:: René Lévesque, journaliste à Radio-Canada (juin 1949) [BAnQ]
Robert Lévesque lui-même (directeur de collection chez Boréal) — ne pouvant contenir l’enthousiasme que l’œil scintillant, la main nerveuse et le souffle court trahissaient — m’avait mis au parfum, cet été, dans les alcôves de la Cinémathèque Québécoise. — « Tu sais que René Lévesque a écrit des critiques de films... à la fin des années 1940... ? » — (Stupéfaction.) « Et c’est bien écrit... ? » — (Émotion.) « Et comment... ! » J’aurais pu croire à un canular, une fumisterie, un attrape-nigaud, une farce plate, un poisson d’avril en plein mois de juillet. « Mais motus... tu n’en parles à personne ; on publie ça dans quatre mois. » La tension monte. Les lumières baissent. Je prends ma place et mon mal en patience. Encore 120 minutes et 120 jours dans l’obscurité. Attente insoutenable. Mais c’est après les avoir parcourues, enfin, ces chroniques, que je me suis (re)mis à douter. Comment est-ce qu’un jeune homme de 25 ans — car il avait 25 ans à l’époque —, ayant grandi à New Carlisle, de surcroît dans le Québec de la « Grande noirceur » (plus de 30 ans avant les VHS, plus de 40 ans avant les DVD, plus de 50 ans avant internet) a-t-il pu faire preuve d’un tel savoir (technique), d’une telle connaissance (encyclopédique), d’une telle sensibilité, d’une telle vivacité, d’une telle acuité, d’une telle maîtrise des rudiments de la critique — qui existait à peine —, et puis, surtout, d’un tel esprit (que confère à ceux qui en font preuve l’érudition qui échappe au commun). C’est incarné, informé, bien tourné et foutrement drôle. Les chroniques sont sorties de l’ombre où l’ignorance les avait confinées. Je peux maintenant laisser surgir le lot de réflexions qu’a éveillées leur lecture. Lumières vives est le genre de livre — que dis-je de livre, de découverte ! (merci à Jean-Pierre Sirois-Trahan, fin limier et sagace détecteur) — qu’on ne peut garder pour soi.
Pourquoi doit-on dare-dare se précipiter en librairie ? Pourquoi doit-on dévorer ces critiques ? Pourquoi doit-on en savourer chaque ligne ? C’est que ce futur Premier (premier en tout, d’ailleurs) est, à la fois, un grand critique, un grand érudit et un grand écrivain. Et que le monde — et a fortiori le jeune critique qui, aujourd’hui, voudrait pratiquer la profession — gagnerait incontestablement à être éclairé par ses « lumières » (vives).
René Lévesque : le critique
À lire ses chroniques, nous remarquons que le profit que nous pouvons en tirer est double : elles nous offrent une connaissance plus approfondie non seulement sur les films dont elles parlent (en particulier), mais aussi sur le cinéma (en général) dans lequel ils s’inscrivent (buts que devrait viser tout critique). Mais ce n’est pas tout. Si, d’une part, elles nous en apprennent sur les films — et le cinéma — dont elles parlent, elles nous en apprennent aussi, d’autre part, sur le métier de celui qui en parle. À la fois critique du spectacle et spectacle de la critique, ces textes offrent non seulement un plaisir, mais un apprentissage que nous gagnerions tous — auteurs (sommés d’honorer leur métier) comme lecteurs (en droit d’exiger cette rigueur) — à étudier, d’abord, puis à intégrer, ensuite.
