Au centre de
Ready Player One, le roman d’Ernest Cline, il y a James Hallyday. Un génie nous dit-on, créateur de l’OASIS, un univers de réalité virtuelle où les humains cherchent refuge pour fuir un monde (en 2045) croulant sous la pauvreté. Au moment de sa mort, Hallyday lance une chasse au trésor pour tous les usagers de l’OASIS, promettant de léguer au vainqueur les droits de sa création : afin de trouver les trois clés menant à un
easter egg caché dans l’immensité de l’OASIS, les « Gunters » (
egg hunters, ceux qui consacrent leur temps à cette chasse) doivent tout connaître sur la vie d’Hallyday et sur ses références culturelles, tirées pour l’essentiel (quelle surprise) de la culture populaire des années 80.
Au centre de
Ready Player One, le film de Steven Spielberg, il y a Steven Spielberg ; simple acte d’appropriation, il permet à l’adaptation d’échapper au narcissisme infect de l’œuvre originale. En effet, livre de fan sur les fans pour les fans,
Ready Player One présente l’OASIS comme un havre de paix et d’émancipation « conçu pour tous », où l’identité de tout un chacun serait acceptée sans problème sous prétexte qu’elle aurait été choisie, alors que de toute évidence l’OASIS est à l’image d’Hallyday, c’est-à-dire aussi à l’image de Cline : dans ce royaume de « pure liberté », celui qui risque d’être le mieux accepté sera encore celui qui connaît par cœur les références d’Hallyday. D’ailleurs, ceux qui ne les connaissent pas n’ont tout simplement aucune existence dans le roman, et le plus grand crime des corporations, tentant elles aussi de prendre contrôle de l’OASIS, n’est pas tant de vouloir capitaliser sur cette invention qui se veut démocratique, mais plutôt de ne pas posséder le savoir des Gunters. Laura Hudson, dans
un excellent article pour
The Verge, résume bien cette perspective aveugle, qui perpétue aussi l’un des mythes les plus tenaces sur Silicon Valley (le désir d’être le jeune rebelle anti-corporatiste même lorsque l’on est devenu le dirigeant multimilliardaire d’une corporation), en oubliant du coup que c’est précisément ce désir arrogant, narcissique, qui a défini l’Internet tel que nous le connaissons aujourd’hui, beaucoup plus près d’une dystopie où il vaut mieux choisir la « bonne » identité, celle qui correspond précisément à celle d’Hallyday ou Cline, pour éviter le harcèlement ou toute autre forme de violence en ligne (des phénomènes qui auraient magiquement disparu au temps de l’OASIS).
Nous pourrions croire que Spielberg, l’un des grands architectes du blockbuster moderne, autant par ses propres films que par ceux qu’il a produits avec sa compagnie Amblin, ou que par ses amitiés avec quelqu’un comme George Lucas, ne peut que renforcer ce narcissisme, en faisant un film sur son propre cinéma aujourd’hui devenu culte, une autocélébration. Mais si Cline dans son livre s’identifie à Hallyday via son personnage principal, Wade Watts, un Gunter (le romancier crée au fond
son génie idéal, celui qu’en tant que fan il aimerait vénérer, d’où le narcissisme du propos), Spielberg s’identifie directement à Hallyday (interprété par Mark Rylance, qui jouait déjà l’alter ego du cinéaste dans
The BFG), et plus encore au sentiment de mélancolie qu’éprouve Hallyday envers sa création. C’est ce qui permet à Spielberg de déplacer l’enjeu du livre : à l’antagonisme entre le fan gardien de la connaissance et les corporations voulant capitaliser sur ce savoir, Spielberg rajoute la figure de l’artiste, investissant sa création d’une vision personnelle.
