Il y a vingt ans décédait prématurément le cinéaste polonais Krzysztof Kieślowski, âgé de seulement cinquante-quatre ans. Cette année de commémoration coïncidait avec la sortie d’une version restaurée numérique 2K du
Décalogue (1989). L’occasion pour le public de voir sur grand écran ce chef-d’œuvre et succès critique jadis destiné à la télévision polonaise tandis que le cycle de dix téléfilms était présenté au Cinéma du Parc — en collaboration avec le Festival du nouveau cinéma. Expérience remarquable entre cinéma et télévision,
Le Décalogue est le lègue précieux et unique d’un cinéaste précurseur à un genre pour lequel le public se passionne près de trente ans plus tard : la série.
Fils de fonctionnaire diplômé de l’école nationale de cinéma de Lodz — principale école de cinéma de Pologne ayant vu défiler entre ses murs d’autres cinéastes de renom tels Roman Polanski ou Andrzej Wajda, décédé il y a quelques semaines — la filmographie de Krzysztof Kieślowski inclut près de cinquante films de courts et de longs métrages. Intéressé qu’il fût toute sa vie par la réalité et la représentation véridique de l’état des choses, une grande partie de son œuvre initiale est consacrée au documentaire. Ses premiers films évoquent la Pologne des années soixante et soixante-dix à travers son administration, ses centres hospitaliers, ses transports, et usines. La classe ouvrière y est dépeinte à la manière du cinéma direct, sans idéalisation ni poétisation, malgré le régime communiste en place qu’il ne manque pas de critiquer de façon détournée dans ses premiers longs métrages. Selon Kieslowski, le pire n’était pas la censure du système socialiste, mais la castration de « toute pensée ou pratique créatrice ». Toujours proche d’un réalisme documentaire, il ne tarda pas à se rallier à la fiction, médium flexible duquel il pouvait tirer une vérité « dramatisée » affranchie de voyeurisme et d’indiscrétion, et détournant la censure.
La filmographie de Kieslowski, riche de succès critiques et populaires et d’une grande originalité formelle, dénote autant de réelles lubies cinématographiques, conceptuelles et thématiques. Dans le désordre,
Trois couleurs (1993-1994), sa proverbiale trilogie empruntant à la carnation et devise de la France. Ses thématiques couleurs bien présentes incluant une direction photo teintée de bleu, de blanc, de rouge pour ses films éponymes, mais également de vert pour le Décalogue V «
Tu ne tueras point » (1988), et de jaune pour
La Double vie de Véronique (1991).Pensons également à l’idée non conventionnelle qu’il eut de réaliser de quinze à vingt versions différentes de
La Double vie de Véronique et de proposer chacune d’entre elles à un festival ou un public unique avant d’abandonner le projet en raison probable « des coûts astronomiques ». Avec
Le Décalogue (1989), Kieślowski a donné au public à jouer avec une double dimension, télévisuelle et cinématographique, par l’entremise de dix téléfilms et de deux films dérivés : «
Tu ne tueras point » — avec Mirosław Baka et Jan Tesarz — tiré du
Décalogue V et «
Brève histoire d’amour » — avec Grażyna Szapołowska et Olaf Lubaszenko — tiré du
Décalogue VI. Tous deux datés de 1988. « Décalogue » se résume aux dix paroles de la loi de Dieu transmise au peuple d’Israël, appelées plus communément les dix commandements.Kieślowskientreprit l’audacieuse exploration de s’en inspirer textuellement, les transposant librement — à quelques variations près —, en autant de téléfilms prenant forme à travers moult drames thématiques que vivent divers individus logés dans une même cité d’habitations à loyers modiques, en banlieue de Varsovie :
I. Un seul Dieu tu adoreras. / II. Tu ne commettras pas de parjure. / III. Tu respecteras le jour du Seigneur. / IV. Tu honoreras ton père et ta mère. / V. Tu ne tueras point. / VI. Tu ne seras pas luxurieux. / VII. Tu ne voleras point. / VIII. Tu ne mentiras point. / IX. Tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin. / X. Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui.