D’entrée de jeu, nous entendons un cri du cœur, vif, spontané, une émotion incontrôlable, une déclaration d’intention (qui dénote, dès l’abord, une indiscutable cinéphilie), une affirmation... péremptoire :
« The Search [Fred Zinnemann, 1948] est un grand film. »
« Ce film est le pire navet que j’ai vu... ! »
« The Red Shoes [Michael Powell, Emeric Pressburger, 1948] est le nec plus ultra du film conventionnel. »
« The Fountainhead [King Vidor, 1949] : d’un horrible best-seller on tire un film horrible. »
« Voilà un film qui passe, et magnifiquement, à un cheveu du ridicule le plus complet. »
« State of the Union [Frank Capra, 1948] [est] un horrible petit soap opera tiré d’un piètre ouvrage de Sinclair Lewis. »
« Rope [Alfred Hitchcock, 1948] est un film superbe. [C]’est même un film sur lequel on peut risquer le mot de chef-d’œuvre. »
« Ces films de la veine Boys Town [Norman Taurog, 1938] et Dead End Kids [à partir de Dead End (William Wyler, 1937)] [...] ont le don de m’horripiler souverainement. »
« Anna Karénine [Julien Duvivier, 1948] est l’une des "adaptations" les plus intelligentes, et les plus intéressantes, de l’année cinématographique. »
« The Big Clock [John Farrow, 1948] est un mécanisme pas très complexe, même un peu simpliste, mais fort habilement agencé par un couple d’horlogers experts. »
Et ces proclamations sont souvent formulées avec un humour facétieux et salutaire :
« S’il est vrai que les sermons les plus courts sont les meilleurs, Fabiola [Alessandro Blasetti, 1949] ne fera certes pas de convertis. »
« Le plus lourd des dormeurs, dans le plus pédestre de ses songes, nous recréerait une Atlantide [Siren of Atlantis (Gregg G. Tallas, 1949)] autrement trépidante que celle-là. »
« Si vous allez voir ce film [The Loves of Carmen (Charles Vidor, 1948)], vous serez outrés, j’espère bien, du sort que l’on y fait au malheureux Mérimée. »
« Henry Morgan, est célèbre à la radio new-yorkaise et son premier film, qui sera je l’espère son dernier, s’intitule So This Is New York [Richard Fleischer, 1948]. »
« [C’est] un méli-mélo de trouvailles et de platitudes, un rythme endiablé, qui, ne conduisant nulle part, nous y mène cependant au grand galop !... »
Proclamations qui ont même, parfois, l’aplomb du proverbe ou la sagesse de l’aphorisme :
« Rien de plus menteur que les phrases embrasse-tout. »
« Un tel spectacle, ce n’est plus du cinéma — c’est de la vanité nationale... »
« Chacun son pays, chacun son accent, et les navets du coup seront moins nombreux d’une bonne moitié. »
Rationalisation d’une impression
Certes, ce cri, cette émotion, cette déclaration nous apprend qu’il en a vu, des films, et que son goût s’est aiguisé au fil du temps, mais ce serait trop simple, trop facile, malhonnête d’en rester là. Il passera donc méticuleusement en revue le scénario, son traitement, la mise en scène, la composition de l’image, les angles, les plans, les mouvements, l’éclairage, le découpage, le montage, le rythme, la musique, la bande-son, les costumes, les décors, le jeu des acteurs. Voilà un critique de cinéma qui, enfin (ou plutôt : dès le départ) parle de... cinématographie!
