[Parc Films / Madeleine Films]
Accompagnés de leur équipe de circassien·ne·s, les forains Étienne et Bill débarquent dans la petite ville portuaire de Rochefort : à l’écran, on aperçoit leur camion descendant sur la place Colbert. Ils installent leurs échafaudages, entament une chorégraphie. Dans l’un des appartements des immeubles bordant les pavés, les jumelles Garnier (Delphine et Solange, respectivement interprétées par Catherine Deneuve et Françoise Dorléac) terminent une leçon de danse et de piano. Mais elles aspirent à plus… Chacune caresse le rêve d’une carrière artistique à Paris, certes, mais souhaite aussi ardemment dénicher « l’amour véritable ».
Cette espérance est partagée par plusieurs personnages. Maxence, un jeune peintre qui fait son service militaire et est à la recherche de son « idéal féminin » ; Simon Dame, un ancien amant d’Yvette (la mère des jumelles, aussi tenancière de bar) venu retrouver les traces de son idylle passée ; Andy, un célèbre compositeur américain ayant pour objectif de retracer son vieil ami (Simon Dame) ; Guillaume, l’amant éconduit de Delphine, qui cherche à tout prix à regagner son cœur.
Dans l’effervescence de ces quelques jours de fête (le film s’étale du vendredi au lundi), les personnages vont se croiser sans arrêt, mais deux rencontres cruciales peinent à se concrétiser. Celle de Delphine et de Maxence d’abord, la première étant le fameux « idéal féminin » du second — nous l’apprenons lorsque Maxence peint cet idéal, en tout point identique à Delphine. Celle de Solange et Andy ensuite : après s’être brièvement aperçu·e·s dans les rues de Rochefort, iels sont victimes d’un coup de foudre mais se perdent de vue sans avoir échangé leur nom. Les premier·ère·s se connaissent sans s’être vu·e·s ; les second·e·s se sont vu·e·s sans se connaître.
Plus qu’un film chorégraphique ponctué de danses et de chansons, la célèbre comédie musicale de Jacques Demy est aussi une chorégraphie existentielle, celle des rencontres ratées, des désirs inassouvis, des fantasmes sans objet précis et des idéaux déçus. Mais que les spectateur·ice·s soient rassuré·e·s, puisqu’au moment où défile le générique chacun·e a fait la rencontre de la personne qui lui est véritablement destinée.
Classé sans suite
Avec un résumé pareil, difficile de comprendre pourquoi Les demoiselles de Rochefort figure dans un dossier sur le complot — même si on pourrait argumenter que la conception de l’amour qui le sous-tend se situe plus du côté de la destinée et du grand dessein que de la coïncidence. Je vous étonnerai sans doute encore plus en soutenant que Les demoiselles de Rochefort n’est pas uniquement un complot romantique : c’est aussi un complot policier.
Impossible pourtant de s’en apercevoir avant la première heure du film, puisque c’est à ce moment qu’apparaît le crime. Ouvrant le journal du matin, Yvette, la mère des jumelles, apprend qu’une femme a été retrouvée morte. Lola Lola, de son vrai nom Pélagie Rosier, était une danseuse et reine de beauté déchue d’une soixantaine d’années. Sur la musique entraînante et enjouée caractéristique de la majorité des chansons du film, on nous raconte qu’un sadique l’a découpée en menus morceaux numérotés qu’il a posés dans un panier d’osier sur la place publique. Une demi-heure plus tard, quelques minutes avant le dénouement romantique, une nouvelle parution du quotidien de la ville nous apprend que le coupable est Monsieur Dutrouz, un ami perdu de longue date du grand-père des jumelles, figure assez périphérique du récit. Le journal affirme que Lola Lola l’aurait éconduit pendant les quarante dernières années — refus qui l’aurait mené à commettre un « crime passionnel ».