Il ne s’agit plus alors de prôner un retour vers le réel en l’opposant au virtuel, comme le fait le livre en toute hypocrisie (comment y croire après avoir été inondé pendant 400 pages de références de toutes sortes, et quand ce savoir de fan est celui qui permet d’accéder au pouvoir ?), mais bien de rappeler que la création, quand bien même il s’agit d’une création recyclant le passé, est avant tout une affaire d’expression personnelle, et donc que notre rapport à l’art n’en est pas un de savoir ou de connaissance. N’oublions pas que Spielberg est lui-même un archéologue, un artiste qui ressuscite des dinosaures, des formes passées (le cinéma hollywoodien classique), pour tracer le chemin entre hier et aujourd’hui en réinvestissant ces formes d’une signification nouvelle, non sans s’inquiéter d’ailleurs des possibles effets néfastes d’un tel parc d’attractions dédié à la gloire du passé ; le fétichisme ou le recyclage qui vident de sens ces artefacts et citations déterrés, il ne peut que s’en méfier. C’est d’ailleurs la grande leçon de sa filmographie : aussi nostalgique soit Spielberg envers le cinéma de son enfance, ce qu’il nous montre film après film, c’est que le cinéma nous apprend à grandir, qu’il forme notre regard sur le monde, mais surtout
qu’il faut savoir le quitter (c’est toute l’importance de l’adieu qui clôt souvent ses films). Pour Spielberg, un livre comme
Ready Player One, une création comme l’OASIS, la nostalgie du cinéma contemporain envers les années 80, Hollywood devenu un Parc Jurassique déréglé, c’est la preuve la plus évidente que son cinéma n’a pas été compris, qu’on en a retenu quelques détails de surface pour en négliger la substance, d’où son identification au regard désabusé que pose Hallyday sur sa création, et sur le culte aveugle qu’elle a engendré
[1]. Alors son
Ready Player One, au risque de la condescendance et de la répétition, se replonge dans ce passé pour rappeler au fan ce qu’il a oublié : que l’art aide à se bâtir un avenir, non à s’enfermer dans le passé.
Ce sera alors le projet du film : utiliser le langage de la culture geek, ses références, pour le réinvestir d’une signification qu’il a perdue (ou qu’il n’a jamais eue) ;
Ready Player One veut nous réapprendre à parler, c’est un travail d’étymologie des images, un dictionnaire qui nous renvoie à la signification originale de ces citations formant désormais notre langage. Bien sûr, dans une œuvre fondée sur un trop-plein de références, nombre d’entre elles demeurent décoratives, mais celles placées à l’avant-plan sont parfaitement pensées et intégrées à la réflexion de l’ensemble, alors attardons-nous à quelques-unes d’entre elles.
C’est la principale, la structure de
Ready Player One étant calquée sur celle d’Orson Welles. Hallyday est le Kane du vingt et unième siècle, un homme qui a bâti un monde à son image, une entreprise médiatique, et qui en mourant a laissé un indice (Rosebud/des clés), que les personnages tentent de décoder en fouillant dans sa vie personnelle. Le film de Welles procédait par témoignages illustrés par des retours en arrière, ici nous avons un musée virtuel présentant les souvenirs d’Hallyday sous forme de vignettes cinématographiques : plus besoin de parler à ceux qui connaissaient Hallyday, sa vie est parfaitement documentée par ces archives médiatiques, devenues aujourd’hui les témoignages de notre existence.
Citizen Kane racontait la naissance de notre monde médiatique tout en réfléchissant au statut nouveau de l’individu en son sein ;
Ready Player One se déroule en toute logique dans son prolongement.
Nous nous rappelons aussi que le Rosebud de Kane était sa luge, un objet évoquant une enfance idéalisée, ce temps avant qu’il ne soit adopté par un banquier le lançant vers son futur métier. Représentation du thème spielbergien par excellence de l’innocence perdue, qui dans son cinéma se formule généralement comme « ce qui est perdu ne peut jamais être retrouvé, sauf par des simulacres », ce mot de Rosebud, prononcé à la fin de
Ready Player One, nous souligne que l’OASIS est précisément un simulacre, un Rosebud de substitution, en image de synthèse, permettant de retrouver ce qui est perdu. Non seulement les lointaines années 80, mais le monde en général, déserté au profit du virtuel, Rosebud désignant ici le meilleur ami d’Hallyday (Simon Pegg) qu’il a laissé derrière lui pour se tourner vers son univers de simulacres ; un ami qui dans l’OASIS devient d’ailleurs le gardien de la mémoire d’Hallyday, conservateur du musée dédié à ses souvenirs.
