DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Domus en tant que refuge onirique

Par Claudia Sicondolfo

La réalisatrice expérimentale métisse Rhayne Vermette, établie sur le territoire du Traité no1 à Winnipeg au Manitoba, a décrit Domus (Canada, 2017) comme le climax du premier chapitre de sa pratique artistique. S’étendant sur huit ans, cette période est caractérisée par son départ du monde académique, où elle suivait un programme de maîtrise en architecture. La décrivant comme « une époque très centrée sur soi et très motivante », Vermette associe cette période à une percée accidentelle dans le monde du cinéma expérimental et de l’animation. Opposée à la discipline architecturale, Vermette entretenait une grande aversion pour les projets et les modèles d’infrastructures qui s’immisçaient dans sa pratique. Elle inventa alors sa propre méthodologie de design architectural en créant ce qu’elle appelle des « scènes » : des découpes de papier embossées qu’elle photographiait encore et encore, de façon obsessive, jusqu’à ce qu’elles forment une sorte de construction narrative. « À l’époque », explique Vermette, « je ne savais pas que je faisais de l’animation. Je ne savais pas ce qu’était le cinéma expérimental. » Elle devint bientôt si enthousiasmée par le découpage photographique qu’elle abandonna ses études de deuxième cycle en architecture afin de pratiquer le cinéma expérimental et l’animation à temps plein au sein du Winnipeg Film Group. 

Vermette a souvent décrit cette période de sa filmographie comme un fossé entre l’architecture et la photographie. C’est une phase caractérisée par sa fascination et sa préoccupation pour Carlo Mollino, un architecte, photographe, designer, pilote et coureur automobile italien iconique et controversé, notoirement décrit comme un « bâtard » et considéré comme « le dernier homme de la Renaissance » italien. Sa production cinématographique est alors guidée par son obsession pour l’acte de découvrir et pour la création de schémas procéduraux entre espaces visibles et dérobés, animant les passages entre l’éphémère et la construction matérielle. Vermette a souvent répété qu’elle n’était pas intéressée à savoir comment faire un film, mais plutôt à découvrir « comment un film survient ». Le travail de Vermette est constitué de réanimations, de reconstitutions, de redites, de réécritures et de remises en scène. Elle recompose compulsivement des éléments analogiques via la photographie, le collage et le mouvement photographique, oscillant joliment entre le processus oxymorique qu’implique la création en tant que processus et en tant qu’achèvement. 

Tel que décrit dans le court synopsis de Domus, le film est « fait avec amour » sur pellicule 16 mm, 35 mm et Super 8. D’une durée légèrement supérieure à 15 minutes, il s’agit d’une des plus longues œuvres de son répertoire de courts métrages. En tant qu’œuvre d’animation expérimentale, elle est profondément réflexive, constituée entièrement des dessins et des photographies de Vermette, qui use aussi de sa propre voix pour créer une narration intime. Il ne s’agit ni d’une œuvre de facture documentaire, ni d’un tout narratif. Il s’agit plutôt d’une archive hautement stylisée, animée par voie de flashs numériques répétés et de jump cuts rapides et décousus qui nous laissent parfois entrevoir de brefs instantanés du chat de Vermette ou de ses belles piles de livres. Avec son intimisme stylisé, Domus caractérise le long chapitre inaugural de la filmographie auteuriale comme une activité profondément mécanique, rythmique, industrielle, mais en même temps familière et intime. Domus est intrinsèquement vivant, interpellant Vermette à titre d’artiste et archive. C’est une œuvre indexicale, construite à partir d’images de sa propre table d’architecte, animées, répétées, mises en boucle, puis grattées à la main à l’aide de ses propres stylos sur ses propres tables lumineuses. Ce sont les dessins de perspectives personnels de Vermette représentant ses espaces personnels, réinventés grâce à des flashs mécaniques et numériques, animés à une date non-spécifiée, soit avant ou après son pèlerinage au célèbre Casa Mollino de Mollino à Turin. Dans Domus, Vermette explore et joue avec le concept d’indexicalité, bâtissant trois actes distincts — Domus en tant que figure, en tant que cristal, en tant que papillon — qui oscillent entre des images numérisées de ses mains et des montages animés de ses espaces de travail, où sa caméra s’attarde doucement, mais brièvement sur les dessins encadrés, accrochés au-dessus de son bureau, et dont on se demande bien si elle en est l’autrice. 

Dans Domus, Vermette capitule et affronte cette période de sa vie — à titre d’animatrice de fortune et architecte ratée — avec une forme d’animation qui sert simultanément de matière et d’enquête métaphysique. Suivant une séquence rapide de photographies de sa chambre, elle évoque en voix off ce qui constitue peut-être l’objet de sa quête de huit ans, résumée par le mouvement entre le voyage à l’étranger et le processus de réminiscence et de relecture effectué en post-production. Dans un ton contemplatif, elle réfléchit à voix haute : « Si tu es chanceuse, tu peux te retrouver dans la cabine de pilotage. Tu peux te retrouver face à face avec Mollino. » Le pronom « tu » réfère ici à Vermette elle-même, mais elle vous invite aussi — ses spectateurs — à un face-à-face avec lui, à travers sa réinterprétation de son œuvre et l’influence que cette dernière exerce sur la sienne. Comme elle l’écrit, effrontément, dans le synopsis de Domus : « Ceci est un récit de l’architecte démiurgique Carlo Mollino, animé dans l’espace de bureau de l’architecte ratée Rhayne Vermette. » Dans Domus, Vermette rencontre finalement feu Mollino, dont elle fait le deuil de manière poignante via un long projet duquel elle s’est peut-être toujours imaginée fuir. Le film se termine avec une animation de dessins de perspective et de photographies architecturales. Ils dansent sur sa table d’architecte au son d’une balade italienne, se transformant bientôt de photographies en dessins. Puis, tandis que la table tourne ce qui ressemble à une page, émulant la fermeture d’un livre, la scène évoque la conclusion d’un chapitre. 

Domus — du latin pour « domicile » — réfère au chez soi comme édifice et comme village. Quoique tant de choses durant ce chapitre de huit ans dans la carrière de Vermette soient accidentelles, exploratoires et fièrement inaccomplies, il existe une satisfaction sereine dans le fait que Domus se présente comme une conclusion. Dans Domus, Vermette parvient à se construire un chez-soi. « Domus », déclare vigoureusement la réalisatrice, « contient tout ce qui m’importe en tant que personne, en tant qu’être humain et en tant qu’artiste. C’est un film parfait. J’adore ce film. C’est la conclusion sublime d’un éventail intime de films, mais c’est aussi une tentative de réécrire l’avenir. » Pour l’instant, Domus est le dernier film d’animation expérimental de Vermette, qui a fermé ce chapitre de son œuvre pour se concentrer sur Ste. Anne (Canada, 2021), son premier long métrage en prise de vue réelle. Domus existe donc désormais comme un refuge architectural onirique, abritant une collection d’esquisses, de modules et de souvenirs qui déambulent dans des couloirs, des châssis de fenêtres et des escaliers réinventés qui survivent à la ruine architecturale grâce à la promesse de l’indécision. 

 

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Claudia Sicondolfo habite et travaille comme invitée à Tkaronto. Elle est chercheuse au collège Vanier et candidate au doctorat en Cinema and Media Studies à l’université York. Ses recherches s’intéressent à des sujets variés comme les festivals de films, les spectateurs de cinéma, les cultures médiatiques jeunesse et numérique, les méthodes de recherches anticolonialistes et l’affect dans l’industrie de la création.

 

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Article publié le 20 octobre 2022.
 

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