Au début de ses recherches sur les pratiques criminelles légalisées, Alain Deneault remarque que plusieurs films « grand public » (hollywoodiens, mais aussi européens) prennent comme toile de fond les paradis fiscaux. Ce constat l’incite, en revenant à une notion aristotélicienne largement éprouvée, à poser l’hypothèse suivante : si ces films, pour traiter de questions crapuleuses, se passent dans des paradis fiscaux, c’est pour que l’intrigue en soit vraisemblable. Or, puisque le vraisemblable est, selon Aristote (et pour plusieurs poéticiens qui l’ont suivi : de Corneille, Boileau et Diderot jusqu’aux structuralistes français), « ce que croit l’opinion commune », il faut admettre que le public ne part pas « de rien » en cette matière, qu’il a une idée de ce que sont les paradis fiscaux, que ceux-ci font déjà partie, et ce, dès les années 1960, du discours ambiant, que ces films « révèlent un état de connaissance de la part des gens [qu’ils] portent à la conscience publique ». Puisque des cinéastes ont parlé, dans leurs films, des paradis fiscaux, c’est que ces endroits – et les pratiques qu’ils permettent – étaient connus du « grand public ».
Or, je voudrais ici, tout en creusant cette question du vraisemblable, montrer que si les films qui y recourent peuvent, d’un côté, secouer les consciences, ils peuvent aussi, à force d’y recourir, les engourdir. Je voudrais montrer comment – en ne passant en revue que les seuls films retenus par Alexandre Gingras et Alain Deneault dans leur remix –, une œuvre peut éveiller (ou endormir) le public et l’inviter (ou l’empêcher) à passer « du divertissement cinématographique à la prise de conscience politique ». Pour ce faire, il faudra, à côté de ce vraisemblable (que j’appellerai) « idéologique » – comme le disait Gérard Genette dans son article « Vraisemblance et motivation » (1968) : « le récit vraisemblable est un récit dont les actions répondent à des maximes reçues comme vraies par le public, à des préjugés qui constituent une vision du monde et un système de valeurs, bref, à une idéologie » –, parler du vraisemblable « économique » (notion également développée par le narratologue dans le même article, et qui se trouverait même en germe dans une autre notion aristotélicienne : le « nécessaire »), second vraisemblable qui repose, en quelque sorte, sur le premier.
Une fois les films du remix passés au crible de ces vraisemblables, il m’intéressera ensuite de montrer comment, en m’attardant aux procédés cinématographiques qu’ils utilisent, ils cherchent, non seulement à endormir tout sens critique (par leur réitération), mais à nous conduire à nous investir (affectivement) dans les personnages qu’ils mettent en scène, à nous faire vivre par procuration, le temps de la projection, la vie de ces gens riches et crapuleux, vie que ces films valorisent par ailleurs dans leur diégèse (plutôt que de la condamner). Je m’appuierai, pour ce faire, sur la distinction entre « films de participation » et « films de distanciation ». La question sur laquelle ouvrira ce développement – comment parler des paradis fiscaux dans les films afin d’éveiller notre sens critique? – me conduira enfin à aborder l’installation vidéographique de Thibaut Quinchon, une œuvre qui esquisse une voie à suivre dans cet éveil du sens critique en ce qu’elle refuse, justement, de recourir aux procédés cinématographiques conduisant à cet investissement affectif et cherchant à valoriser ces pratiques crapuleuses.
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Quand il présente la notion du vraisemblable – du vraisemblable « idéologique » –, Aristote explique que celui-ci repose sur l’« opinion commune », non pas sur ce qui est vrai mais sur ce que l’on croit vrai, sur ce qui est admis par le plus grand nombre, bref, sur les clichés, les préjugés, les stéréotypes, les idées reçues. Du coup, nous pourrions maintenir que le vraisemblable agit comme un « révélateur ». Au cinéma, les intellectuels seront ringards et timorés, les homosexuels seront efféminés et exubérants, les truands seront mal rasés et s’exprimeront avec une voix rauque. Un intellectuel sexy, un homosexuel viril ou un truand efféminé ne convaincraient pas (même s’il en existe de ce type). Voilà donc l’idée que l’« on » s’en fait. On pourrait même avancer que ce vraisemblable permet d’avoir une idée de l’idée qu’un cinéaste se fait de l’idée que le public se fait de quelque chose …et de comprendre qu’il cherche ainsi à le conforter dans cette idée-là. Pensons par exemple à la façon dont Denys Arcand, dans Les invasions barbares (2003), représentent les étudiants d’université : atrocement désabusés. Il pourrait s’agir là de l’idée que le réalisateur se fait de l’idée que son public se fait des étudiants. Cependant, après les manif’ de 2012, ces étudiants nous apparaissent bien pâlots… l’idée que l’on s’en fait a changé. Et ceux-ci devront plutôt, pour être vraisemblables, être dorénavant représentés comme frondeurs et contestataires. On voit comment le vraisemblable idéologique est inféodé au milieu et à l’époque.