Plus encore, il faut se rappeler du mouvement de caméra dans le dernier plan de
Citizen Kane : le journaliste échoue à découvrir la « vérité » sur Kane, sa quête de Rosebud n’aboutit pas, et seul l’artiste, c’est-à-dire Welles, peut, par son cinéma, sa caméra, nous mener vers Rosebud, Welles opposant ainsi aux efforts du journaliste, à sa quête d’informations, le pouvoir de l’art, entre autres celui d’inscrire dans la matérialité du monde une sensibilité donnée. La luge n’est pas un objet de connaissance, qu’il faut collectionner pour comprendre Kane en additionnant les faits, son importance tient plutôt à ce qu’elle exprime l’intériorité d’un individu, d’une manière qui nous est à nous inaccessible (c’est pourquoi elle brûle : seul Kane sait ce qu’elle représente pour lui, alors le « secret » qu’elle contient s’évanouit avec lui). Tout
Ready Player One prend pour modèle ce travelling (que Spielberg citait déjà à la fin de
Raiders of the Lost Ark) afin de nous mener vers Hallyday/Spielberg comme
Citizen Kane était un film sur Kane/Welles, la mise en scène suivant donc le fan détenteur d’un savoir, se substituant au journaliste, pour aboutir implicitement à la figure de l’artiste – non à Kane ou Hallyday (des entrepreneurs avant tout), mais bien à Welles et Spielberg, tous deux créateurs d’une fiction révélatrice du réel, opposée à celle d’un personnage alter ego qui utilise la fiction afin de se protéger du monde. Bien sûr, Spielberg n’est pas Welles, alors la mythomanie de Kane devient le repli nostalgique d’Hallyday vers des produits culturels, attitude résonnant avec le narcissisme de tous les mauvais pères peuplant le cinéma de Spielberg, comme autant d’alter ego néfastes qu’il faut éduquer, combattre, pour arriver à poser un regard juste sur le monde (voir John Hammond ci-bas).
Cette citation complexe permet donc à Spielberg de relier l’artiste à son œuvre, pour faire de celle-ci l’expression de celui-ci, comme la signification de la luge n’appartient qu’à Kane : il faut laisser les luges brûler, accepter que certaines choses ne nous appartiennent pas. Le but ici n’est pas de faire de l’auteur la seule autorité détentrice de la signification d’une œuvre, mais de rappeler au fan, ce collectionneur de luges brandies comme un savoir, que l’art ne se possède pas ; une leçon que Spielberg adresse d’ailleurs à lui-même, puisqu’il est, justement, l’heureux propriétaire d’une de ces luges mythiques utilisées sur le plateau de
Citizen Kane (trois avaient été construites, deux furent brûlées pour le dernier plan, mais Welles étant satisfait de cette deuxième prise, la troisième luge se retrouve aujourd’hui dans les mains de Spielberg)
[2].
Nous l’avons déjà mentionné, une histoire de spectacle détraqué ; l’île Nebula est un parc d’attractions en retrait du monde, comme l’OASIS, basé aussi sur un simulacre, des illusions dit John Hammond, le créateur du parc. En outre, c’est un film sur le CGI (Spielberg ressuscite des dinosaures par les moyens du cinéma comme Hammond ressuscite des dinosaures par les moyens de la science, tous les deux dans le but d’émerveiller leurs spectateurs), et nous pressentons déjà dans
Jurassic Park ce sentiment de mélancolie devenu manifeste dans
Ready Player One : et si mon cinéma n’était qu’une illusion, se demande Spielberg à travers Hammond ; et si mes créations m’échappent, s’envolent, et s’attaquent à mon public ? Spielberg craint en fait de pratiquer un cinéma de pur divertissement, alors il montre combien il est dangereux d’oublier ce qu’est la vie, le réel : il faut au final quitter le Parc Jurassique, le laisser derrière nous, pour rejoindre le continent. Ces thèmes seront repris dans plusieurs films par la suite, notamment dans
Minority Report (le futur de
Ready Player One ressemble d’ailleurs étrangement à celui de ce film), où Spielberg s’inquiète de la possibilité d’une image qui ment, qu’on peut manipuler et décontextualiser ; et dans
War of the Worlds (auquel il fait indirectement référence en montrant une des machines extra-terrestres tirées du film de 1953), où Tom Cruise, un autre mauvais père, apprend à sa fille à regarder le monde, sa destruction par les illusions/CGI.
