DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Vagabondages du côté de chez Wong Kar-wai

Par Claire Valade



« After the premiere of Ashes of Time Redux in 2008, some audience members observed that the film looked different from what they had remembered. I realized that some of our audience discovered the film on pirated copies and suboptimal exhibition venues that presented the film in a different light. Still, some preferred the versions that they had watched, because memories are hard to beat.

As the saying goes: “No man ever steps in the same river twice, for it’s not the same river and he’s not the same man.”

Since the beginning of this process, these words have reminded me to treat this as an opportunity to present these restorations as a new work from a different vantage point in my career.

Having arrived at the end of this process, these words still hold true.
I invite the audience to join me on starting afresh, as these are not the same films, and we are no longer the same audience. » 
[1]

— Wong Kar-wai

 

Sur l’écran géant de 55 pouces du téléviseur haute définition que mon conjoint a insisté pour acheter au début de la pandémie, je découvre les verts tropicaux vibrants et touffus de la végétation hongkongaise, puis ceux, profonds et insondables, de la canopée ondoyante de la jungle philippine.

Je viens de plonger dans la vaste rétrospective Wong Kar-wai qui circule depuis l’automne 2020 un peu partout dans le monde. Celle-ci devait être lancée à Cannes, au mois de mai dernier, par la projection de la version restaurée d’In the Mood for Love (2000) dans la section Cannes Classics, pour en souligner le 20e anniversaire.

La planète en a décidé autrement. Cannes a été annulé. Les cinémas ont dû s’avouer vaincus devant la propagation de l’impitoyable coronavirus — et nous aussi. Nous sommes tous retournés à la maison et nous nous y sommes confinés, comme les trois quarts des pays du globe.

La première de la version restaurée d’In The Mood for Love a finalement eu lieu en septembre 2020 dans le cadre de l’édition virtuelle du New York Film Festival. Et le coup d’envoi de la rétrospective dans son entier a finalement pu être donné le 25 novembre 2020 dans la programmation — toujours en ligne, pandémie oblige — de Film at Lincoln Center.

Mais revenons à mon salon et son tout nouveau téléviseur géant. À l’occasion de son anniversaire, en juillet, mon conjoint m’avait dit : « Les cinémas sont fermés. On ne sait pas combien de temps ça va durer. Il faut qu’on ait les moyens de voir des films décemment, dans les meilleures conditions, même si on est enfermés chez nous. » Je trouvais la proposition un peu farfelue, voire exagérée compte tenu de nos moyens modiques, mais c’était son anniversaire, son argent. Sa décision, quoi !

J’ai mis du temps à m’habituer à ce gigantesque pan de mur numérique sur mon pan de mur de brique. Dans notre ancien appartement trop claustrophobique, ç’aurait été tout simplement impossible. Étais-je encore influencée par ces vieilles habitudes de vieux logement, même dans notre nouveau chez-nous où l’on respire bien mieux ?

Mon vieux téléviseur de grandeur normale n’occupait qu’un coin réduit — infime ! — de ma vision périphérique, comme un poste radio allumé auquel on ne porte pas vraiment attention quand on est occupé à autre chose. J’étais trop habituée à ignorer cet écran télé allumé en arrière-plan pendant que je travaillais, l’écran de mon portable dominant ma perspective. Mais il est impossible d’ignorer 55 pouces d’images en mouvement. C’est tout mon champ de vision périphérique qui était obnubilé. Ce téléviseur, c’était trop énorme, trop imposant, trop dérangeant dans mon quotidien de travailleuse téléphage.

Par ailleurs, j’avoue qu’un peu de mauvaise foi ait pu aussi teinter ma réticence à aimer ce colossal changement d’habitudes télévisuelles, l’espoir de retourner dehors, en salles, occultant ma capacité à accepter ce monstre dans ma vie. Ma vie, elle, était en suspens. J’attendais. Quoi ? Que ma vie reprenne.