Le film de Demy m’a immédiatement charmée. J’en ai connu la bande-son avant d’en voir les images. Des années plus tard, les paroles me trottent encore régulièrement en tête. C’est aussi un film qui m’a toujours perturbée. Pourquoi ce meurtre, dont on ne sait rien autrement que par les journaux, et qui ne contribue en rien au déroulement des intrigues amoureuses, déjà bien nombreuses ? En quoi participe-t-il au déploiement du récit et pourquoi l’y avoir inclus ? L’existence de cette affaire criminelle m’a fait sourciller, comme s’il s’agissait d’un élément scénaristique que le réalisateur avait ajouté à contrecœur, en l’absence de choix, mais qu’il l’avait enseveli sous des couches de perruques, de costumes et d’arpèges pour détourner notre attention de sa curieuse présence. Car en effet, que vient faire là cette étrange anecdote ? Son irruption, sans rôle apparent dans l’économie narrative, invite à regarder le film autrement, m’incitant à y débusquer des indices.
Pour résoudre cette énigme aussi entêtante que les airs composés par Michel Legrand, les outils de la critique policière étaient les plus adaptés à ma disposition, mais également les plus ludiques et les plus inventifs à mettre en action. D’une certaine manière, mener un exercice de critique policière implique une posture complotiste ; il faut juger qu’on nous cache des choses, se méfier des autorités (ici narratives), chercher à déterrer de sous la version officielle une version plus véridique et plus obscure des faits. La démarche, inventée par Pierre Bayard, consiste à lire les œuvres avec l’attitude assumée d’un·e enquêteur·ice, à la considérer comme une intrigue à élucider — et parfois, comme dans le cas présent, comme une vérité à rectifier. Car tout me porte à croire, lorsque je revisionne le film de Demy, qu’il y a eu erreur sur la personne et que Subtil Dutrouz n’est pas le meurtrier qu’on l’accuse d’être.
:: Dutrouz et Pépé [Parc Films / Madeleine Films]
Portrait d’un rabat-joie
Qui est Subtil Dutrouz ? Que sait-on de lui ? Arrivé depuis une semaine à Rochefort, il est un ami de Pépé, le grand-père des jumelles. Les deux hommes se sont perdus de vue mais s’étaient rencontrés à Salonique en 1924. Ils y exerçaient tous deux dans l’aéronautique militaire — une passion qu’ils ont gardée, Pépé occupant son temps à fabriquer des maquettes d’avion, Dutrouz couvrant de cadeaux Boubou, le petit-fils de Pépé, en lui offrant de petits avions.
Dutrouz n’apparaît que rarement dans le film : lorsqu’il se rend au comptoir d’Yvonne, pour rouspéter sur les militaires ; dans la foule de la fête foraine, peu à son aise parmi les badauds enjoués ; enfin, lors d’un dîner d’anniversaire réunissant la majorité des personnages clés, et où il sera à la fois le dernier arrivé et le premier parti. On sait aussi de Dutrouz que malgré son passé (ou peut-être à cause de lui) il éprouve une répugnance à l’égard de l’imagerie et de l’exercice militaire. Il le signale à plusieurs reprises, affirmant qu’« avec leurs bottes et leurs fusils, armés jusqu’aux dents, ils [les militaires] vont [les] abattre comme des lapins ». Lors d’une conversation avec Maxence, il se moque de son travail artistique en soutenant qu’« on ne peut pas peindre dans une caserne ». Pour lui, création et habitus martial sont incompatibles. On apprend aussi, lorsqu’Yvonne lui demande de couper un gâteau, qu’il est trop maladroit avec un couteau pour s’en charger.
Sur quelles preuves reposent les accusations condamnant un homme sachant à peine trancher une part de quatre-quarts à avoir dépecé avec minutie une soixantenaire de Rochefort ? Elles ne nous sont pas données. Nous est signalée, pour unique preuve, que l’arme du crime a été retrouvée chez Dutrouz (mais laquelle ? ce n’est pas précisé, seule une chanson nous indique que le tueur a usé d’une hache ou d’une scie).