Et il ne faut être dupe. Quoiqu’il essaie de nous le faire penser, par ses innombrables marques de pseudo-fausse-modestie (« pour les ignares sereins de mon espèce »), Lévesque n’est pas un néophyte. Il connaît son métier. Son cinéma. Son histoire. Sa technique. Et il sait comment se réalise — ou devrait se réaliser — un film. D’abord, le fond, le sujet, l’idée et, bien sûr, son traitement (de la gestation à sa conception... jusqu’à sa construction). Ensuite, la forme, le style, la façon, autrement dit, son exécution (sa transformation). C’est une ligne éditoriale dont il disséminera les critères de page en page et qui, enfin reconstituée, devient un véritable « art poétique ». Pour lui, « l’essentiel d’un film, c’est une gestation prolongée et ensuite une construction [...] intelligente et soignée ; après quoi le tournage, surtout avec de bons interprètes [...], devrait être la moindre des choses... »
Il est donc attentif au traitement de l’idée, du sujet, puis à sa mise en forme, voire à sa mise en scène. « On peut louer des studios, des appareils, on peut employer les acteurs de son patelin, on peut..., dira-t-il à propos de Rome, ville ouverte (Roberto Rossellini, 1945), mais tout d’abord, il faut savoir choisir avec goût et intelligence le sujet et son scénario. » Et, « selon qu’on le traitera bien ou mal, il en peut sortir une œuvre puissante ou médiocre ; ou même ridicule ». Il n’y a pas de mauvais sujets ; il n’y a que de mauvais traitements. Tâche qui incombe au scénariste. « Ce n’est pas l’amour entre trois personnes qui est stupide, puéril, usé jusqu’à la corde ; c’est tel ou tel écrivain, qui en fait une plate et vide formule. » (La formule, il y reviendra). « C’est à peu près le thème de toutes les murder stories, qu’elles soient parlées, imprimées ou filmées. C’est la façon — le style, si l’on veut — qui est ici remarquable. » On croirait entendre Barthes : « Quiconque ne s’intéresse pas au style est condamné à lire partout la même histoire » (je cite de mémoire). Et il arrive enfin que « l’exécution [soit] terriblement au-dessous de la conception ». Tâche qui incombe au cinéaste. C’est au moment du tournage (auquel il assiste !) et de la sortie tant attendue — ici, s’entend — d’Un homme et son péché (Paul Gury, 1949) qu’il expose ses idées le plus cru(elle)ment : « Le problème du sujet, du fond, semble résolu... Mais nous ne sommes encore qu’à mi-côte. Reste la forme : un bon sujet ne devient pas tout seul du vrai cinéma. Il n’y parvient, comme toute matière première, qu’après une transformation dont les procédés changent sans cesse et se compliquent à mesure que les pionniers explorent des domaines nouveaux. » Et Gury, selon lui, a failli.
Au sujet de cette adaptation, il filera sa métaphore afin de rappeler — ou d’apprendre — à son lectorat l’importance du metteur en scène : « Tout cela ne fait pas un film. Cette foule de bouts jetés en vrac dans les boîtes demeurent pour l’instant aussi informes qu’un monceau de briques : tant mieux si la texture est bonne, mais le bâtiment reste à faire. L’on ne dira le mot film que le jour où le metteur en scène aura réuni, fondu ses images et cette bande sonore, et ces bribes d’orchestre, en un tout. Le metteur en scène ! L’homme-prodige, le Pic de notre siècle ! Il lui faut la maîtrise de six arts, autant de sciences exactes et d’une bonne douzaine de métiers. » Étonnant, non ? Nous sommes plus de cinq ans avant cette fameuse « politique des auteurs », définie par François Truffaut dans les Cahiers du cinéma. Et pourtant, pour Lévesque, la chose est déjà entendue : « [O]n sait que les dernières semaines de travail, découpage et montage, sont les plus importantes, celles où le film prend forme acquiert sa personnalité, celles où le metteur en scène le marque à jamais de sa griffe. »
Mais pourquoi va-t-on au cinéma ?
René Lévesque (premier en tout, disais-je !) semble donc pratiquer — aussi étonnant que cela puisse paraître — la sémiologie avant l’heure (appelée de ses vœux par Saussure dans une ligne de son Cours de linguistique générale, popularisée par Barthes dans les articles qui formeront ses Mythologies, enrichie par Metz dans les chapitres qui donneront ses Essais sur la signification au cinéma) [1], mais aussi flirter avec la sémio-pragmatique (avant même que Roger Odin n’en forge le néologisme). En effet, pour lui, le cinéma est d’abord une expérience — en salle (ce qui peut nous apparaître aujourd’hui, ou bien incontestable, ou bien anachronique) — que le spectateur vit avec le film... et d’autres spectateurs (qui la vivront chacun à leur façon et dont il devra nous faire oublier la présence).