À passer en revue les films retenus par Alexandre Gingras et Alain Deneault dans leur remix, on remarque que les hommes d’affaires, pour être crédibles, auront toujours une gueule angulaire, seront toujours vêtus de chemises de soie, porteront des bretelles à leurs pantalons et des Rolex à leur poignet et se serviront, à toute occasion, des scotchs avec des glaçons (autrement, le public n’y croirait pas). Cette réitération engourdit, endort. On en vient à prendre pour vrai, ce que l’on croyait vrai. Aussi, le cinéma doit-il s’ingénier à jouer contre le vraisemblable afin de secouer notre léthargie. On n’a qu’à penser, pour s’en convaincre, au « mafieux » que peint Jean-Luc Godard dans Pierrot le Fou (1965). Prenant systématique le contrepied de l’idée qu’on s’en fait, de ce qui est admis par l’opinion commune, le cinéaste de la Nouvelle vague nous le présente sous les traits d’un nabot à la voix de fausset, mal vêtu et buvant des quantités phénoménales de Coca-Cola.
On recourt donc au vraisemblable (aux clichés, aux stéréotypes, aux préjugés, à l’idéologie), non seulement pour obtenir l’aval du public, mais aussi pour aller plus vite, pour ne pas se perdre en explications, pour accélérer le cours du récit (or, qui va vite réfléchit peu). Un cinéaste n’a qu’à situer son action dans un paradis fiscal (lequel exploitera l’imagerie de carte postale avec ses palmiers et ses plages de sable doré – il ne serait pas vraisemblable de trouver des sapins et des montagnes enneigées, même si le Canada est, dans les faits un paradis fiscal) pour que le public comprenne immédiatement que les transactions qu’on y pratique seront crapuleuses et que le reste du récit suive sa course.
C’est pourquoi, à côté de ce vraisemblable, qu’on appellera « idéologique », pourrions-nous en établir un autre, qu’on pourrait appeler « économique », lequel pourrait d’ailleurs se cacher derrière l’autre notion aristotélicienne bien connue : le « nécessaire ». Pour que sa fable fonctionne, dit Aristote, le dramaturge (ou le cinéaste) doit recourir à ce qui est vraisemblable et à ce qui est nécessaire, à ce qui, autrement dit, recoupe l’opinion commune et sert l’économie narrative. Ce vraisemblable « économique » a aussi été repris par les poéticiens évoqués plus haut et, plus brillamment encore, par Gérard Genette. Pour le narratologue, le vraisemblable économique pourrait se définir ainsi : possibilité, pour un romancier (ou un cinéaste), de faire un petit investissement narratif afin de retirer un grand profit esthétique. Autrement dit, si je veux qu’un personnage acquière une grande fortune rapidement, je lui donnerai une vieille grand-mère riche et malade (qui calenchera après l’avoir couché sur son testament) …ou je lui ferai faire des affaires louches dans les paradis fiscaux. Or, il lui en coûterait – à ce romancier (ou à ce cinéaste) – d’expliquer qui est cette grand-mère, de dire d’où lui vient son argent, d’établir les causes de sa maladie, de mettre au clair les liens qui l’unissent à son petit-fils, d’éclaircir pourquoi elle lui lègue sa fortune, etc. Le paradis fiscal n’a pas besoin d’être expliqué; le spectateur comprend immédiatement.
Disons-le autrement. Pour que mon personnage soit riche, il faut qu’il trouve, préalablement (dans le récit), une façon d’obtenir cette richesse. C’est cette condition préalable – et donc « nécessaire » (Aristote) – qui constitue l’« investissement », et l’état subséquent qui assure le « profit ». Or, sur les mille et une façon de motiver la richesse d’un personnage (la grand-mère riche et malade en étant une), le paradis fiscal (qui est accepté par l’opinion commune) permet au romancier ou au cinéaste d’effectuer un petit investissement, lui permet de ne pas avoir à se perdre en explications, et donc, d’aller plus vite, pour obtenir un grand profit (esthétique). Le vraisemblable économique (ceci est là pour que cela arrive) se construit donc sur le vraisemblable idéologique (sur l’idée vague, mais acceptée par le plus grand nombre, qu’on se fait de quelque chose qu’on ne connaît pourtant pas réellement).
