DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Malena Szlam : Tectonique des plans

Par Sébastien Ronceray


:: Lunar Almanac (2013), illustration de l'album Mo7it Al-Mo7it (2013) de Jerusalem In My Heart [Malena Szlam]


Malena Szlam
artiste d’origine chilienne et vivant à Montréal depuis 2005, propose depuis une douzaine d’années des courts films oniriques travaillant entre autres la question de la place du filmeur face au monde et de la réinvention de celui-ci via les possibilités du cinéma. Ses films déplient des enjeux plastiques et politiques, en proposant une forme lyrique, mêlant à la fois (re)découverte du monde, point de vue polémique (par collages et glissements) et matérialisation d’une sensation.

Pour tourner ses films, Malena Szlam arpente des espaces extérieurs, caméra à la main (rarement fixée sur un pied), afin d’y collecter, d’y prélever des traces, des fragments, et des taches colorées pour composer un « rêve épars » [1]. Tout un jeu de masquages, de dissimulations, de transparences ou d’apparitions permet à la cinéaste d’impulser son regard propre sur les territoires qu’elle filme. Ces présences/absences s’assimilent à des spectres filmiques lui permettant d’imaginer — de mettre en images — un monde ancestral au travers d’un réalisme magique, s’inscrivant dans le même rapport au monde que certains peuples sud-américains qui privilégient un monde non-humain, non-visible, discernable par d’autres voix que celles de la perception épistémologique humaine.
 


:: Morphology of a Dream (2018) [Malena Szlam]


Cette recomposition d’un monde s’effectue entre autres par le biais d’un travail de superpositions d’images, générant lui aussi des effets de cache. Par dessus des paysages filmés en plans fixes légèrement tremblant se glissent d’autres images en traveling dont les motifs s’immiscent au travers de ceux des plans fixes, perturbant notre rapport à ces paysages. Dans Morphology of a Dream (Morfología de un sueño, 2018), de subtiles superpositions s’opèrent entre éléments filmés en mouvement et plans fixes contrastés de troncs d’arbres derrière lesquels semblent défiler le paysage. Les silhouettes des arbres, variant parfois de densité au gré du développement de la pellicule, agissent comme un masque structurant l’organisation du plan, ce qui souligne de fait le chaos du paysage à l’arrière: le monde se structure autant par la contemplation paisible que l’on peut en faire que par une puissance qui échappe aux regards mais que le cinéma peut réinventer. Ce glissement des plans les uns par-dessus les autres ne crée pas de véritable choc, mais fait apparaître une image inattendue qui émerge de la confrontation des deux plans. L’aspect géologique de ces glissements peut renvoyer à des mouvements naturels, invisibles pour la perception humaine (parce qu'extrêmement lents), comme le sont les mouvements des plaques géologiques.



:: Bande-annonce d'Altiplano (2018) [Oona Mosna / Malena Slzam]

Dans les films de Malena Szlam, on assiste à la mise en images d’événements invisibles, à une tectonique des plans, comme de longs fondus enchaînés, réactivant une relation purement cinématographique au temps et à l’espace géologique, par le biais d’effets d’accélérations, de vibrations de l’image. Par le cinéma nous est alors révélé un espace-temps insaisissable composé par strates d’images. Dernier film en date de l’artiste [2], Altiplano (2018), en plus de la composition par glissement des images, déploie un travail sur le motif (fumée, reflet, miroitement, saline), de gros plan granuleux s’enlaçant avec des montagnes à perte de vue. Le montage relie ses éléments, qui se font échos l’un à l’autre, découvrant le paysage cinématographié. Tourné dans le désert d’Atacama, zone de mémoire traumatique pour les Chiliens, territoire exploité pour sa richesse en lithium au détriment des peuples autochtones pour qui cette terre est sacrée, Altiplano porte un regard sur un paysage d’avant l’industrie, d’avant la vie humaine, une terre des origines qui subit aujourd’hui des assauts. Il ne s’agit pas d’une fable écologique, mais bien de l’invention cinématographique d’un espace d’avant l’œil humain (en cela, le travail de Malena Szlam peut se rapprocher de celui de Stan Brakhage, prônant l’usage du «Mind’s Eye», l’œil d’avant la culture). Pour composer ce monde d’avant, hommage filmique à la Pachamama, la cinéaste utilise pour la première fois du son. Collectant différentes sources sonores, elle les a montées par couches, faisant ainsi écho à la composition des images. Elle cherche à nous faire entendre des sons d’avant, des sons souterrains qui semblent émerger des motifs filmés: grondements, écoulements, éclats, mais aussi musiques bruitistes, sons électroniques mélangés à d’autres sources naturelles. La cinéaste, dans ce film prolongeant de nombreux axes présents dans ses œuvres précédentes, nous invite à percevoir autrement l’intérieur de ce territoire topographié et «topophonié».