Il esquisse cette idée lors de la critique de Home of the Brave (Mark Robson, 1949) : « Voici en effet le film que l’on vit. Pas un spectacle, pas même un de ces spectacles réussis que l’on qualifie de réalistes ou de néo-réalistes — mais une expérience bien personnelle, qui diffère d’un fauteuil à l’autre. Une expérience violente, faite de chocs aussi élémentaires que l’amour, la haine, la mort. Pendant ces deux heures, quoiqu’on en ait, on ne regarde pas, on n’assiste pas vraiment, on "est"... » Car le cinéma est une expérience qu’on doit vivre en salle. Avec d’autres. Avec soi. Avec son bagage. Avec sa disposition. « Un film est souvent "visionné" à travers le prisme peu favorable d’un estomac détraqué ou d’une crise d’humeur noire », laisse-t-il choir. Le critique fait entendre sa voix, sans pourtant s’y arrêter.
:: James Edwards dans Home of the Brave [Stanley Kramer Productions]
Or, nous aurions tort de croire que ses critères demeurent les mêmes pour tout ce qu’il regarde, que son attitude reste inchangée de soir en soir, de siège en siège. On peut apprécier avec la même exigence, mais non avec les mêmes critères, un thriller, un music-hall ou une screwball comedy. Par exemple, « toute la classe d’un film Wild West doit résider dans la simplicité de son action, dans le rythme de sa mise en scène, dans le muscle de ses chevaux et le coloris de ses extérieurs ». CQFD : Il faut prendre le film pour ce qu’il est. Bien avant que Jauss publie son Esthétique de la réception, dans laquelle il tracera ce fameux « horizon d’attente », Lévesque se demande si le film se situe en-deçà ou au-delà de celui-là et le juge en fonction de cette ligne.
Il n’en demeure pas moins que, pour lui, tout film, peu importe son genre, doit atteindre un but : permettre l’évasion. Aussi prosaïque que cela puisse paraître, et n’en déplaise aux intellectuels qui sont dans la salle, le film doit être une « évasion » (il emploiera le terme plus d’une fois). Mais il le précisera. De page en page. Et alors, les intellectuels auront du mal à rester campés sur leurs positions ; ils devront se rallier à cette idée apparemment saugrenue ou forcément étriquée. « Un film, c’est avant tout un divertissement, une distraction, une "évasion" — appelez ça comme vous voudrez, en bon canayen [...] on dit simplement que ça change le mal de place. Le rôle du cinéma populaire — et pour l’instant il n’en est à vrai dire point d’autre — est de faire oublier la salle et le fauteuil et les embêtements du bureau, le voisin qui fleure l’ail et la voisine qui sent trop bon — bref, de me faire sortir de moi-même... Le film qui remplit bien cet emploi aura beau souffrir par ailleurs de tous les vices, ce n’est pas absolument un navet. Celui, par contre, qui ne parvient pas à m’avoir, qui me laisse penser aux courses du lendemain, je sais qu’en dépit de tous les fignolages et de toutes les prétentions, il ne vaut pas cher. »
Fut un temps où c’était les cathédrales, fut un autre où c’était le théâtre, fut un autre où c’était les salons. « Le cinéma, fils du siècle, est aujourd’hui le grand centre de distraction et, pour des millions de gens qui ne lisent pas ou plus, l’unique centre de culture. » En somme, « on ne doit aller au cinéma, essentiellement, que pour se distraire (c’est-à-dire pour être hâlé quelques instants hors de ses tracas et de ses inquiétudes) ». Pour y arriver, le film doit donc parvenir à nous faire oublier que nous sommes devant un film (et à côté d’autres spectateurs). Il doit s’effacer au profit de cette illusion qui permet l’évasion. Ars celare artem. Mais pourquoi, même si le travail est gommé, n’arriverait-il pas à s’oublier, à s’évader ? Parce que le film ne lui offrirait aucun moment de vérité. Tromper l’ennui, oui ! Tromper le public, non ! Voilà deux des exigences dont il ne se départira jamais. Et Lévesque, en bon critique (toujours), devra, une fois charmé ou lassé, déplacer son regard du fond (dans lequel il fut aspiré ou duquel il fut repoussé) à la forme, afin d’afficher — de rendre visible, palpable — ce qui a été (si ingénieusement) effacé.