Plus encore : présentant Dutrouz aux forains et à ses filles, Yvonne spécifie que Pépé et Dutrouz se sont perdus de vue pendant quarante ans. Comment Dutrouz était-il censé avoir courtisé une résidente de Rochefort sur une si longue période alors qu’il est arrivé en ville une semaine auparavant ? Comment expliquer que lui et Pépé ne se soient jamais croisés au fil de ces quatre décennies ?
La ronde des suspects
Mais tenter d’absoudre Dutrouz n’est pas tout, car à ce manque de preuves cohérentes s’ajoute une autre considération : non seulement Dutrouz n’est pas particulièrement suspect, mais bon nombre des hommes représentés dans le film ont des comportements équivoques qui les rendent louches aux yeux d’une spectatrice en quête d’indices. Certes, le meurtre de Lola Lola coïncide avec le retour de l’inculpé à Rochefort. Mais cette arrivée, qui date d’une semaine, n’est pas exceptionnelle : la veille même du meurtre, ce sont aussi Simon Dame, Andy Miller, et les forains Bill et Étienne qui ont débarqué en ville. Rochefort est une passoire.
Qui pourrait être l’auteur du meurtre ? Sans doute Guillaume, l’ex-amant galeriste de Delphine, qui passe son temps à pointer un pistolet sur elle (ou sur une toile qui la représente) et à marmonner des commentaires menaçants. Lola Lola, autrefois danseuse comme Delphine, aurait pu faire les frais d’une hargne qui lui était destinée. Peut-être Bill et Étienne, qui chantent à leurs amantes, lorsqu’elles les quittent, « veux-tu pour cela que je t’assassine ou que je meure d’amour ». Ils n’ont visiblement aucune difficulté à envisager le féminicide comme un geste passionnel. Pourquoi pas Simon Dame ? Une scène m’envoie sur cette piste. Lorsqu’Andy vient le rejoindre à son bureau, il est muni d’une paire de ciseaux et s’affaire minutieusement à découper de petites figurines de papier. Ce geste, il l’a déjà fait seul un peu plus tôt, mais cette fois-ci, l’arrivée d’Andy le pousse à dissimuler prestement les ciseaux et les figurines. Qu’est-il en train de faire qui est si honteux ? On ne le saura pas. Mais on déduit, en tout cas, qu’il sait découper habilement et qu’il cache un secret.
Il n’est pas le seul. Pépé manie la colle et les ciseaux à la perfection. C’est un maquettiste d’avions miniatures, et il s’y connait en casse-tête. À vrai dire, son profil est presque identique à celui de Dutrouz, si on excepte le fait qu’il a, contrairement à son vieil ami, habité Rochefort au cours des quarante dernières années et qu’il a des compétences en découpe et en numérotation de morceaux…
:: Guillaume pointe son arme sur le portrait de Delphine [Parc Films / Madeleine Films]
:: Simon Dame et ses figurines de papier [Parc Films / Madeleine Films]
:: Étienne et Bill [Parc Films / Madeleine Films]
Mélodie patriarcale
Imaginons un instant ceci : Dutrouz revient à Rochefort retrouver Lola Lola, son amante d’autrefois. Mais Pépé la courtise (lire : la harcèle) depuis quarante ans et ne digère pas la possibilité que ces deux-là se remettent ensemble. Il assassine Lola Lola, comme le font les hommes qui ne peuvent soumettre les femmes à leur pouvoir et préfèrent les voir mortes que libres. L’arme est déposée chez Dutrouz par son ami, que les autorités envoient au trou dans l’indifférence (Yvonne fait d’ailleurs remarquer que les journaux ont fait une coquille dans le nom du coupable présumé, le rebaptisant Dutrou).