Trois notes, poignantes, résonnent dans la salle obscure. Un générique d’introduction statique plaqué de lettres jaunes criardes sur fond noir impénétrable. Ces trois mêmes notes, empreintes d’une forte mélancolie, retentissent une seconde fois dans le silence ambiant. Elles sont attribuables au compositeur Zbigniew Preisner, collaborateur récurrent du cinéma de Kieślowski. Leurs variations musicales accompagnent subtilement chaque téléfilm, mais il faut attendre le Décalogue
IX « Tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin » pour en apprécier une réplique prolongée alors que ce qui semble être le morceau source y sera abondamment écouté par les protagonistes, interprétés par Piotr Machalica et Ewa Błaszczyk. Prélude avant de recevoir de quoi se sustenter dix heures durant tout au long du cycle de dix téléfilms, ces trois notes de piano répétées en écho sur lettrage hypnotique font office d’appel au recueillement pour les adeptes parés à un nouveau chapitre du
Décalogue. À travers lui, le flux multiforme de la vie et ses histoires parallèles, tantôt simultanées, tantôt séquentielles, est scruté par l’entremise de résidents dispersés d’un étage à l’autre de mêmes habitations multiplexes. À la façon Georges Perec dans
La Vie mode d’emploi, la caméra de Kieślowski découpe symboliquement un pan de mur de façade nous révélant autant de pans de vie. Se dessine le quotidien d’individus distincts unis dans un même lieu géographique ; enchevêtrement complexe d’événements dramatiques et de questionnements moraux conséquents, au cœur d’immeubles de banlieue lugubres et mornes.
:: Décalogue V « Tu ne tueras point » (Krzysztof Kieślowski, 1988)
D’un commandement à l’autre, les divers protagonistes occupent les cases distinctes d’un cycle global. Ils ont en commun un voisinage immédiat, leurs appartements respectifs apparentés symboliquement à leurs téléfilms particuliers. Ils se croisent anonymement dans les rues du quartier sans pour autant interagir directement ou se connaître personnellement. Ils partagent d’abord le genre humain, sujet à instaurer lois et discipline, et sujet à faillir face à ces dernières. Bien qu’on puisse difficilement faire abstraction d’une certaine morale au vu du sujet exploité,
Le Décalogue ne se réduit pas aux fondements religieux et moralisateurs des dix commandements. Aucun mode impératif de pensée ni de conduite univoque à adopter en sous-texte. Dans la logique même de l’ordre social, toute loi engendre une probabilité de transgression. Cette dualité existe comme autant de réalités tangibles à expérimenter ou non. La mise en scène dramatique et l’espace de travail que permet la fiction cinématographique ne connaissent pas de limites ou de contraintes morales. En ce sens, le raisonnement de Kieślowski — tout comme les personnages qu’il met en scènes dans le
Décalogue — est animé par une notion de « choix éthiques ». Kieślowski y va d’une approche équivoque teintée d’espièglerie, malgré le ton foncièrement dramatique et viscéral qui règne sur le résultat global : celui de la souffrance morale, et ce sans réelles distinctions de classes sociales occultant même volontairement une trop grande misère matérielle ou un prolétariat visuel souligné qui, pour le cinéaste, est un stéréotype à éviter.
La chanson d’introduction du Décalogue final
X. « Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui » est un exemple fort de cette dualité entre transgression et obéissance, le seul moment de la série où les dix commandements sont tous mentionnés. Sous la forme d’une sommation à enfreindre les commandements, Artur (Zbigniew Zamachowski), alors en plein concert, hurle littéralement les paroles : « tue, viole, vole, cogne tes pères et mères… ». Cette injonction à transgresser est omniprésente dans l’approche formelle du
Décalogue, elle peut y être tantôt directe, comme dans l’exploration brutale du meurtre lui-même dans le
Décalogue V « Tu ne tueras point » ou latente, par exemple dans le
Décalogue IV «
Tu honoreras ton père et ta mère » où la tension est toujours à la limite du désir incestueux. Dans le
Décalogue V, on trouve ironiquement la répétition du meurtre par la peine capitale octroyée par l’État. Quand un meurtre en vaut un autre, le premier répréhensible, le second à titre punitif, il y a possiblement annulation ou statut neutre sur l’acte condamnable. Au final, Kieślowskiy va de réflexions existentielles ambiguës et de questionnements ouverts sur la morale se trouvant définie au cœur des structures sociales, mis en scènes dans des situations dramatiques apparentées aux thématiques de chaque commandement.
