Si les graphismes se raffinent, l'écriture se resserre et les performances techniques se tonifient d'année en année, le coeur expressif d'un jeu vidéo demeure la nature spécifique de sa gestion de l'interactivité. Aussi limité soit-il dans ses ressources, c'est par les relations qu'il établit entre les entrées du joueur et les réponses subséquentes qu'un jeu suggère et renforce un rapport au monde. Un exemple fort de cette signification systémique serait le jeu Web
The Republia Times de
Lucas Pope, visualisant les répercussions progressives de la mise en page d'un journal d'État. Du même Pope, le récent
Papers, Please, prenant pour sujet le train-train d'un inspecteur douanier à la solde d'un régime particulièrement sévère, pousse la démarche beaucoup plus loin.
Parlant du
Cart Life de Richard Hofmeier il y a quelque temps, je référais à la grande difficulté d'accès de cet objet qui s'avère autrement une création monumentale. C'est que dans sa volonté de soumettre les moindres rituels du quotidien à un chronomètre strict,
Cart Life négligeait d'accorder au joueur la chance d'être à la fois efficace dans ses tâches et de bien assimiler les détails de son univers fictif. À l'inverse, le génie de
Papers, Please est de s'en tenir à un lieu et un horaire bien définis, focalisant l'attention sur une besogne pour le moins délicate: la vérification des identités, suivie de l'approbation (ou le refus sans appel) des passages. La matière n'est plus aussi abondante, mais gagne un surplus de densité lui permettant d'articuler son point de vue de manière beaucoup plus limpide.
Le propos émergeant des systèmes de ce «thriller documental» est en effet riche et souvent troublant. Au gré des développements politiques, les exigences de la douane s'additionnent, s'embrument, laissant méfiante et confuse une population toujours plus impuissante. Les nombreuses situations scénarisées qui infiltrent le quotidien du douanier - maris et femmes ne pouvant joindre leurs proches, criminels notoires tentant la fuite à l'étranger - forcent un questionnement actif des règles en place. La mise en détention de potentiels innocents mérite-t-elle vraiment une occasionnelle prime de «bonne performance»? Le choix d'assister un groupe d'action souterraine justifie-t-il réellement les pénalités de salaire et le risque d'exécution? Lorsque la maigre pitance du jour peine à nourrir la famille et assurer le loyer, le coût du moindre idéalisme apparaît bien plus élevé.
Ce que
Papers, Please ramène à l'avant-plan, c'est l'idée d'un authentique jeu de rôle se définissant par la spécificité des actions dépeintes plutôt que par la pleine liberté de choix. Fictif dans les détails de son univers d'inspiration soviétique, il se commet néanmoins à un étonnant degré de réalisme, de conséquence et de franchise à l'égard des enjeux du climat qu'il dépeint. Il démontre aussi parfaitement comment une direction artistique forte et une interface d'une expressivité sublime peuvent triompher de moyens restreints pour atteindre une grande puissance d'évocation, ici brute, pesante, sensible aux démunis et même pourvue d'un certain humour. D'une rare clarté de vision comme d'exécution, il s'agit d'un grand incontournable du jeu vidéo en 2013.
Disponible pour PC et Mac depuis le 8 août 2013.
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