Une influence majeure de
Jurassic Park, déjà, et une autre histoire de spectacle détraqué, de producteurs et de corporations qui cherchent à prendre contrôle de ce qui ne leur appartient pas. King Kong est aussi un vestige du passé, un être ancestral vivant en retrait du monde et qui, une fois ramené vers le présent, vers la modernité de New York, ne peut que provoquer des ravages.
Le titre est pris au pied de la lettre, Wade doit reculer avec sa DeLorean pour gagner une course et s’ouvrir un avenir. Et que dit le film de Robert Zemeckis ? Qu’à force de rester coincé dans le passé, on risque d’effacer son existence présente, tout l’enjeu de la trilogie étant précisément de rétablir le cours du temps, et d’apprendre à vivre au présent.
Une des références les plus complexes. Il y a d’abord l’idée, l’indice menant vers
Shining, d’un « créateur qui se retourne contre sa création ». Les personnages pensent à Stephen King qui a souvent admis son mépris pour le film de Stanley Kubrick, mais en fait le créateur, c’est bien plutôt Jack Torrance, le personnage de Jack Nicholson dans
Shining, qui se retourne contre sa création, c’est-à-dire son fils. Une autre histoire de mauvais père : nous comprenons pourquoi ce film, plus qu’un autre de Kubrick, peut parler à Spielberg.
Nous savons aussi que Spielberg a réalisé
A.I., un film conçu avec Kubrick. La séquence finale, sans doutesur l’une des plus belles de l’histoire du cinéma, exprime parfaitement ce thème spielbergien du « ce qui est perdu ne peut jamais être retrouvé, sauf par un simulacre » : un robot retrouve sa mère, mais uniquement dans une sorte d’apparition temporaire. Il ne reste plus rien de l’humanité, sauf ce lien filial, cet amour entre un robot et une image. Le film nous dit, encore une fois, que les images, la fiction, peuvent conserver cet amour, mais que tôt ou tard il faut revenir à la réalité. Il ne s’agit pas de dénoncer l’image, et de dire que cet amour est faux puisque la mère du robot n’est pas vraiment là, mais de reconnaître la nature transitoire de l’image, et de l’amour qu’elle représente. Ce qui est, aussi, tout le propos de
Ready Player One : l’OASIS est d’une richesse infinie, tant qu’on sait en reconnaître la nature.
Mais pour revenir vers
Shining, la dernière image nous montre le personnage de Jack Nicholson dans une photo du passé (photo qui a une présence importante dans
Ready Player One), comme s’il avait toujours été dans l’hôtel Overlook. C’est évidemment la situation des personnages du film de Spielberg, prisonniers d’un passé qu’ils n’ont pas vécu et incapables de s’imaginer un avenir dans le réel. Et que doivent-ils découvrir dans cette séquence ? Qu’Hallyday est prisonnier d’un souvenir, d’un geste de son passé qu’il n’a pas su poser : embrasser une femme qu’il aimait (notons d’ailleurs que c’est aussi tout l’enjeu du premier
Back to the Future, les parents de Marty doivent s’embrasser au bal pour assurer l’avenir de Marty). Le film d’horreur est ainsi associé à ce point tournant dans la vie d’Hallyday qui a déterminé son aversion pour le réel, en même temps que toute la séquence s’attaque aux personnages, comme pour protéger ce souvenir des plus intimes qu’Hallyday ne veut pas livrer. Et bien sûr, qui sont les personnages par rapport à Hallyday ? Ses enfants, ses fans : c’est aussi lui le créateur qui se retourne contre sa création, dans la mesure où il s’inquiète des effets néfastes de l’OASIS sur ses utilisateurs, tout comme Spielberg a l’impression d’avoir failli à sa tâche (l’horreur d’un film comme
War of the Worlds provient en partie de ce même sentiment, la faillite du père est toujours reliée à la faillite du cinéaste).