Dès son premier film, cette exploration des espaces est présente. Dans Chronogram of Inexistent Time (Cronograma de un tiempo inexistente, 2008), elle apparaît à travers l’utilisation d’images fixes composant une mosaïque et remplissant, par fragments juxtaposés ou superposés, la surface des photogrammes 35 mm. Ces fragments se déplacent, apparaissent, disparaissent, glissent les uns sur les autres, offrent des prémices de mouvements parfois, évoquant les expériences chronophotographiques d’Etienne-Jules Marey (présentes parmi les images utilisées pour ce film). Le collage d’images se déploie tout au long la projection produisant sur l’écran des variations de cadre. Tout en étant un film de réemploi (les autres films de Malena Szlam se composent d’images de prises de vue directes), Chronogram of Inexistent Time fait émerger l’intérêt que la cinéaste porte au décentrement du regard et au questionnement sur l’espace. Le territoire de la projection varie ici selon les modalités d’apparition des images (positionnement dans les photogrammes, déplacement, durée de leur présence…), leur existence conjointe ou successive, et aussi selon la sérialité, la répétition des mêmes images, ce qui trouble notre rapport à la mémoire par vis-à-vis de ces motifs: les (re)connaissons-nous, sont-ils évocateurs en tant que tels ou par réminiscence d’autres images? Cette manière d’appréhender les motifs (au sens où ces images, organisées sous forme de montage, sont porteuses de récit) renvoie à la place de la cinéaste face au monde qu’elle saisit en le filmant et le montant.


:: Chronogram 
of Inexistent Time (2008) [Malena Szlam]


Cette pratique du photomontage cinématographique (collage, superposition, transparence…) se prolonge dans les installations que réalise la cinéaste avec ses films, présentés sous la forme de projections en multi-écrans projetés côte-à-côte, se juxtaposant ou se chevauchant. 
Chronogram a fait l’objet d’une présentation en installation à plusieurs reprises [3]L’utilisation de multiples projecteurs permet alors d’ouvrir encore plus l’espace de la projection, envahissant un territoire spatial inattendu, hanté par ces fragments d’images. La pratique de l’installation et de l’exposition d’images [4] ponctue régulièrement le parcours de Malena Szlam. Elle utilise alors ses propres films, projetés souvent en pellicule, parfois aussi en numérique, afin de concevoir d’autres formes de présentation. Cela lui permet de prolonger son travail de cache, de glissement d’images les unes sur les autres dans un dispositif sensible, qui réinvente l’interprétation chaotique (au sens de rencontre, de recomposition avec bribes) qu’elle fait du monde. L’artiste déploie autrement encore cette énergie lors de performances (avec le groupe Jerusalem in my Heart [5] par exemple): il s’agit alors d’initier en direct des rencontres, des formes de collages avec les images de ses films présentées grâce à plusieurs projecteurs fonctionnant en simultané, prolongeant à l’infini les possibilités qu’offrent les images qu’elle a réalisées.