Puis, de la mi-décembre à la mi-janvier, j’ai loué les sept films de la rétrospective Wong Kar-wai sur le site du Cinéma du Parc et j’ai lancé le visionnement d’As Tears Go By (1988) et de Days of Being Wild (1990). Et ma réticence a fondu d’un seul coup. Ma vie en attente, en suspens, où je me complaisais depuis des mois, n’était rien à côté de celle qui grouillait dans les mondes de Wong Kar-wai, où l’attente est érigée en mode de vie — non, plus fort encore, en état d’esprit. Je me suis laissé happer.
 


:: As Tears Go By [Wong Gok ka moon] (Wong Kar-wai, 1988)


Et c’est à la vue de ces verts jungle luxuriants que je me suis réconciliée avec ma nouvelle réalité télévisuelle. Ce sont eux, aussi, qui m’ont permis d’admettre que ma réticence devant ce fameux téléviseur géant dépassait l’objet lui-même : l’accepter dans mon environnement me forcerait infailliblement à devoir accepter aussi ma nouvelle réalité quotidienne isolée, emmurée… et à reconnaître ce sentiment doux-amer que les cinémas, comme tout le reste du monde au dehors, ne reprendrait pas ses habitudes pour un très long moment. Il faudrait prendre cette attente commune —
nos attentes communes — en patience.

Alors me voilà donc plongée dans la splendeur de l’œuvre de Wong Kar-wai — œuvre imprégnée jusqu’à la moelle d’une atmosphère douce-amère qui ferait chavirer les plus stoïques d’entre nous — et me voilà à embrasser à pleins bras ce sentiment de douce amertume dans une étreinte cathartique jamais anticipée.

Je me trouve pleine d’humilité devant la leçon de vie donnée par ce téléviseur que j’ai voulu si rébarbatif. Il est là, qui remplit mon espace de beauté, d’émotion. Me fait oublier le reste — tout le reste — quelques heures, quelques jours durant. M’empoigne, captivant tout mon champ de vision jusqu’à ce que j’en oublie mon canapé, mes meubles, mon appartement. M’entraîne dans un monde où je peux m’oublier et m’échapper, mais aussi me gaver la tête d’un cinéma si bouleversant de maîtrise et d’audace qu’il flâne dans mes pensées chaque jour, entre les visionnements. M’hypnotise par ce foisonnement de couleurs saturées captées si parfaitement par Wai-Keung Lau et Christopher Doyle, les deux directeurs photo fétiches du cinéaste, restaurées si attentivement sous le regard imparable de Wong Kar-wai lui-même et rendues si parfaitement par ce fameux écran 4K — ces verts denses et humides, ces bleus nocturnes et intenses, ces rouges profonds et éclatants qui en viennent à dominer la palette plus j’avance dans la chronologie de l’œuvre.

Je vis ainsi chez Wong Kar-wai pendant un mois. Et, alors que chaque film est en soi un voyage vers un ailleurs actuellement impossible à atteindre physiquement, tangiblement, c’est ainsi que j’entreprends aussi un voyage à rebours dans ma cinéphilie et dans ma mémoire. Un film à la fois, dans l’ordre chronologique des sorties, comme si je remontais le fil d’Ariane dans mon labyrinthe hongkongais, lieu à la fois énigmatique et familier, avec ses détours imprévus, ses culs-de-sac et son parcours si envoûtant où je me perds complètement même si j’en reconnais chaque millimètre à chaque pas — où j’aime me perdre, en fait.



:: Days of Being Wild [Ah Fei jing juen] (Wong Kar-wai, 1990)


:: Chungking Express [Chung Hing sam lam] (Wong Kar-wai, 1994)

Les images de Chungking Express (1994) me replongent d’abord dans mon prodigieux voyage à Hong Kong en août 2019 où on m’avait promenée, une nuit, dans le quartier où le film a été tourné, puis dans l’équipe du Cinéma Parallèle à programmer le film en 1994. Même expérience quelques semaines plus tard avec In the Mood for Love, qui me ramène d’abord à nouveau à Hong Kong, puis dans la salle Cassavetes de l’Excentris au Festival du nouveau cinéma en 2000, où mon premier visionnement du film m’avait laissée sans voix, complètement éblouie et démunie, en larmes, pendant de longues minutes après la fin du générique.

Je suis au cœur d’une mise en abîme qui m’entraîne au cœur du cinéma et au cœur de ma vie, de mes souvenirs. Une mise en abîme peuplée d’hommes réservés ou désinvoltes, d’innocents en mal d’amour et de femmes complexes et compliquées.

