DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

L’horreur polie fait vendre : Cannibal Girls et l’époque du « tax shelter »

Par Shelagh Rowan-Legg


:: Illustration pour l'affiche de Cannibal Girls (Ivan Reitman, 1973) [Scary Pictures Productions]

«Des femmes qui mangent des hommes: l’horreur dans tous les sens du terme. Andrea Martin et Eugene Levy sont partis pour un avenir meilleur. Ivan Reitman est allé à Hollywood.»

Cette citation tirée du livre A Century of Canadian Cinema illustre à merveille l’attitude de beaucoup de critiques et d’universitaires envers Cannibal Girls (1973). Deuxième long métrage réalisé par Ivan Reitman, il met en scène de très jeunes incarnations des futures vedettes Eugene Levy et Andrea Martin. Le budget était très petit, le film a reçu majoritairement des critiques négatives, ce qui ne l’a pas empêché d’être un succès. Cannibal Girls a surtout lancé la carrière de Reitman à titre de réalisateur et producteur de cinéma d’horreur canadien.                                     

Ce drame d’exploitation voit le jour au début de la période la plus importante de la canuxploitation : l’époque du «tax shelter» [abris fiscaux]. Cannibal Girls n’a reçu aucun financement de la Société de développement de l'industrie cinématographique canadienne (SDICC, aujourd’hui Téléfilm Canada). Cependant, le succès du film, tout comme celui de son réalisateur, a eu un impact sur la croissance de l’industrie du cinéma au pays. Il n’y aurait probablement pas de canuxploitation, ou du moins très peu de productions liées au « tax shelter », sans Cannibal Girls.

Il ne faut pas croire qu’aucun film d’horreur n’était tourné au Canada avant 1970, leur nombre était plutôt réduit. Outre les documentaires et les fictions de l’Office National du film du Canada, l’industrie du cinéma était petite. Sur le site web Canuxploitation!, Paul Corupe explique que le premier long métrage d’exploitation canadien pourrait être Back to God’s Country (1919), qui met en vedette Nell Shipman, la star du muet (une brève scène la montre d’ailleurs en tenue d’Ève, ce qui est étonnant pour un film de cette époque et de cette envergure). Il faudra cependant attendre les années 1950 pour que l’industrie canadienne commence véritablement à tenter de rejoindre le public local.

Plusieurs films d’horreur voient le jour au cours de cette décennie ainsi que la suivante. Parmi eux, citons The Mask (1961), le premier film canadien distribué aux États-Unis par un grand studio ; Naked Flame (1964), l’histoire vraie d’un groupe des fermiers anarchistes russes habitant l’Ouest canadien et Have Figure, Will Travel (1963), une pâle copie des films de Russ Meyer. À ce propos, plusieurs films précédant la canuxploitation, tout particulièrement au Québec, sont des comédies érotiques, surnommées « Maple Syrup Porn ».

Comme dans beaucoup d’autres pays, le cinéma de Hollywood représente un adversaire de taille au Canada. Il est quasi impossible pour un film de connaître un succès financier. Les membres de l’industrie savent que l’aide du gouvernement est essentielle pour garantir la viabilité de son cinéma. En 1967, la SDICC est alors créée. Bénéficiant d’un fonds de 10 millions de dollars, elle a pour mandat de soutenir la production à travers le pays. D’un côté, la SDICC contribue au financement de films classiques comme Goin’ Down the Road (1970), La vraie nature de Bernadette (1972) et The Rowdyman (1972). De l’autre, parce son aide se limite uniquement à la production, il n’y avait aucune garantie par rapport à la distribution des œuvres en salles. Par conséquent, beaucoup des films qui ont été soutenus par la SDICC n’ont jamais été vus. Le budget initial de 10 millions a été dépensé dès 1971. Après une seconde injection d’argent, il a été décidé que la SDICC devait aider les films ayant la chance de connaître un succès commercial.