Ainsi – et c’est le point que je cherche à défendre ici –, le recours répété au paradis fiscal dans les films (ou les romans, ou les bandes dessinées), nous permet, certes, de comprendre qu’on « révèle un état de connaissance du public », mais aussi que le paradis fiscal, ainsi réduit à un simple ressort narratif, empêche tout le monde, cinéastes comme spectateurs, de s’y arrêter sérieusement. À force d’être repris, répété, réitéré d’un film à l’autre (comme le montre éloquemment le remix de Gingras et Deneault) on pourrait dire que le paradis fiscal, de vraisemblable idéologique (qui révèle ce que le public sait sans le savoir) passe au statut de vraisemblable économique, une façon rapide et rentable de parler d’autre chose (et de renvoyer la question dans l’inconscient).
Aussi, les films qui veulent véritablement éveiller les consciences doivent-ils aller contre le vraisemblable. C’est en jouant contre le vraisemblable qu’on peut secouer, et donc éveiller, l’opinion commune. Et c’est en faisant de l’« investissement » (le « nécessaire ») le sujet même de l’œuvre (et non le profit qui en résulte) qu’on peut prendre le temps de réellement ramener les choses à la conscience. À force de reprendre cet arrière-fond, on finit par endormir plutôt que de réveiller. À trop entendre des personnages répéter qu’ils placent leur argent dans une banque suisse, on ne devient pas plus alerte, mais au contraire, plus engourdi, parce que la chose, à force d’être répétée (et rentable), devient normale, entendue, attendue. On pourrait même avancer qu’après être passée du vraisemblable idéologique au vraisemblable économique, elle passe du vraisemblable économique au vraisemblable « générique » : il serait dorénavant invraisemblable que des films du genre de ceux qui sont recensés dans le remix se passent ailleurs que dans un paradis fiscal. Le paradis fiscal comme lieu de pratique frauduleuse fait maintenant partie de ce « genre » de films.
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Après avoir montré que le recours aux paradis fiscaux dans les films révèle, certes, un état de connaissance du public sur la question, mais renvoie vite à un état d’ignorance, je voudrais aller un peu plus loin et montrer, non seulement que les crapules que ces films mettent en scène font rarement l’objet d’une réelle critique, mais qu’elles sont plutôt valorisées, et montrer aussi comment, d’abord, le spectateur est même amené à se projeter, à s’investir en elles, bref, qu’elles sont l’objet d’un investissement affectif dont on met les pratiques en valeur dans l’univers diégétique où ils évoluent.
Je pourrais, pour asseoir ce point, remettre au goût du jour une autre notion aristotélicienne. Dans sa Poétique, le philosophe dit que la tragédie peint des hommes « meilleurs que nous » tandis que la comédie les peint « pire que nous ». D’un côté, des hommes plus « vertueux », de l’autre, plus « vicieux ». Or, je me permettrais d’apporter une nuance à cette polarisation. Pour moi, on peint des personnages « plus grands » que nous (c’est-à-dire tel qu’on voudrait être, tel qu’on fantasmerait d’être) et des personnages « plus petits » que nous (c’est-à-dire auxquels on ne voudrait pas ressembler, parce qu’ils sont plus laids, plus faibles, plus idiots, plus malchanceux, plus pauvres que nous). Dès lors qu’on accepte ce découpage, il est facile de soutenir que, devant un film, le spectateur aura tendance à se projeter – à s’investir – dans les personnages plus beaux, plus forts, plus intelligents, plus chanceux, plus riches que lui, bref, dans ces personnages qui sont dotés (comme le dirait le sémioticien A.-J. Greimas) de différents « savoir » et de différents « pouvoir » : « savoir-être », « savoir-dire », « savoir-faire », « pouvoir-faire », etc. On n’a qu’à penser, pour s’en convaincre, au succès qu’obtiennent tous ces films de super-héros ou de gangsters qui permettent aux spectateurs de vivre par procuration ce qu’ils ne peuvent pas faire dans leur quotidien.
On verra donc, dans les nombreuses séquences de films remontés par Gingras et Deneault, que toutes les crapules possèdent ce savoir ou ce pouvoir : prendre une décision importante, entrer un code secret (à l’envers!), rouler le système, lire de complexes colonnes de chiffres en quelques secondes, etc. Le spectateur qui considère ces personnages « plus haut » que lui en fera donc la cible d’investissements affectifs et voudra le voir réussir, pour réussir – fantasmatiquement – avec lui.