Si le film doit laver toute souillure qui maculerait la fenêtre au travers de laquelle il nous donne à voir le monde, ce monde ne doit pas, en revanche, être immaculé, évanescent, inconsistant. Ce monde doit être criant de vérité. La fiction doit se faire documentaire. « Cette authenticité des décors, s’ajoutant à la simplicité poignante de l’intrigue et à la maîtrise des interprètes, donne au film une hallucinante précision de documentaire. [C’est] une peinture qui est un tableau de maître. » Devant un film falot, il conclura : « Non, décidément, ce n’est pas dans ce film qu’on doit chercher un tableau fidèle, encore moins complet » de tel ou tel lieu, de telle ou telle époque. Et pour atteindre à cette vérité, il ne faut pas avoir peur du laid, du sordide, du repoussant, ne pas lessiver avec un détergeant plus blanc que blanc, ne pas peindre avec un coloris plus grand que grand : « Comme sont agréables aussi, et reposants après les orgies de Technicolor criard auxquelles nous avons à survivre, la douceur et les dégradés subtils de cet Agfacolor not-made-in-Hollywood ! Pour la première fois depuis longtemps, j’ai vu, dans les eaux de Venise, une eau qui n’était plus atrocement, "glorieusement" bleue, mais glauque et un peu sale, comme toute eau qui se respecte... » Proudhon, l’avait dit : « Toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l'art. »
En somme, la tâche d’un scénariste et d’un cinéaste (fameux « tandem ») — et c’est ce que Lévesque attend quand il va au cinéma —, c’est de nous faire découvrir « sous le coloris et les carillons de surface une foule de nuances et de résonnances profondes », « de voir, d’oser voir par-delà l’épiderme », de proposer une « étude honnête et fouillée d’un homme et de son milieu ». Voilà la ligne en regard de laquelle il rédigera les siennes.
Et les mauvais films?
En somme, un bon film, c’est « un film qui a quelque chose à dire et qui le dit de l’exacte manière qu’il fallait ». Et si Lévesque sait ce qu’un film doit être, il sait aussi ce qu’un film doit n’être pas. Le critique pourfend la facilité, la simplicité, l’imbécillité, il se méfie des morales-à-deux-balles et des sermons-à-la-con, abhorre les personnages fades et monolithiques, déteste les films qui, n’assumant pas les lieux dans lesquels ils situent leur action, campent leurs décors « nulle-part-dans-le-monde-et-surtout-pas-là ». Grand garçon, il refuse qu’un film lui serve un message : « Les autres [films] avaient justement comme première et commune caractéristique cette insupportable suffisance des bandes qui s’imaginent porteuses d’un "message" et qui se complaisent sans fin dans leur propre vacuité. » Le film réussi évite tout moralisme : « Le réquisitoire social est là, d’autant plus fort qu’il se refuse le pathos élimé des réformateurs professionnels. » Journaliste humaniste, il préfère la réflexion au réflexe : « [Ces personnages] ont pour unique fonction de nous inspirer la plus profonde antipathie. Non pas de nous exposer une situation, de nous faire réfléchir, mais tout simplement, tout bêtement, de nous faire haïr. » Lecteur aguerri, il n’accepte pas de se faire prendre pour un idiot : « Même formule adaptée du roman policier, même idiote psychologie en blanc et noir, même confiance absolue dans la naïveté gobe-tout du public. » Spectateur boulimique, il a par moments du mal à avaler ce qu’on lui sert : « Et cela nous vaut des opérettes et des comédies où cheminent, au travers du vacarme, des intrigues qui tâchent désespérément à tout expliquer, à tout réduire au dénominateur du common sense, des intrigues qui semblent nous dire : Nous le savons bien que ça n’a pas une miette de bon sens, mais ce n’est qu’un jeu, il ne faut pas le prendre au sérieux... ». Au reste, comme il le dira ailleurs, fidèle à sa ligne éditoriale, « le bon sens n’est pas distrayant ». Point barre !