Mais imaginons un instant autre chose : cette théorie farfelue est plus plausible que celle fournie par les policiers de Rochefort, mais elle n’a aucune importance. Ce qui a de l’importance, c’est que lire Les demoiselles de Rochefort en adoptant l’attitude préconisée par la critique policière, c’est forcément devenir une féministe en colère, une hystérique paranoïaque qui « ne sait pas s’extraire de sa lorgnette idéologique » et décèle des complots partout. Dans la comédie musicale de Demy, Lola Lola n’est pas la seule femme à être découpée, même si elle demeure la seule à ne pas l’être métaphoriquement. Femme doublon (Lola par deux fois), fille en série comme les indistinguables jumelles, Lola Lola est tuée « rue de la Bienséance ». Peu importe l’identité de l’auteur du crime, on l’a punie de quelque chose — de s’être refusée au désir d’un homme, d’avoir été danseuse et reine de beauté (traduire par : une putain), d’avoir vieilli seule, aussi, d’être inconvenante, indépendante. Et après, on a chanté et ri avant de continuer à danser.
Si on en doute, il suffit d’observer avec attention les véhicules des forains qui ostensiblement circulent sur la place Colbert affublés des logos de commanditaires. Trojan, Rocca, Honda, Shell… Capotes, costards, kérosène et décapotables : le film de Demy carbure au sexisme pétaradant. C’est avec ce combustible d’idéalisme et de misogynie rigolarde qu’on brûle les femmes sur l’autel de l’amour romantique en leur demandant de sourire sur scène et d’acquiescer à leur marchandisation sans porter des robes qui « font trop putes » (dixit les jumelles).
Dutrouz est désigné coupable, mais peut-être paie-t-il simplement pour que l’artifice soit maintenu. S’il est sacrifié, c’est que parmi Guillaume (l’homme riche et possessif), Maxence (le poète idéaliste en quête d’une muse), Bill et Étienne (les tombeurs machistes) et Andy (le crooner célèbre), il fait figure de rabat-joie : antimilitariste, moqueur et désabusé, il n’est destiné à être la douce moitié de personne. Dans ce monde qui fétichise l’habit militaire, fait des rimes légères sur les cadavres de femmes et romantise les comportements toxiques, sa présence interrompt le rythme optimiste des rencontres, la marche viriliste des militaires (et ce littéralement : on le voit pour la première fois traversant la rue, un paquet sous le bras, rompant les rangs des cadets qui défilent). Rien ne rend ceci plus apparent que son attitude lors du spectacle forain, tandis qu’il est le seul, dans la foule, à ne pas se réjouir des festivités. C’est d’ailleurs, avec Pépé, le seul personnage qui ne prend part à aucune performance. La récalcitrance de Dutrouz est une fausse note, et chaque comédie musicale réclame de ses participant·e·s qu’iels chantent juste.
Comme Dutrouz dans le décor du film, ce texte entache (modestement) le chœur d’éloges habituellement fait aux Demoiselles de Rochefort. Pourtant, en dépit de ce que pourraient penser les excité·e·s du on-ne-peut-plus-rien-dire, il n’en exige pas la condamnation. La critique policière n’est pas tant un geste d’accusation qu’un exercice d’amour : elle exige de cellui qui le mène qu’iel joue avec sérieux et réfléchisse contre l’œuvre — à son encontre, certes, mais également tout près d’elle adossé·e à elle, dans une proximité aussi infidèle que passionnée. À la fin du film, le responsable désigné est incarcéré, la musique reprend : les chars commandités quittent la ville dans une scène regorgeant de promesses d’espoir et de joies futures, les couples d’hommes et de femmes élégamment vêtu·e·s dansent sur la place publique. La grande kermesse capitalistico-patriarcale peut reprendre son cours dans l’allégresse. Mais regarder Les demoiselles de Rochefort ne sera plus jamais le même exercice. Désormais, la mélodie indélébile apparaît pour ce qu’elle est : un formidable ensorcellement qui, lorsqu’on le fredonne, couvre les cris de Pélagie Rosier.
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