Initié très tôt aux vicissitudes de la vie par l’intermédiaire de la maladie et de multiples séjours en sanatorium, Krzysztof Kieślowski était attaché à la notion de causalité et de destinées aléatoires. L’histoire du monde qui dépendrait de hasards imprévisibles. Le concept voulant que tous les dénouements possibles n’ayant pas eu lieu pour une situation X, plutôt que de s’annuler, viennent, tels les spectres d’un devenir potentiel figé, hanter nos vies et réalités, conférant une acuité extrême à l’espace-temps. Ces dimensions possibles seraient proportionnelles à « l’étroitesse de notre conscience du continuum espace-temps » et aussi difficiles à assimiler que la notion d’infini. L’impression ordinaire de « vivre dans une seule vraie réalité » nous « soulagerait de l’insupportable perception de la multitude d’univers alternatifs ». La réalité que l’on connaît ne serait qu’un des dénouements potentiels, au même titre que la probabilité d’un spermatozoïde X vainqueur sur une multitude d’autres candidats, à la source même de la vie. Les autres « moi » potentiels seraient autant d’errances et d’énergies latentes, inutilisées mais disponibles du point de vue de la physique, flux d’énergie recyclé prêt à bondir. Toute cette fantaisie possiblement issue du questionnement de la vie après la mort, et de la réincarnation.
La modulation du réel fait partie intégrante de la filmographie de Kieślowski, elle évoque visuellement et narrativement les dimensions parallèles normalement intangibles des aléas de la vie sur une perspective d’avenir donnée. Puisant dans une approche documentaire, elle confronte le réel par la fiction en recréant les univers authentiques et intimes d’individus. On retrouve dans le
Décalogue cette fascination qu’avait le cinéaste pour les récits parallèles, entrelacements d’individus se côtoyant sur des strates analogues, versions alternatives de la réalité où s’entrechoquent les drames intimes de personnages coexistants sur une portion de lieux et de temps. La construction de l’espace-temps y est tantôt linéaire, tantôt parallèle, tantôt déconstruite et non-linéaire, sans utiliser de flash-back ni même retourner le temps de façon évidente, ce sont les repaires subtils de changements de saisons, de personnages croisés ci et là qui confèrent une impression de continuité ou de sauts dans une période donnée succincte. Unique pièce montée composée de dix éléments distincts en réciprocités ainsi que d’un personnage à l’apparition récurrente,
le Décalogue est l’un des constituants d’une œuvre riche explorant formellement le thème des histoires parallèles.
:: Le Hasard (Krzysztof Kieślowski, 1981)
Les constructions possibles d’univers analogues sont multiples, elles interagissent souvent fatalement les unes les autres par des rencontres hypothétiques et aléatoires ayant un impact décisif sur les réalités qui s’en suivent. Les agencements possibles de l’espace-temps que l’on reconnaît à la filmographie de Kieślowskivontde la présentation directe de dénouements possibles (
Le Hasard), à la présentation du thème du double (
La Double vie de Véronique), à la présentation de dénouements à travers des flash-backs (
Rouge). Dans
La Double vie de Véronique (1991), Irène Jacob interprétait doublement les personnages de Weronika et de Véronique, tandis que la mort de la première avait un impact direct sur la vie de la seconde. Dans
Rouge (1994), il y avait utilisation de flash-back et le personnage de l’ex-magistrat s’avérait écouter les conversations téléphoniques de ses voisins. Dans
Le Hasard (1981 – qui fut interdit jusqu’à sa sortie en 1987) Witek voyait sa destinée dépendre d’un train qu’il prenait ou non, s’ensuivant des dénouements alternatifs. Le téléfilm est d’ordinaire une histoire complète autosuffisante en opposition à la série qui implique une évolution sur plusieurs parties.
Le Décalogue est quant à lui subversif dans sa forme même, car sa matrice raconte dix histoires distinctes mais également une longue histoire multiforme.
Conçu en dix téléfilms originaux,
Le Décalogue reste cumulable par essence. Il forme un tout ayant des corrélations, mais reste foncièrement indépendant et autonome en chacun de ses « versants ».