Ce rapport particulier aux espaces oriente l’œuvre de Malena Szlam dès les étapes du tournage. Adepte du tourné-monté, des mouvements rapides, des sursauts visuels, des tremblements, et aussi des variations de vitesse de défilement des images (allant de l’image par image au ralenti en passant par diverses formes d’accélérés), des changements de diaphragme sur un même motif, la cinéaste utilise les nombreuses possibilités des appareils argentiques. Ce large champ d’expériences, par le biais de l’outil-caméra, témoigne d’un élan animant la réalisatrice lors de ses tournages (en solitaire). Par ce biais, elle se place au cœur des choses, et procède à une réorganisation du monde qui s’attache à révéler autrement ce qui nous entoure. En voyant ces films, on perçoit sans mal l’enjeu pour elle de saisir le monde à l’aide de l’outil cinématographique dont elle use en prenant en compte toutes les variations possibles, en lien avec son approche matérialiste, à la fois sensible et concrète. Dans Anagrams of Light (Anagramas de luz, 2010), les intenses lumières de feux d’artifices s’apparentent à de véritables surgissements, détachés du cœur de la nuit et de la profondeur du support argentique. Quelques motifs réapparaissent fréquemment dans ces films: des lunes (dédoublées, scintillantes, mouvantes voire tombantes) [6]des végétaux (arbres fragmentés, bourgeons vibrants, brindilles accidentées), des surfaces liquides (vagues arythmiques, ondulations miroitantes, reflets flous du paysage), des lumières (artificielles ou naturelles, mais souvent balayées par la caméra produisant des effets de filages éclatants), des motifs graphiques ciselant l’image… Ainsi, Rhythm Trail (2010-2011), filmé en Super 8 mm en montage caméra, se présente comme des notes sur un paysage, prenant en compte la disparité des éléments le composant, s’adaptant à chacun selon notre propre capacité à les appréhender, à les observer. Débutant sur des végétaux, le film très composé glisse vers la nuit, la lune, des pulsations lumineuses, des filages sur des fenêtres et s’achève sur des palpitations de braises, soulignant la capacité d’adaptabilité aux motifs filmés dont fait preuve Malena Szlam, tout en proposant une interprétation filmique personnelle de ces éléments. Les outils de prise de vues utilisés dans ces films par la cinéaste (différentes caméras analogiques) lui permettent de scruter des paysages naturels qui s’inscrivent dans une corrélation avec des territoires intimes. Ces liens entre les espaces (ceux du réel modifié et de l’intériorité révélée) se tissent par le biais d’une approche plastique s’appuyant sur des formes de collages, de superpositions, de contacts entre les éléments métamorphosés par la position analytique de la cinéaste face au monde. Les transformations qu’elle fait subir aux images argentiques, lors de la prise de vue, mais aussi en laboratoire, modélisent ce qui singularise sa position de cinéaste, qui se révèle de film en film comme étant celle d’une artiste cherchant à rendre compte de mues, de mouvements qui s’opèrent face à elle, en elle, et dont elle rend compte cinématographiquement, en pleine conscience de son exposition au monde. Frénétique.


:: Anagrams of Light (2010) [Malena Szlam]


:: Rythm Trail (2010-2011) [Malena Szlam]

 


[1] « Des soirs, dans ta sévère fontaine / J'ai de mon rêve épars connu la nudité ! ». Stéphane Mallarmé, Hérodiade. Ce texte est mentionné par Malena Szlam dans la notule Beneath Your Skin of Deep Hollow (Bajo tu lámina de agujero profundo, 2010), film où la vigueur des couleurs s’extrait, en reflet, de surfaces sombres.

[2] Depuis cette date, Malena Szlam a présenté son travail sous forme d’exposition et de performance. Elle travaille actuellement sur de nouveaux projets.

[3] À ce sujet, voir une captation de l’installation ici : https://vimeo.com/100164641#_=_

[4] À lire, un article concernant sa dernière exposition, Infra, présentée au SBC de Montréal / Tiohtià:ke à l’été 2021 : https://www.sbcgallery.ca/malena-szlam?lightbox=dataItem-kppl81ah

[5] Voir un extrait de cette performance, capté en 2013 : https://www.youtube.com/watch?v=L5vZwjxbRHE

[6] Magistralement, le sémillant Lunar Almanac (2013), tourné en image par image, réinvente les possibilités plastiques d’un filmage de lune, motif pourtant fort exploré déjà, en démultipliant les effets d’apparitions, de dialogue et les liens entre ce motif et le paysage tant végétal que photochimique qui l’entoure.

 

 

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Sébastien Ronceray est co-fondateur de Braquage, association avec laquelle il propose des programmations de films expérimentaux, des conférences, des expositions et des ateliers de sensibilisation. Cinéaste, enseignant, rédacteur de textes sur le cinéma, il s’intéresse également à la pédagogie du cinéma (il travaille depuis une vingtaine d’années au Service pédagogique de La Cinémathèque française).

 

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Article publié le 31 mai 2023.
 

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