Ivan Reitman arrive alors en scène. Fils de survivants de l’Holocauste ayant échappé la Tchécoslovaquie communiste, Reitman étudie la musique à l’Université McMaster. Il signe ses premiers films en suivant un cours à l’ONF. En 1968, il réalise le court métrage Orientation, une parodie de la vie d’un étudiant en première année d’université. Le film est acheté pour 20,000 $ et est projeté dans les salles de cinéma à travers le Canada. Son film suivant, The Columbus of Sex (1969),pour lequel il est producteur, est une comédie érotique se méritant le classement « X » aux États-Unis. Reitman et son coproducteur Daniel Goldberg sont alors accusés d’avoir publié du matériel obscène. Malgré le soutien de l’écrivain et personnalité de la télévision Pierre Burton, ils sont finalement condamnés à une amende de 300 $. Reitman dira par la suite que le film ne valait pas la peine d’être fait. Néanmoins, The Columbus of Sex est vendu à un distributeur américain. Au même moment, Reitman fonde New Cinema of Canada, une entreprise spécialisée dans la distribution de films comme Sympathy for the Devil (1968) de Jean-Luc Godard et The Servant (1963) de Joseph Losey. Reitman réalise ensuite Foxy Lady (1971), son premier film ayant reçu le soutien financier de la SDICC. Reitman dira que « ce film n’a presque rien pour se racheter », et qu’il fut un échec auprès du public et de la presse. Dans un article publié en novembre 1970 dans Maclean’s, il confesse que « la réalisation est principalement une entreprise et, quand l’entreprise le permet, un art. » Reitman sait qu’il veut faire des films qui seront populaires auprès du public. Il préconise la comédie et l’horreur, avec une bonne dose de sexe.


:: Bonnie Neilson dans Cannibal Girls [Scary Pictures Productions]

Fusion de tous ces genres, Cannibal Girls est le premier film de l’âge d’or de la canuxploitation. Avec le coproducteur et coscénariste Goldberg, l’objectif est de faire un long métrage rapidement, et ce, même si « [le film] ressemblait à de la merde. C’est la clé pour faire de l’argent dans le marché du cinéma d’exploitation. » Ils ont fait le film en suivant un modèle coopératif : le matériel technique est emprunté avec la promesse d’un remboursement ultérieur et la voiture apparaissant à l’écran est la propriété d’un membre de l’équipe. À la distribution, ils embauchent des comédiens motivés, mais sans emploi. Levy et Martin interprètent ainsi le premier rôle principal de leur carrière. La grande maison appartient à Mary Jarvis, l’héritière d’une éminente famille d’Ontario, qui joue également la propriétaire du motel. L’acteur incarnant le personnage du boucher est Fishka Rais, un habitué de la série culte The Hilarious House of Frightenstein (1971). Selon Corupe, « la réputation des Canadiens comme étant un peuple poli et guindé est apparente dans les films d’horreur et de terreur, lesquels s’appuient davantage sur les personnages et l’atmosphère que les effets spéciaux. » Et Cannibal Girls est très canadien, pas seulement pour ses acteurs, mais également pour le lieu où se déroule l’action (Farmhamville, un petit village typique de l’Ontario), l’autocollant de l’Université de Toronto sur la voiture et, bien sûr, la politesse des personnages. Tout au long du récit, les protagonistes font preuve d’une irréprochable bienséance : Gloria va même jusqu’à dire à Cliff qu’ils doivent être gentils avec leur véhicule pour le remettre en marche. Quand la jeune femme tente de quitter Farmhamville, l’opératrice lui explique avec calme et courtoisie qu’il est impossible de fuir le village. Mais, Cannibal Girls, dit Corupe, est aussi « l’archétype du cinéma grindhouse des années soixante-dix — désordonné, amateur, grossier, et ne craignant pas de se complaire dans un sujet sordide. »

On trouve dans le magazine Take One (volume 3, numéro 10) un entretien-fleuve avec Reitman et Goldberg, dans lequel ils évoquent plusieurs détails financiers de Cannibal Girls. Au départ, ils avaient un mince budget de 12,000 $. Le film a été tourné sur une période de neuf jours, en raison de seize heures de tournage quotidiennes. Reitman et Goldberg ont convaincu des individus de leurs prêter l’argent pour la postproduction. Ils ont aussi approché la SDICC. Après de longues délibérations, l’organisme a finalement décliné le financement du film. Les deux cinéastes étaient alors sur le point de doubler leur budget initial. Avec le peu d’argent qui lui restait, Reitman est allé au Marché du Festival de Cannes, dans l’espoir de trouver un acheteur. Fait notable: le réalisateur n’était pas en mesure de montrer son film, ce dernier ayant été retenu aux douanes françaises. Ironiquement, c’est grâce à un coup de pouce de la SDICC que Cannibal Girls a finalement pu être projeté à Cannes avant d’être acheté par Roger Corman sous la bannière American International Pictures. Cette dernière a échafaudé un plan pour le marketing du film. En plus du slogan «Elles sont exactement comme vous le pensez», la campagne promotionnelle souligne que l’équipe a travaillé dans des conditions difficiles et, curieusement, que l’un des acteurs est végétarien. S’inspirant d’un autre auteur du cinéma d’horreur, William Castle, mais avec une sensibilité canadienne, la bande-annonce affirme qu’un son de cloche sera émis dans la salle pour alerter les spectateurs « avec une tendance prude » de l’avènement de «scènes de nature spécialement repoussante ou érotique». 