Mais il n’y a pas seulement que les personnages et leurs actions à considérer – il faut aussi porter attention à la façon dont on en parle. Si on s’attarde maintenant à l’arsenal des procédés cinématographiques mis en branle pour en rendre compte, on s’aperçoit aussi que, non seulement ces crapules sont là pour permettre au spectateur de s’y investir (plutôt que de les critiquer), mais aussi pour les valoriser, en valoriser les pratiques frauduleuses.
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J’aimerais maintenant – afin d’offrir au lecteur les outils conceptuels qui lui permettront de mieux décoder les films retenus dans le remix d’Alexandre Gingras et d’Alain Deneault et de mieux goûter le brio avec lequel Thibaut Quinchon a conçu son œuvre vidéographique (laquelle se présentera comme un brillant contrepoint aux films détournés dans le remix) – établir dix procédés cinématographiques qui permettent (à notre insu) de valoriser ces pratiques frauduleuses.
1° D’abord, ces personnages, qui sont – et qui se disent – « au-dessus »des autres, sont aussi très souvent littéralement filmés « plus haut » que le reste du monde. En effet, on profitera souvent des « transition shots » pour les situer dans de très hautes tours avec, quand on y entre, les lumières de la ville, derrière eux, hors-foyer.
2° Cette petite profondeur de champ a pour effet non seulement de centrer notre attention sur eux, mais aussi de les isoler encore plus du groupe, de la société, de la collectivité. Ils sont non seulement « plus haut » mais aussi « à part » des autres, en somme, intouchables (et donc enviables).
3° Après avoir parlé des « transition shots », on peut aussi parler des « reaction shots » (quelqu’un fait ou dit quelque chose et on coupe sur la réaction d’un témoin qui nous dictera du même coup la réaction que l’on doit avoir) qui ont aussi tendance à valoriser les crapules. On pourra porter attention au sourire complice des douaniers quand un voyageur leur apprend que sa valise pleine d’argent investira une banque suisse, au regard riant de l’avocate jouée par Glenn Close quand son client lui parlera du « Candyland » ou encore à la mine médusée des avocats quand Sami Frey expliquera les tours de passe-passe effectués par Anthony Zimmer. Ni l’un ni l’autre de ces représentants de la loi n’adoptera un regard de dégoût, de colère ou d’indignation que ces pratiques devraient susciter.
4° Nul besoin de parler de la musique dramatique comme quatrième procédé participatif grâce auquel on injecte de l’intensité, et donc de la valeur, dans une scène.
5° On pourrait par contre attirer l’attention sur l’utilisation des formes – et surtout du cercle – qui revient subrepticement d’un film à l’autre et, avec ostentation, au terme du travelling arrière que l’on trouvera dans le film d’Henri Verneuil. Le cercle – contrairement au carré ou au triangle – évoque l’idée de perfection, d’unité, d’harmonie (pensons aux fameux chevaliers de la Table ronde). Le recours à la table circulaire ajoute que ces crapules sont non seulement au-dessus et à part des autres mais aussi ensemble (contre tout le monde).
Je me permets maintenant (après avoir recensé les cinq premiers procédés) une petite parenthèse (qui permettra de mieux comprendre les cinq prochains).
On peut, grosso modo, classer les œuvres d’art en deux grandes catégories : les œuvres de « participation » (qui invitent le spectateur à vivre l’action par procuration, à vivre intimement les émotions vécues par les personnages) et les œuvres de « distanciation » (qui incitent le spectateur à adopter une distance critique et à réfléchir à ce qu’il voit, plutôt qu’à le ressentir intimement). Par exemple, filmer une bagarre avec une caméra à l’épaule, en plan rapproché, avec un montage syncopé et une musique dramatique nous fait vivre l’action. La même bagarre filmée avec une caméra fixe, placée très loin de l’action, en plan séquence, sans montage, sans musique, nous rendra la bagarre étrangère et nous donnera amplement le temps de réfléchir à son insignifiance.
6° On remarquera ainsi comment on filme souvent les discussions louches, les tractations illicites avec une caméra portée, ce qui a pour effet de nous stresser, avec les personnages, et donc d’espérer qu’ils réussissent.
7° On remarquera aussi comment, quand on filme les crapules exposer leurs plans ou récupérer leur argent, ce sera, en « serrant » leur visage (en les coupant au front), ce qui a pour effet d’accorder de l’importance, de l’intensité à leurs paroles, à leurs actions.