Je réalise au fil des jours que ces sept œuvres de Wong Kar-wai sont en fait une œuvre. Un long film, qu’il revisite, qu’il brode et peaufine un peu plus avec chaque nouveau canevas, chaque nouveau chapitre, qu’il fait et défait au gré de l’inspiration, même des imprévus qui se trouvent sur sa route. Je réalise que ces restaurations exhaustives, qui ont permis par ailleurs au cinéaste de réaliser sa vision d’origine la plus vive [2]ne sont qu’une nouvelle couche de peaufinement de l’œuvre.

Surtoutces restaurations lui ont permis de fignoler à nouveau son magnum opus, son grand œuvre — son chef-d’œuvre, puisque c’est bien ce que sont, ensemble, ces sept films. À preuve, il choisit de créer de nouveaux génériques uniformes, déclare-t-il à FilmLinc Daily, pour établir un style cohérent à travers tous les films.

Bien qu’on puisse considérer In the Mood for Love le summum de ce chef-d’œuvre à embranchements multiples, ce n’est clairement pas un hasard s’il a entrepris de les revoir tous les sept, plutôt que de se contenter de ce dernier tout seul. Ces films captent un moment dans la vie filmographique du cinéaste. Ils forment un tout. Un immense film-fleuve. Malgré certains rappels, certains échos soulevés d’un film à l’autre au moment de leurs sorties, l’espacement entre chaque sortie (seize ans pour sept films entre 1988 et 2004), de même qu’une échappée vers l’épopée d’arts martiaux venue couper le flot avec Ashes of Time en 1994 [3], ne pouvaient rendre immédiatement apparente cette filiation.

En les visionnant les uns après les autres, en rafale, sur une période très rapprochée, immergée dans l’œuvre de façon prolongée, il m’apparaît vite manifeste que, par ses va-et-vient incessants et obsédants au sein d’un seul univers filmique cohérent malgré ses multiples expressions temporelles et géographiques, cette filiation dépasse la reprise de thèmes ou d’un style pour former plutôt une seule entité.

Il ne s’agit pas ici de raconter des histoires complètement différentes, par des moyens complètement différents, où se retrouvent des personnages ou des situations similaires dont on reconnaît les traits, comme dans les films de Wes Anderson. C’est plus que cela. Bien plus qu’une simple « touche Wong Kar-wai », comme on dirait « la manière Truffaut » ou « le son U2 », ce je-ne-sais-quoi d’instantanément reconnaissable qui identifie hors de tout doute un film de Kubrick, une chanson d’Arcade Fire, un roman de Virginia Woolf.

 

:: Fallen Angels [Do lok tin si] (Wong Kar-wai, 1995) 

Ces sept films mettent en scène, d’un film à l’autre, le même récit manipulé par des échos de personnages déjà croisés — des doubles avoués même, dans certains cas —, mais aussi des lieux qu’on dirait identiques même s’ils peuvent se situer dans des époques ou des pays différents, objets d’une unique vision et d’une unique esthétique fondamentales singulières, simplement transformées par le temps, et qui se réverbèrent dans le temps. Le temps chronologique des sorties comme le temps filmique de chaque film. Ces échos vont bien au-delà de simples de motifs récurrents (bien qu’il y ait aussi beaucoup de cela chez Wong Kar-wai), en ce sens que le cinéaste pousse la répétition de ces motifs jusque dans ses derniers retranchements, de toutes les façons possibles et impossibles, à l’intérieur d’un même film tout comme d’un film à l’autre.

Par exemple, le Tony Leung Chiu-Wai qui apparaît à la toute fin de Days of Being Wild de façon totalement inopinée, et complètement incongrue par rapport au reste du récit, pourrait être, si l’on en croit la rumeur, le Tony Leung Chiu-Wai d’In the Mood for Love. Le premier, nouveau séducteur nonchalant se préparant pour une soirée en ville, serait un écho du personnage de Yuddy (l’antihéros de Days of Being Wild), alors que le second serait le même homme assagi, mais mal marié, saisi au moment de sa rencontre essentiellement platonique avec la femme de sa vie, Su Li-zhen, laquelle est interprétée comme par hasard par Maggie Cheung, qui était aussi la Su Li-zhen de Yuddy dans Days of Being Wild. Autre exemple, dans Fallen Angels (1995) [4], le Takeshi Kaneshiro déjanté qui s’y trouve semble incarner l’envers du policier 223, le personnage figé dans une déconfiture amoureuse qu’il incarnait dans Chungking Express.