Ready Player One fait spécifiquement référence au moment où la machine, à la fin du film, se sacrifie afin d’ouvrir une voie à l’humanité (le pouce levé en disparaissant dans le magma). Les deux
Terminator de James Cameron forment aussi une boucle temporelle, les personnages sont prisonniers d’un destin auxquels ils veulent échapper. Sans compter que le créateur des Terminator est représenté comme quelqu’un qui néglige sa famille pour se concentrer sur son écran d’ordinateur, tout comme Hallyday.
Essentiellement un remake de
E.T., le film d’animation de Brad Bird comme le classique de Spielberg nous disent que l’imagination, le cinéma, nos amis imaginaires, peuvent nous aider à grandir, à surmonter des épreuves difficiles, comme un divorce, mais qu’il est essentiel d’apprendre à se délaisser de ce monde fictif pour appliquer ce qu’il nous a appris au quotidien. C’est toute la structure de
Ready Player One aussi : les parents de Wade sont morts, son beau-père le maltraite, alors son père de substitution devient l’OASIS, Hallyday. Plus encore, à la fin du film, quand Wade rencontre Hallyday, il s’étonne de ne pas se trouver devant un avatar numérique, alors il demande à Hallyday comment il a pu conserver ainsi son image après la mort : Hallyday ne répond pas, mais la scène étant tournée en pellicule (à l’opposé des séquences dans l’OASIS, en images de synthèse), et Hallyday étant donc incarné à ce moment par Mark Rylance, faisant face à Tye Sheridan, nous sommes tentés de croire qu’Hallyday est devenue une figure cinématographique, que c’est dans la pellicule qu’il a été embaumé
[3]. Autrement dit, Wade trouve dans le cinéma un père de substitution (comme Elliot avec E.T. ou Hogarth avec son géant de fer), un père qui lui répète la leçon de tous ces films que Wade connaît par cœur : « I created the OASIS because I never felt at home in the real world. I just didn't know how to connect with people there. I was afraid for all my life, right up until the day I knew my life was ending. And that was when I realized that... as terrifying and painful as reality can be, it's also... the only place that... you can get a decent meal. Because, reality... is real. »
À ce point, devant ces mots d’Hallyday, une question devient inévitable : comment le film de Spielberg échappe à l’hypocrisie et à la perspective aveugle de Cline, si finalement il faut connaître en détail toutes les œuvres citées pour comprendre le propos de
Ready Player One, qui est grosso modo, si on se fie à ce discours, que le réel est réel ? Il convient d’abord d’admettre que Spielberg n’y échappe pas, que son film épouse de trop près la fiction de Cline, et qu’au final les reproches que nous adressions au romancier concernent aussi le cinéaste – mais dans une certaine mesure seulement. D’abord parce que le film ne construit pas son propos uniquement à partir de ces références : la mise en scène par exemple n’a cesse de présenter la réalité virtuelle comme une extension du réel, par cette caméra qui passe en un mouvement de la réalité à l’OASIS, sans coupe au montage, ou par ces chocs subis par les personnages dans la réalité, secouant aussi leurs avatars. Il faut relier, faire le pont, pour aller à l’encontre des personnages qui ne voient dans le virtuel qu’une retraite hors de la réalité.
Spielberg complexifie ainsi l’œuvre de Cline en voulant mettre fin à cette fausse dichotomie : le « retour vers le réel » qu’il propose se conçoit plutôt comme ce travelling de Welles, c’est-à-dire comme une manière de rappeler que toutes ces références étaient, à la base, l’expression d’une individualité, d’un artiste, alors si l’on veut recycler le passé, il faut l’utiliser pour s’exprimer, comme Spielberg le fait ici.