8° On remarquera que ce sera aussi grâce à de subtils raccords dans l’axe (qui ont justement pour but d’« invisibiliser » le montage) – l’homme qui parle du Candyland, la finale sur le « Money in » ou sur la signature du contrat – qui ont pour effet d’intensifier (et donc de valoriser) les propos et les actions du personnage.
9° On remarquera enfin comment on multipliera les coupes (montage syncopé)…
10° …ou comment on variera les angles – notamment dans Munich (Steven Spielberg, 2005) qui apparaît dans le générique du remix –, tout autant de procédés qui trahissent, non seulement les efforts (et l’argent) déployés par les cinéastes, mais aussi l’importance, l’intensité, bref, la « valeur », qu’ils ont voulu injecter à ces scènes, dans le but de nous faire vivre, avec les personnages, leurs actions illicites.
Bref, le public peut difficilement s’indigner de telles pratiques, parce qu’il est amené à y participer, à les vivre intimement, à espérer qu’elles réussissent, pour en jouir, lui-même, par procuration. On ne lui dira – ou ne lui fera sentir – qu’à de très rares occasions que c’est lui qu’on roule et qu’on floue. On retrouve d’ailleurs un condensé de plusieurs de ces pratiques dans La chute de l’empire américain (Denys Arcand, 2018), film dans lequel le spectateur est amené à s’investir dans le personnage de l’intellectuel (qui, assez ironiquement, ne comprend rien à rien) et conduit à espérer avec lui qu’il pourra rouler le système.
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Que faudrait-il donc pour éveiller les consciences? Jouer contre ce « vraisemblable » (idéologique) – montrer par exemple que le Canada, avec ses hivers rigoureux, ces nuits interminables, son absence de plages et de mer turquoise, est un « paradis » fiscal, loin de l’imagerie des îles « paradisiaques » que nous ressassent les films et qui nous bercent de leurs promesses de vacances –, ne pas recourir au « nécessaire » (au vraisemblable économique), ne pas se servir de ces procédés participatifs …ou bien, faire des « remix politiques » qui repiquent et détournent le sens premier de ces images.
En somme (et j’aborde ici mon troisième et dernier point), ce n’est pas grâce à ces films-là (dans lesquels d’ailleurs les paradis fiscaux sont souvent traités avec légèreté) qu’on va réveiller les consciences, mais par des œuvres comme celles dont l’installation de Thibaut Quinchon montre la voie. Pourquoi? Parce qu’elles se situent exactement du côté de ces œuvres de distanciation dont je parlais, en évitant de recourir à l’arsenal de procédés cinématographiques que j’ai énumérés :
° Pas de musique qui nous mettrait dans un état affectif imposé.
° Pas de montage : il s’agit d’un seul mouvement (un travelling circulaire) par ailleurs très fluide et très lent (donc : pas de caméra qui tremblote et qui énerve), lequel nous donne le temps de voir – sinon d’étudier – la mise en scène.
° On n’y multiplie donc ni les angles ni les plans, on ne dirige pas notre regard, mais on nous invite plutôt à parcourir la scène, à notre rythme, comme on l’entend.
° Il nous montre un groupe de personnages auxquels il ne nous force pas, non plus, à nous identifier (ou à nous identifier par des procédés cinématographiques). Quand on fait le tour de la scène, il revient à nous de nous demander si nous nous sentons plus proches du vieux couple, des adultes, des ados, des enfants, du jeune couple, des étudiants, des pauvres, des travailleurs, des journalistes… voire (pourquoi pas?) des hommes d’affaires.
° On remarquera que ces hommes d’affaires ne sont pas situés au sommet d’une tour, qu’ils n’ont pas la ville en flou derrière eux, qu’ils ne font l’objet d’aucun « reaction shot » et qu’ils ne sont pas filmés par des contre-plongées qui les magnifieraient. Ils ne boivent pas du scotch sur glace. Bref, ils ne nous émoustillent pas et ne suscitent aucune projection.
° Enfin, ce qui est intéressant dans l’œuvre de Thibaut Quinchon, c’est qu’elle ne nous montre pas des hommes autour d’une table circulaire, c’est plutôt nous qui tournons autour d’eux. Ce travelling (infini), nous invite plus concrètement à l’action en cela que, après nous avoir permis de faire le tour de la question, autant de fois que nous le désirons, nous briserons ce cercle vicieux dès lors que nous déciderons de partir.
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