Il exècre la radio ou le théâtre filmé(e). Il dira, au sujet d’Un homme et son péché, un film — et c’est, en tant que critique, la plus inconfortable de toutes les positions — qu’il aurait aimé aimer : « On aurait pu montrer là une séquence impressionnante, sans une parole ! » Il maudit la « caméra qui n’interprète pas, qui ne transforme, n’accentue, ne déplace rien, mais qui fixe la scène, tout droit, comme un œil de spectateur ». Il l’assertera sans détour : « L’image est tout le cinéma. » Et le condamnera sans ambages : « On besogne d’arrache-pied à dire en mille mots ce qu’une seule image de bonne venue eût tellement mieux exprimé ! » Il s’en prend aux cinéastes qui se prétendent cinéastes parce qu’ils tiennent une caméra (comme il s’en prendra aux critiques qui se prétendent critiques parce qu’ils tiennent une plume) : « Comme le roman, [le cinéma] peut se servir de la description, du retour en arrière, de l’anticipation, bref d’un "mixage" incessant. Pour ce faire, il possède, lui aussi, son instrument : la caméra, et son rythme, son secret : le montage. » Puis, il ajoute : « L’essentiel, le défaut qui explique, qui contient tous les autres, c’est une ignorance sereine de ces deux fondements du cinéma : les ressources de la caméra et l’art du montage. Car sait-on se servir d’une caméra, lorsqu’on ne rapproche l’objectif pour aucun gros plan [...], lorsqu’on ne le déplace pour aucun travelling soutenu, lorsqu’on ne l’élève jusqu’à l’horizon d’aucun panorama vraiment typique de nos Pays-d’en-Haut ?... Et que sait-on du montage, lorsqu’on se permet seulement ce finale interminable, semé de propos oiseux et d’adieux inutiles ? D’où il ressort, pour moi, que notre cinéma a besoin de faire ses classes de mise en scène, de perdre cette détestable optique de réalisation-TSF. » Même a contrario, Lévesque offre, par la bande, une véritable « classe de maître » au jeune critique.
:: Nicole Germain et Hector Charland dans Un homme et son péché [Éléphant]
Après avoir été correspondant de guerre en Europe, son combat pour le film intelligent et bien senti, Lévesque le mènera, en Amérique, et sur tous les fronts. S’il raille les piètres productions de chez nous — celles de l’ONF mises à part bien sûr —, il s’en prendra au monstre hollywoodien qui s’ingénie, avec un suspect succès et une vitesse angoissante, à l’équarrissage des esprits et au décervelage de l’humanité. C’est ce cinéma-là, si populaire, si rassembleur, qu’il accuse du nivellement qui l’horripile. Plusieurs films hollywoodiens « nous ont familiarisés avec la formule » (nous y revenons !). « Oui, formule... Car, exploitée toujours de la même façon brutale et simpliste, la trouvaille déjà vieillit et prend figure, comme tant de choses hollywoodiennes, d’assez exécrable procédé. » Mais comment le David-canadien pourra-t-il vaincre le Goliath-étazunien ? Il nous mettra en garde : « Primo : on ne peut pas remplacer au Canada les films étrangers ni même les supplanter. Secundo : pour se tailler une place honorable sur l’écran international, il faut avant tout s’écarter des méthodes de Hollywood. » Non pas faire sienne la formule, mais la fuir. Fallait-il être couillu ?
« Hollywood ! Hollywood ! Hollywood ! Hollywood !... C’est un long soupir, un haussement d’épaules. C’est le plus impeccable alexandrin que j’aie de ma vie confectionné », s’exclamera-t-il, emphatique et bouffon. Il tapera sur ce clou tout au long de ses quatre-vingt-huit chroniques. Il s’effraiera de l’avidité de sa horde de producers voraces : « Je tremble en voyant ce même Hollywood, où l’on ne s’inquiète des idées et du sort des hommes qu’en autant qu’ils peuvent grossir la recette, proclamer la croisade et partir en guerre de son propre chef. » Il attaquera l’opportunisme abject de ses obséquieux sbires : « Hollywood suit, ne fabrique jamais une marchandise qu’une fois le marché soigneusement reconnu, évalué. Hollywood est fabricant d’entertainment, et non d’idées, encore moins de consciences sociales. » Il vilipendera l’atterrante bêtise de ses artisans sans imagination : « Hollywood, en effet, peut être la capitale de tout ce qu’on voudra, sauf du bon goût, de l’invention délicate et de la finesse d’esprit. » Couillu ? Et sagace !