Le Décalogue peut être appréhendé de plusieurs façons : en ordre ou en désordre, en tout ou en partie, immédiatement ou sur une période donnée. Potentiellement reçu de diverses façons, il laisse au spectateur le soin du « director’s cut ». Les différents numéros du Décalogue — associés en autant de commandements respectifs — forment un cycle en boucle tel le serpent se mordant la queue (pour revenir à un symbole subversif) car le Décalogue I «
Un seul Dieu tu adoreras » réfère à son propre commandement, mais réfère également au Décalogue II «
Tu ne commettras pas de parjure », et ainsi de suite, pour en arriver au Décalogue X «
Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui », se référant tout autant au Décalogue I. Ces commandements parallèles s’appuient en fait sur une construction complexe et fluide. Ainsi dans le Décalogue I, quand une activité est élevée au statut de divinité pour laquelle on sacrifie tout — un fils face à l’idolâtrie de la technologie ou un rein face à celle de la philatélie (
Décalogue X), Dieu punit le père en tuant le fils ou Dieu punit le fils en lui prenant un rein. La mort inattendue de l’enfant dans le Décalogue I rappelle la survie tout aussi improbable de l’enfant qui viendra à naître dans le Décalogue II, sauvé par le mensonge. Le lien entre Décalogue V et VI oppose quant à lui la pulsion de mort et la pulsion d’amour. L’amour ou son absence, et le « potentiel meurtrier de l’absence d’amour ». La série du
Décalogue serait donc bien un cycle. Une roue. Le personnage récurrent, figurant dans chacun des dix téléfilms, et que l’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, est laissé à l’entière interprétation du public ; il pourra ainsi apparaître pour certains comme l’ange ou le diable, ou successivement représenter la présence de l’adversité ou de la bienveillance, de l’espoir ou de la désespérance. Il pourrait encore n’être rien, ou représenter le hasard lui-même, celui qui fait que quelqu’un ou quelque chose se retrouve en un lieu en un instant X, souvent de façon tout à fait improbable et aléatoire. Ce figurant récurrent, à la beauté androgyne et fantomatique, pourrait également incarner cet infini de possibilités n’ayant pas eu lieu, ce potentiel du possible, en tout temps, en tous lieux, en toute chose, dans tous les espaces-temps simultanés.
La déconstruction du temps repensant la narration d’histoires posée en pierre angulaire du travail de Kieślowskitrouve un écho dans le travail d’autres cinéastes.
Le Hasard nous rappelle le film
Cours, Lola, Cours de Tom Tykwer (1998) qui utilisait un principe similaire d’histoire à fin ouverte. Le philosophe slovène Slavoj Žižek, dans son
Lacrimae Rerum, a d’ailleurs comparé le film de Tykwer à un remake postmoderne du
Hasard du point de vue de sa matrice formelle.
Cours, Lola, cours se prêtait à une interprétation considérant uniquement la troisième histoire comme réelle. Trois dénouements alternatifs : les deux premiers dénouements étaient dramatiques, le troisième était un happy end. Il est intéressant de considérer que
le Décalogue IV « Tu honoreras ton père et ta mère » fût à la base conçu sous la forme de trois variations successives, tout comme dans
le Hasard ou
Cours, Lola, cours, mais Kieślowskiopta finalement pour trois histoires aux variantes coexistant en simultanées (le père, la fille, la réalité) mêlant le fantasme incestueux, la pression sociale, et la relation avérée du père et de sa fille. Dans le cas de
La Double vie de Véronique, le personnage de Véronique a la possibilité de se racheter ou de se perdre en recevant une seconde chance, mais elle répétera le choix irrémédiable. Ainsi la destinée se pose en fatalité malgré les possibles hasards de la vie, ou altérations causées par des événements et des éléments hors de notre contrôle sur un avenir incertain. Pensons à
Short Cuts : Selected Stories (1993) de Robert Altman, mettant en scène les drames et destins de plusieurs personnages, ou encore au travail de Alejandro González Iñárritu, par exemple à ces films
Amours chiennes (2000),
21 grammes (2003), ou
Babel (2006) et dont le fait de jouer avec les destins entrecroisés de ses protagonistes est devenu une signature tant au niveau du fond que de la forme.
