avec les intervalles, le saut entre deux pauses. Donner ou redonner de la vie à l’inanimé. Du ke au mono.
Et que le vent se lève!
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BIOGRAPHIE
Claude R. Blouin est né en 1944. Après un mémoire sur les correspondances entre Plutarque et Montaigne, il a mené conjointement ses tâches d'enseignant au collégial (grec, litt. française et québécoise, divers cours de cinéma), une charge de cours en cinéma japonais à l'université de Montréal pendant quelques années et la publication d'articles essentiellement consacrés au cinéma japonais, ainsi que celle de livres (essais, nouvelles, roman). Sa dernière publication est un recueil de nouvelles, Un brin d'herbe, éd. Le Murmure (disponible aux Librairie du Square à Montréal, Librairie René Martin à Joliette). Vingt voyages au Japon ont complété son exploration des représentations de l'être humain que les Japonais ont données via films et romans traduits.