Ready Player One (le film) n’est pas un catalogue de références, où il suffirait de les repérer en se félicitant de notre savoir, c’est l’œuvre d’un artiste qui expose sa vision du monde à travers une entreprise d’archéologue, de reconstruction du passé qui sert à comprendre notre présent. La richesse de l’OASIS repose justement dans ces possibilités d’expression : ce que nous dit Spielberg au fond, c’est que la véritable liberté offerte par l’OASIS n’est pas la possibilité d’être qui l’on veut, mais bien celle de devenir qui l’on est, d’utiliser la richesse de cette technologie pour en faire un moyen d’expression personnelle, comme le cinéaste le fait avec la technologie numérique.
Et enfin, il y a bien quelque chose de salvateur dans l’entreprise de Spielberg, dans ce désir d’entretenir un dialogue avec ses fans en adoptant leur langage pour leur réapprendre à parler. Sans doute que
Ready Player One (le film) s’adresse plus ou moins au même public que
Ready Player One (le livre), et qu’il faut s’identifier à Spielberg-Cline-Hallyday pour apprécier pleinement le film (de toute évidence c’est mon cas – alors on peut soit se dire que Spielberg prêche pour sa paroisse, et que j’ai gobé son sermon, ou penser que je suis, comme d’autres, dans une position privilégiée pour comprendre le film, ses limites et sa réussite).
Ready Player One cache effectivement son hermétisme relatif devant une prétention à l’universalité, comme si l’on assumait que tous s’identifient d’emblée à Hallyday, ou veulent vraiment vivre dans un univers de réalité virtuelle composée d’artefacts culturels exhumés du passé, de la même manière qu’
Infinity War récemment assume que son spectateur a vu l’entièreté du Marvel Cinematic Universe. Si
Ready Player One se distingue de cette tendance contemporaine à définir le « grand public » à travers une frange bien ciblée de la population (les Wade Watts de ce monde), c’est parce qu’il adopte cette perspective pour la miner de l’intérieur, pour essayer d’y échapper.
Hypocrisie, peut-être ; je préfère y voir un acte assez subversif adoptant un point de vue, celui du livre de Cline, qui s’apparente aussi à celui de bien des blockbusters contemporains, pour le miner de l’intérieur. Ce qui nous confirme, du coup, que Spielberg, avant d’être l’architecte du blockbuster, en est surtout le plus grand penseur, et que s’il ne dépasse certes pas les limites de cette forme, il peut au moins les réfléchir pour ainsi exposer notre contemporanéité, en ressuscitant le passé pour se demander comment nous en sommes rendus là où nous sommes. C’est déjà beaucoup.
[1] Pourquoi le cinéma de cette époque nous a tant absorbés (et je m’inclus franchement dans cette question) au point qu’il nous est parfois difficile d’appliquer ce qu’il nous a appris ? Est-ce que ces scènes d’adieu étaient hypocrites, nullement convaincantes ? (Je n’y crois pas.) Ou est-ce que ces films traduisaient si bien le sentiment de pur émerveillement que peut nous fournir l’expérience du cinéma qu’il devient ardu de quitter les salles obscures ? Il reste encore un ouvrage à écrire sur ces questions.
[2] À bien y penser, il reste aussi un ouvrage à écrire sur les liens profonds, et les différences fondamentales, entre Welles et Spielberg.
[3] Ce qui nous donne envie de citer André Bazin : la photographie « embaume le temps », elle conserve « l’objet enrobé dans son instant comme, dans l’ambre, le corps intact des insectes d’une ère révolue » (dans « Ontologie de l’image photographique »). On reconnaît bien sûr tout l’enjeu de
Jurassic Park : le futur numérique du cinéma est créé à partir de l’ADN de ce passé conservé dans la pellicule ; à Hollywood les nouvelles technologies ne sont pas en rupture avec la tradition, elles cherchent à rejouer le passé, à poursuivre cette tradition. L’OASIS en est une des plus claires manifestations.