S’écarter des méthodes — ou des formules — hollywoodiennes ? Soit ! Mais comment ? Pour ceux qui, bien de chez nous, argueraient, l’excuse facile et la défaite à la main, que « nous ne sommes qu’un petit peuple et non quelque chose comme un grand peuple », il conviera le déstabilisant contre-exemple de la Suède : « Le bon sens, le talent, voilà ce que nos entrepreneurs de business cinématographique n’ont pas encore découvert. De méchants scénarios, qui ne sont pas vraiment de chez nous, oui ; de boiteuses mise en scène, des montages bousillés par une mégalomanie micro-hollywoodienne ou par de non moins baroques mesquineries, oui encore. Mais ce que les Suédois, eux, ont trouvé tout de suite, non ! Pourtant, les Suédois ne sont ni plus riches, ni plus nombreux, ni (sauf erreur) plus intelligents que nous. Mais j’ai cru discerner, en voyant Torment [Alf Sjöberg, 1944], que leur cinéma n’est pas uniquement, exclusivement centré sur la recette à calculer, sur les profits et pertes. Les auteurs de Torment ont songé avant tout à faire du vrai, du bon cinéma. » Qu’on le rappelle, il s’agit tout de même du premier scénario qu’ait signé un jeune homme alors inconnu ayant pour nom... Ingmar Bergman. Quelle sagacité ! Et quel flair !
:: (De gauche à droite) Mai Zetterling, Alf Kjellin et Stig Järrel dans Torment [Svensk Filmindustri]
À qui la faute?
Sociologue dans l’âme et politicien avant l’heure, Lévesque posera constat et question sur cet affligeant nivellement auquel il semble, seul, assister à l’insu des badauds qu’il côtoie sous les marquises. « Pourquoi les films les plus moches s’éternisent-ils sur nos écrans tandis que les bons, à peine arrivés, aussitôt, disparaissent ? », se demande-t-il alors comme on peut toujours se le demander aujourd’hui. « [P]ourquoi les Canadiens français préfèrent-ils un navet de Hollywood à la plus belle production française ? » Devançant les poètes qui développeront bientôt leur discours sur l’aliénation (Miron en première ligne), Lévesque cartographie le Québec en deux brillants paragraphes, qu’il faut lire in extenso. Et puis, « les proprios et les distributeurs, comme Hollywood, ne font jamais qu’obéir aux diktats de la caisse. C’est-à-dire au propre manque de goût et de culture du public. Bref, les vrais et seuls coupables de cette bêtise qui s’étale et triomphe neuf jours sur dix au cinéma, c’est vous et vous et vous, et moi... [S]ans notre aimable concours, les navets ne rapporteraient pas ». On a les films qu’on mérite. Et paf... ! Les navets en pleine poire !