Au fil des jours, j’en viens à devenir moi-même obsédée par cette obsession du cinéaste à prolonger ou évoquer des récits d’un film à l’autre, mais aussi par la multiplication des récits à l’intérieur d’un même film. En fait, il ne s’agit pas tant pour Wong Kar-wai d’entremêler ces récits à la manière d’un film choral, par l’entremise de personnages qui s’entrecroisent, mais plutôt d’utiliser ce prétexte du croisement pour raconter des récits essentiellement dissociés, mais aux modulations similaires, comme les diverses faces d’un même objet. À l’exception d’In the Mood for Love et The Hand (2004), tous les films de cette rétrospective sont bâtis sur cette structure de récits parallèles.

Les personnages eux-mêmes sont des passerelles. Et en retrouvant aussi d’un film à l’autre les mêmes acteurs qui me sont devenus si coutumiers et qui contribuent à répercuter cette impression de fil conducteur dans le temps filmique, j’ai l’impression au bout de la première semaine de mon mois de visionnement que je vis maintenant moi aussi dans cet univers en suspens. Mon attente un peu démoralisée de confinée se fond au climat mélancolique et au sentiment d’attente éternelle des récits. Et je réalise que le déchirement et la langueur éprouvés à leur contact sont finalement étrangement réconfortants et revitalisants, parce qu’ils me sortent de ma torpeur pandémique et me rappellent des jours meilleurs de cinéma passionnant et de voyages magiques. Me rappellent qu’il existe des lieux réels à revoir et à revisiter au-delà des quatre murs de mon logement. Des lieux de passage que j’aime tant et qui me manquent tellement, comme les restaurants et les hôtels que j’ai si hâte de retrouver.

Tous ces lieux abondent dans les films de Wong Kar-wai. Ils constituent la base de ses récits, ces points de croisement qui lui servent à faire bifurquer ou à scinder ses récits, comme le comptoir de Chungking Express, lieu par excellence de non-rencontres entre gens disparates qui vont et qui viennent avec, pour seul interlocuteur commun, le personnel assurant le service. Nombre de bars, de restaurants et de cafés, mais aussi d’hôtels, de métros, d’autobus ou de traversiers, peuplent les films de Wong Kar-wai, comme autant de lieux-carrefours, transitoires, propices aux chevauchements et aux échanges. Propices également à l’attente — de l’autre, d’un rendez-vous, du boulot, de la prochaine destination, ou encore tout simplement de l’amour, de quelque chose de mieux, du temps qui passe.
 


:: Happy Together [Chun gwong cha sit] (Wong Kar-wai, 1997)


D’une certaine manière, cet article aurait aussi bien pu s’appeler « À la recherche du temps perdu » tant ce motif est emblématique chez Wong Kar-wai. Temps perdu, ou perte de temps ? Bien qu’on pourrait les croire identiques, ces deux notions évoquent des choses totalement différentes. Chez Wong Kar-wai, c’est le temps perdu qui compte, assurément. Alors qu’une perte de temps indique un temps précieux qu’on aurait gâché à quelque chose qui ne compte pas ou gaspillé sur des broutilles (il n’y a pas de broutilles dans les films du cinéaste hongkongais, ni de choses qui ne comptent pas), le temps perdu désigne celui qu’on cherche à retrouver, qu’on appelle avec un serrement de cœur ou qu’on regrette avec nostalgie, ou bien un temps qu’on perd par une oisiveté volontaire, par un ennui souhaité, ou encore un temps suspendu, en attente, oui, comme un souffle qu’on retient et qu’on espère pouvoir relâcher. Chaque personnage est irréductiblement habité par cet état d’attente perpétuelle qui les investit — les restreint, même — et que leur être entier cherche à briser.