Il n’est peut-être pas étonnant que le film soit un bide auprès de la critique. Variety affirme que: «[Le film est] un effort malavisé et amateur.» Clyde Gilmour du Toronto Star écrit quant à lui que: «L’approche de Reitman est inepte, de mauvais goût, et d’une immaturité sans borne.» Le compte-rendu le plus intéressant vient de John Hofsess, qui prétend que «sans la classe insufflée par Martin, le film scandaliserait les féministes,» et que Reitman «a eu un succès fou en étant affreux.» S’il remarque qu’il ne faut pas blâmer les cinéastes canadiens qui cherchent à innover, il prétend que c’est le public qui les a rendus désespérés. Toutes les critiques ne sont pas négatives. Film Bulletin déclare que le film aborde «des angles d’exploitation au-dessus de la moyenne,» et L’écran fantastique le décrit comme une « savoureuse parodie, à l’ingénieux découpage [qui tranche] sur la production commerciale canadienne.» Dans Screen International, Marjorie Bilbow lui prédit un succès commercial, tout en comparant le film à un type de « mélodrame du Grand Guignol.» Cannibal Girls est la première série B à faire un tabac au Canada tout particulièrement dans les ciné-parcs. Il remporte 300 000 $ après deux mois d’exploitation aux États-Unis et un mois après sa sortie au Canada. Reitman peut enfin rembourser tous ses investisseurs. En 1973, le Festival international du film fantastique de Sitges, le plus important festival dédié au cinéma d’horreur en Europe, décerne à Levy et Martin un prix d’interprétation. En 2010, Cannibal Girls a droit à une projection spéciale au Festival South by Southwest ainsi qu’à un DVD édité par Shout Factory. Le film continue encore aujourd’hui de trouver un public enthousiaste.


:: The Mask (Julian Roffman, 1961) [Beaver-Champion Attractions / Taylor Roffman Productions]


:: Allan Kolman et Susan Petrie dans Shivers (David Cronenberg, 1975) [Cinépix Film Properties / DAL Productions]


:: The Changeling (Peter Medak, 1980) [Chessman Park Productions]

Le succès commercial du film, et celui d’autres films d’horreur comme The Mask, The Pyx (1973, tourné à Montréal), et Black Christmas (1974) n’a rien d’étonnant aujourd’hui. Aux yeux de la SDICC, il est évident que ces films, avec ou sans financement, vont trouver leur public. En 1975, le gouvernement fédéral permet aux investisseurs d’obtenir un retour d’impôts correspondant à l’entièreté de leurs investissements dans un long métrage canadien. Dans les années soixante, seulement trois ou quatre longs métrages sont produits à chaque année. Rapidement, il y en a des dizaines. Reitman a ouvert les portes aux autres réalisateurs œuvrant dans l’horreur. Il produit lui-même d’autres films de la canuxploitation, comme Death Weekend (1976), Ilsa, the Tigress of Siberia (1977), et peut-être parmi les plus importants, Shivers (1975) et Rabid (1977), les premiers long métrages de David Cronenberg. Shivers a pu bénéficier d’un financement de la SDICC, et Cronenberg a réussi à le vendre dans plusieurs pays avant sa sortie en salle, ce qui lui a permis de rembourser ses investisseurs. Les films d’horreur et de terreur sont parmi les plus réussis de l’époque du «tax shelter»  du moins, selon le public plutôt que la critique. Black Christmas, The Silent Partner (1978), Prom Night (1980), et The Changeling (1980) sont produits au cours de cette époque féconde, avec le soutien d’individus ayant profité de la déduction d’impôt.

Cannibal Girls pourrait être envisagé comme un brin intellectuel, amateur, et Reitman, selon Geoff Pevere, pourrait avoir «[enduré] des années de dénigrement, de condescendance, et de congédiement aux mains de l’Ordre culturel du Canada». Impossible pourtant de ne pas reconnaître l’impact de ses films sur l’industrie cinématographique canadienne. Sans Reitman, nous n’aurions peut-être pas eu de canuxploitation. Les succès commerciaux de ses œuvres ont ouvert la voie à tout un champ de possibles pour le cinéma d’horreur au pays.

 

 

*

 

 

Shelagh Rowan-Legg est écrivaine et cinéaste. Elle est directrice du Miskatonic Institute of Horror Studies, programmatrice pour le Wench Film Festival et rédactrice en chef pour ScreenAnarchy. Ses courts métrages ont été projetés dans des festivals du monde entier. Elle est titulaire d'un doctorat en cinéma fantastique espagnol du King's College de Londres.

 

Index du dossier

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 18 juillet 2023.
 

Essais


>> retour à l'index