Mais d’où proviendrait cette crasse incurie qui semble si bien nous seoir ? À l’absence de toute vie intellectuelle sur cette terre où les habitants, n’ayant que leur survie en tête, doivent affronter les durs hivers et, conséquemment, à notre absence de (sens) critique. « S’il existe un type canadien, il faut sûrement lui reconnaître comme attributs : une certaine lourdeur d’esprit et de langage, une sereine et confortable affection pour les lieux communs et les platitudes bien-pensantes, un constant souci de ne pas trancher sur le voisin. Bref, une méfiance congénitale à l’égard de l’inédit, du surprenant, et surtout une sainte terreur de ce tout ce qui "ne fait pas sérieux". » On croirait entendre Jules Fournier qui, dans une lettre adressée à Louvigny de Montigny, peignait un semblable portrait, 50 ans plus tôt : « L’isolement, le climat, l’éducation, mille causes obscures, ont fini par faire de nous un peuple d’engourdis, de lymphatiques, — des êtres lents, mous et flasques ; sans contour, en quelque sorte, et sans expression ; tout en muscle, nuls par le nerf ; dans toute leur personne, enfin, vivantes images de l’insouciance, du laisser-aller, de l’à peu près. »
Conséquemment, pour instruire l’habitant et l’aiguiller — voire l’aiguillonner — vers les œuvres qui le méritent, il faut des critiques, de vrais critiques. Mais ceux-ci semblent manquer. Il l’écrira en toutes lettres. Le problème, « c’est l’absence, le non-être à toutes fins pratiques absolu de la critique à Montréal. Je pense aux quotidiens, évidemment, à ces fabricants (qu’on dit) d’opinion publique. [...] Et je songe que ces mêmes feuilles ne s’occupent trop souvent de films ou de concerts, de théâtre ou de radio, même de livres, qu’en fonction de la réclame ; que de toute façon ces items-là sont relégués dans un coin obscur et, autant que possible, confiés aux plumes les plus gauches et les plus ignares qu’on puisse dénicher ! Ainsi cette page "littéraire" du pachyderme de nos quotidiens [je vous laisse le soin de trouver quel journal se cache derrière cette antonomase], qui n’est faite chaque semaine que d’une catalogne de communiqués, de phrases barbares, de chiens crevés et, bien entendu, de sacro-sainte publicité... » On croirait entendre Octave Crémazie qui, dans une lettre adressée à l’abbé Casgrain, posait un semblable constat, 80 ans plus tôt : « Ce qui manque chez nous, c’est la critique littéraire. [...] Si je me permettais de vous adresser une prière, ce serait de continuer ce travail plus en détail, en louant ce qui est beau, en flagellant ce qui est mauvais. C’est le seul moyen d’épurer le goût des auteurs et des lecteurs. »
Non seulement... Le critique est aussi celui qui refuse d’aller là où le vent souffle, celui qui évite de se présenter après la bataille. Le critique doit surtout ne pas avoir peur de penser à contre-courant. Il ne doit pas craindre d’encenser un film que tout le monde a boudé ou de remettre à sa place un film qu’on a trop encensé. Par exemple, quand vient le temps d’établir son « Top 10 », Lévesque hésite à y glisser Monsieur Verdoux (1947), de Chaplin, que toute la critique, pourtant, avait louangé. « Voyez comme il est facile de s’autosuggestionner, surtout quand c’est afin de paraître entendu ! À force de voir ce film porté aux nues par beaucoup d’autres, parmi lesquels de grands connaisseurs, furtivement je l’ai placé là. Sans y croire. Pour moi, c’est toujours une belle tentative ratée, à peine "engagée", l’embryon d’une grande satire née prématurément. [...] Non, décidément, pas Monsieur Verdoux ! » Le critique ne doit pas avoir peur de dire « Vous vous trompez tous ! » et de faire entendre un peu de dissonance.
Reprenons, avant de conclure, une phrase où nous l’avons laissée : « Ce n’est pas l’amour entre trois personnes qui est stupide, puéril, usé jusqu’à la corde ; c’est tel ou tel écrivain, qui en fait une plate et vide formule — et tel critique, également, qui fait mine d’ignorer (ou ce qui est pis, ignore vraiment) qu’il n’est pas de nombre, pas même de sujet, qu’il n’y a en réalité, et n’y aura jamais que des auteurs. » Lévesque semble, non seulement notre premier critique de films, mais notre premier critique de critiques. Oui, l’enseignement qu’il nous offre mérite, 75 ans plus tard, d’être médité.
[1] Dix ans avant la publication des Mythologies, dans lesquelles Barthes parlera du « signalétique », Lévesque écrivait, au sujet d’Antoine et Antoinette (J. Becker, 1947) : « C’est d’abord une échappée, entre deux pans de murs, sur la tour Eiffel, puis, également fugitive, une vue de l’Arc de Triomphe. Pour l’étranger, c’est l’"indicatif" de Paris. »
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