Le cinéma de Wong Kar-wai est un cinéma de l’attente perpétuelle, de l’entre-deux —  entre deux emplois, entre deux lieux, entre deux amours. Ses personnages, souvent solitaires, sont empreints d’un désœuvrement chronique, d’un détachement ou d’un désenchantement fébrile, en proie à l’aliénation urbaine de la mégalopole frénétique qu’est Hong Kong. Même dans Happy Together (1997), qui se déroule en Argentine, le spectre de la folie hongkongaise plane, Ho Po-wing/Leslie Cheung et Lai Yiu-fai/Tony Leung Chiu-Wai ayant fui celle-ci pour tenter, en vain, de se retrouver et de sauver leur amour.

L’instabilité et la précarité des lieux de résidence des personnages rehaussent ce sentiment d’aliénation urbaine. D’un film à l’autre, on retrouve ces mêmes intérieurs trop petits, ces appartements défraîchis, dégarnis, exigus, miteux même parfois, dont l’inconfort est souligné par les compositions désaxées, les cadrages coincés entre deux pièces de décor, dans les portes.

Mais cela ne se limite pas non plus aux appartements. C’est chacun des choix artistiques de Wong Kar-wai qui sert à accentuer d’autant ce sentiment de désaffection : la pluie incessante, l’omniprésence de la nuit, les rues et les allées douteuses aux néons appelant les âmes esseulées, la chaleur et la moiteur constantes, sans oublier ce choc des cultures orientales et occidentales, du trash et du beau, de la lumière et de l’ombre, de la solitude et de la ville cosmopolite, magistralement orchestré par le cinéaste.

La musique, si capitale dans l’œuvre de Wong Kar-wai, appuie tous ces éléments avec une insistance telle qui, me semble-t-il, ne fonctionnerait nulle part ailleurs que dans ses films. Accompagnés des multiples voix off qui vont et qui viennent au fil des récits, participant de ce rythme musical répétitif, les motifs musicaux récurrents (le California Dreaming de Chungking Express, le bandonéon argentin de Happy Together, le violon en pizzicato d’In the Mood for Love) se répercutent dans tous les autres motifs renouvelés à l’infini, agissant les uns sur les autres comme des caisses de résonnance d’un film à l’autre— et jusque chez moi, dans mon intimité. Je sens l’appel de la bande sonore d’In the Mood for Love que je me remets à écouter en boucle, comme il y a vingt ans.

Chaque note m’imprègne des sentiments d’aliénation, d’isolement dont souffrent les personnages, abandonnés à leurs désirs inassouvis, en quête éternelle d’un contact, d’un rapprochement humain. Ceux d’In the Mood for Love, mais tous les autres aussi qui les précèdent. Ce désir. Le voilà. Ce désir dans l’attente éternelle. La clé de l’œuvre.
 


:: In the Mood for Love [Fa yeung nin wah] (Wong Kar-wai, 2000)


Pour raconter ce désir lourd d’une incomplétude croissante, Wong Kar-wai étire le temps. Par le langage technique, comme les accélérés et les ralentis qui rendent ce temps élastique, mais aussi par l’écriture elle-même — les rendez-vous manqués, la chronologie un peu floue, les symboles récurrents (horloges, calendriers, téléphones sonnant dans le vide, messages laissés au hasard des répondants, dates de péremption des boîtes d’ananas), les dédoublements métaphoriques (reflets dans les fenêtres, présence des miroirs).

Et graduellement, presque imperceptiblement, d’As Tears Go By à The Hand, tous ces moments intangibles, ces détails sans cesse repris, ces choix filmiques évidents en viennent à transformer la frénésie des débuts en un lyrisme poignant qui trouve son paroxysme dans In the Mood for Love.

Je me reproche d’avoir presque oublié à quel point le souci du détail dépasse les robes divines de Maggie Cheung. Chaque objet, chaque plan occupe une place précise et immuable dans la création du romantisme fervent qui baigne le film et du climat de suspense amoureux qui porte le récit. Cette manière si délicate avec laquelle Wong Kar-wai filme les objets touchés, effleurés par Su Li-zhen et Chow Mo-wan, et s’y attarde un instant de plus que nécessaire — les coins de mur, les thermos de nouilles, les sonnettes des portes, les appareils téléphoniques — comme pour indiquer autant de points de contact discrets, insoupçonnés même, qui permettent aux amants platoniques de se toucher l’un l’autre, de partager furtivement leur désir l’un pour l’autre, sans même qu’ils le réalisent eux-mêmes.