:: Décalogue I « Un seul Dieu tu adoreras » (Krzysztof Kieślowski, 1988)
Dans son analyse « La théologie matérialiste », reposant sur un matérialisme cinématographique dans lequel « l’impact physique est immédiat », Žižek faisait un rapprochement entre le cinéma de Kieslowski et celui de Tarkovski. À contre-courant de la tradition idéologique classique qui veut s’élever pour se rapprocher de la sphère spirituelle, chercher à se débarrasser de la pesanteur, à inverser la force gravitationnelle, et qui est d’ordinaire rebutée par les liens entre le vivant et l’inertie matérielle et physique du corps et des choses ; chez Tarkovski et Kieslowski, a contrario, il y a théologie du matérialisme pour se rapprocher de l’esprit : on s’approche de la dimension spirituelle au contact de la matière. Par rapport au cinéma de Kieslowski, plusieurs schémas symboliques unissant la destinée à une dimension matérielle sont mis en scènes dans les épisodes du
Décalogue, le symbolisme se trouvant être une fonction centrale et une utilisation récidivante du cinéaste. À commencer par la récurrence de la bouteille de lait : dans le Décalogue I «
Un seul Dieu tu adoreras », celle-ci a gelée dans le frigo, signifiant au spectateur que la glace est suffisamment épaisse pour que le petit Pawel y fasse du patin sans risque. Puis le lait a dégelé — au même rythme que la glace s’est fendue quand la température de l’eau a augmentée — le petit Pawel aurait dû rester à la maison à boire son lait mais on connaît la suite tragique. Dans le Décalogue II «
Tu ne commettras pas de parjure », le docteur sort pour acheter une bouteille de lait et sera impliqué dans les décisions cruciales de vie ou de mort d’un enfant à naître. Dans le Décalogue IV «
Tu honoreras ton père et ta mère », le père achète du lait, quittant momentanément sa fille. Dans le Décalogue VI «
Tu ne seras pas luxurieux », Tomek s’improvise laitier pour les besoins de la cause, il distribue le lait au porte-à-porte pour rencontrer Magda. Magda qui renverse ensuite son lait maladroitement, en écho morbide à la tache de sang qui inonde le lavabo, lors de la tentative de suicide de Tomek. Ce même
Décalogue VI est un rapprochement entre deux solitudes alors que d’un appartement à un autre un adolescent transgresse l’anonymat et plonge dans le voyeurisme en lorgnant à l’aide d’une longue vue sa voisine immédiate, une femme plus âgée que lui, sexuellement active, et n’ayant pas de rideaux. Ces rideaux qui auraient changé la donne, et cette longue vue, extension des yeux et du cœur, nous rappelant au passage l’histoire touchante de Michel Blanc et de Sandrine Bonnaire dans
Monsieur Hire de Patrice Leconte sorti environ à la même époque (1989)
. Dans le Décalogue I, le flacon d’encre se renverse au moment où Pawel se noie. Dans le Décalogue IV, une lettre se trouve être l’élément déclencheur de doutes et de souffrances. Le plus criant exemple se trouve d’emblée dans le Décalogue I lorsqu’un ordinateur fait office d’objet de culte, de quasi-divinité, dont les calculs sont des paroles impératives que l’on accepte avec confiance aveugle, au risque de tout perdre.
Le Décalogue est une création majeure incontournable pour son intention et sa résultante globale, sa construction astucieuse, complexe et organique. Pleine de ressources, l’image accentuée par une caméra scrupuleuse et agile, à la suave et mélancolique morosité ressemble à une ouverture anxieuse et béante qui multiplie sur pellicule détails et atmosphères couplés à une direction artistique minimaliste et précise. Nous la devons aux efforts communs de neuf directeurs photo dont la plupart étaient des collaborateurs réguliers de Kieślowski : Edward Klosinski (
Trois couleurs : Blanc), Krzysztof Pakulski (
Le Hasard), Sławomir Idziak (
Trois couleurs : Bleu,
La Double vie de Véronique), Witold Adamek (
Brève histoire d’amour 1988), Piotr Sobociński (
Trois couleurs : Rouge) ainsi que Andrzej Jaroszewicz, également directeur photo pour Andrzej Żuławski. Gros plans, points de vue audacieux, embusqués, contrechamps permettant la vision hors cadre, utilisation de caches, et de filtres, comme dans le cas du Décalogue V, point central du récit, marquant un tournant passager dans le style soutenu, et une rupture dans le ton de l’ensemble. On retrouvera sans trop de surprise en conclusion du Décalogue X, comme pour boucler la boucle, et dans un registre cette fois aux airs de comédie assumée, une autre rupture de ton tout aussi distinctive sur la dynamique globale. Kieślowski semblait avoir cette lucidité hypersensible et joueuse, ce sens du rythme. Peut-être est-ce en raison des censeurs à l’époque de ses débuts que son œuvre a tant cherchée à révolutionner la forme et à redoubler de créativité. Selon Žižek toujours, cette conception des dimensions de l’espace-temps que mettait en scène le cinéaste polonais entrait en conflit avec les formes narratives linéaires prédominantes de notre champ littéraire et cinématographique, et l’approche de Kieślowski du rôle du hasard et des histoires parallèles était une tentative d’exprimer cette expérience hautement métaphysique dans « cet ancien médium encore favorable au récit linéaire que constitue le cinéma ». En ce sens, c’est dire que l’approche de Krzysztof Kieślowski formait « un nouveau médium artistique en soi ».