Wong Kar-wai ne laisse rien au hasard, pas même la disposition de ces logements qui rendent voisins son couple malheureux, avec leurs chambres louées installées dos à dos et ces salons communs dont les fenêtres donnent vue sur l’autre appartement. Et pas même les couleurs et les motifs extraordinaires des papiers peints de ces logements ne peuvent cacher leur extrême modestie. Le cinéaste cadre ces logements comme dans ses premiers films, depuis les couloirs, les embrasures de portes, à travers les fenêtres, en en accentuant l’exiguïté. C’est cette proximité si rapprochée qui causera le double malheur des protagonistes, en favorisant d’abord la rencontre entre leurs conjoints respectifs qui les trahiront ensemble, puis en rendant inévitables jusqu’à l’insoutenable leurs propres interactions constantes qui ne font que raviver à chaque contact le désir impossible qu’ils éprouvent l’un pour l’autre.

Wong Kar-wai joue même finement sur le paradoxe posé par ces logements étriqués qui imposent à ses locataires des chambres sans intimité chez d’autres gens dont ils occupent le territoire, mais qui contraignent en même temps ceux-ci à une intimité partagée, involontaire et parfois même problématique. Quelle scène extraordinaire que celle où Su Li-zhen reste coincée dans la chambre de Chow Mo-wan, alors que leurs propriétaires respectifs se lancent ensemble, dans la pièce voisine, dans une interminable partie de mah-jong qui s’étirera jusqu’au petit matin. Ah! cette tension d’une ensorcelante retenue, alors qu’un silence inquiet et attentif tombe entre eux, alors qu’ils s’empêchent de parler, de respirer presque, pour éviter d’attirer l’attention des autres de l’autre côté du mur, alors que le manque de chaises pour s’asseoir contraint Su Li-zhen à s’étendre sur le lit de son compagnon d’infortune, alors que les non-dits et les regards furtifs échangés parlent plus fort que tout…
 


:: The Hand (Wong Kar-wai, 2004)


Au moment de visionner le dernier film de la rétrospective, The Hand, court métrage revu et augmenté qui faisait originalement partie du triptyque Eros, je réalise que, comme au premier visionnement en 2000, je ne souhaite pas quitter si vite le cocon feutré et exquisement douloureux d’In the Mood for Love. Et, même si j’ai hâte de découvrir pour la première fois The Hand qu’on pourrait dire quasi inédit tant sa restauration en a presque fait un nouveau film, je reste en proie à la sublime langueur d’In the Mood for Love pendant des jours et je retarde mon visionnement du dernier film jusqu’à l’extrême limite, au risque de perdre ma location et d’être obligée de louer le film de nouveau, toute entière abandonnée aux images déchirantes d’Angor Wat et du secret sans doute aigre-doux laissé dans ses pierres par Chow Mo-wan.

Mais Wong Kar-wai ne m’a pas abandonnée, lui.

Et, dans The Hand, avec ce récit érotique tout aussi déchirant de ce tailleur épris d’une courtisane hautaine et manipulatrice dont la déchéance sera brutale, le cinéaste me réserve une conclusion digne de l’œuvre qui m’a habitée pendant ces quatre semaines. Et il me laisse le cœur en miettes comme ses personnages, dans un dernier tourbillon enivrant de robes cheongsam toutes plus extraordinaires les unes que les autres, de papiers peints et de dorures, de pluie continuelle, de mélopées dévastatrices et de cette sublime langueur.

Comme chez Wong Kar-wai, le temps dans mon chez-moi m’a semblé élastique, tantôt filant trop rapidement à travers le visionnement des films qui me paraissent tous trop courts, tantôt s’étirant sans fin alors que les humains imparfaits qui peuplent ces films continuent de m’accompagner longtemps après avoir fermé le téléviseur. Aujourd’hui encore, alors que j’écris ces dernières lignes, je ferme les yeux, et je les retrouve sans difficulté. Ils m’attendent et les notes de California Dreaming qui me viennent instantanément en tête me reconnectent sur-le-champ à ces journées envoûtantes que j’ai parfois l’impression d’avoir rêvées. Ces journées où j’ai compris que, en ces temps incertains, la mémoire intime des choses qui nous émeuvent est la seule certitude sur laquelle on peut compter. Où j’ai compris que, au-delà du cafard ou de l’angoisse qui ne s’estomperont pas si facilement, l’attente pouvait aussi s’avérer un délice.

Où j’ai compris que ça ne sert à rien d’attendre que la vie reprenne. La vie est là, tous les jours. Et elle continue sans nous attendre. [5]
 

 

Les sept films de cette exceptionnelle rétrospective ont fait l’objet d’une restauration numérique exhaustive en 4K menée par Criterion et L’Immagine Ritrovata avec le soutien de Janus Films et en collaboration avec Jet Tone Films, One Cool et Robert Mackenzie Sound, sous la supervision de Wong Kar-wai, à partir du négatif 35 mm original. La collection est présentée sous le titre « The World of Wong Kar-wai ».



[1] « A Note from Wong Kar Wai [sic] on His New Restorations », dans FilmLinc Daily: Retrospective, 2 décembre 2020.

[2] Wong Kar-wai, dans « A Note from Wong Kar Wai [sic] on His New Restorations » (FilmLinc Daily: Retrospective) : « During the process of restoring the pictures […], we were caught in a dilemma between restoring these films to the form in which the audience had remembered them and how I had originally envisioned them. There was so much that we could change, and I decided to take the second path as it would represent my most vivid vision of these films. » Entre autres, il rétablit le format de l’image initial de certains des films (Chungking Express et In the Mood for Love ont désormais retrouvé leur format 1.66:1), tandis qu’un autre obtient enfin le format dont il rêvait (Fallen Angels s’éclate maintenant en CinémaScope). Il refait également le mixage de Chungking Express et In the Mood for Love.

[3] Il est d’ailleurs assez révélateur que Ashes of Time ne fasse pas partie de cette restauration, bien que le film corresponde, par sa date de sortie, à la période couverte par les sept films restaurés. Par contre, on regrette un peu que 2046 (2004), lui, ait été laissé de côté, compte tenu de son lien direct avec In the Mood for Love.

[4] En soi, Fallen Angels est généralement considéré comme étant une sorte de troisième partie ou de complément à Chungking Express (les ananas font même une apparition surprise).

[5] Addendum, 25 mars 2021 : Criterion annonçait il y a deux jours la sortie prochaine de son coffret de la collection Wong Kar-wai restaurée. Deux surprises nous y étaient réservées. La première ? Contrairement à ce qui a été annoncé, véhiculé, imprimé au moment du lancement de la rétrospective en salles (virtuelles et autres) à l’automne dernier, Wong Kar-wai n’aurait pas donné en fait son imprimatur à l’ensemble des sept films de la collection, mais bien à seulement cinq d’entre eux, soit Chungking Express, Fallen Angels, Happy Together, In the Mood for Love et… 2046 ! Et par là nous est donc révélée la deuxième surprise : non seulement The Hand, le court métrage tiré du triptyque Eros, n’est pas du coffret Criterion, alors qu’il avait été rallongé et bonifié pour la rétrospective et circulé avec elle jusqu’ici, mais en plus, il a été remplacé par 2046, la « suite » d’In the Mood for Love, dont l’absence dans le lot m’avait justement laissée perplexe au moment de mon marathon de visionnements Wong Kar-wai et de la rédaction de cet essai. On peut facilement imaginer qu’on doit cette entourloupe à des questions de droits et de territoires, mais c’est tout de même pour le moins surprenant d’apprendre ces deux révélations après coup, en quelque sorte. En tout cas, une chose est sûre, pour voir la nouvelle version restaurée de 2046 — enfin ! —, il faudrait se procurer le fameux (et superbe) coffret — et peut-être revoir aussi In the Mood for Love à nouveau, histoire de se mettre… dans le mood.


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Article publié le 28 février 2021.
 

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