DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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The Fire Within et Fire of Love : Le geste documentaire en péril

Par Samy Benammar


:: The Fire Within : Requiem for Katia and Maurice Krafft (Werner Herzog, 2022)
[Bonne Pioche / Brian Leith Productions / Titan Films]

Dans une entrevue accordée à Michel Polac en 1966, Jean Rouch évoque la présentation d’une version préliminaire de ce qui deviendra La Chasse au lion à l’arc (1967) à la communauté avec laquelle le film a été tourné. Il raconte que dans cette mouture, la traque d’un l’hippopotame accompagnée, par l’entremise du montage, d’une chanson enregistrée lors d’une cérémonie festive avait déplu à son auditoire qui lui avait alors dit : « Quand on est à la chasse, on ne fait pas de musique sinon les animaux s’en vont. » Cette remarque aussi évidente que juste a amené le cinéaste à reconsidérer le travail sonore dans le reste de ses films, s’éloignant de l’usage abusif de la musique qu’il décrit comme « la cellophane dans laquelle on met les images ». Il élargit ensuite le propos pour en tirer une leçon essentielle de cinéma: dire d’un film que les images ou la musique sont belles revient à admettre qu’il s’agit d’un mauvais film, puisque l’on reconnait son incapacité à nous amener dans son monde, nous faire oublier les stratagèmes qu’il met en œuvre. Dans Fire of Love de Sara Dosa, la musique est très belle, les images aussi.

Reprenons les choses à la source, Katia et Maurice Krafft sont un couple de volcanologues français qui ont passé leur vie à étudier les zones les plus dangereuses du monde, produisant des documents cinématographiques aussi spectaculaires qu’uniques. Capturées au cœur des flammes, leurs images ont participé à sensibiliser la communauté mondiale sur les dangers de ces montagnes explosives. En juin 1991, leur acharnement à cette tâche leur fera perdre la vie au pied du mont Unzen au Japon. Ils laissent derrière eux une archive conséquente qui constitue le point de départ du film de Sara Dosa, succès populaire et critique de l’année 2022 qui fut nommé pour les Oscars. Dans la même année, Werner Herzog réalise un film similaire, The Fire Within, une production commandée par Arte France et diffusée dans le courant du mois de novembre. La sortie simultanée de ces deux œuvres force une comparaison qui pose une question essentielle : qu’est-ce qu’un geste documentaire dans le contexte d’un cinéma d’archive ?

Pour y répondre, il faut s’intéresser à la structure narrative de chacune de ces œuvres, c’est-à-dire les procédés employés pour construire un récit à partir de fragments disparates. Notons d’abord que les deux cinéastes font le choix d’introduire une voix off. Une solution évidente et qui pourrait laisser penser à des traitements similaires. Or c’est dans le contenu du commentaire énoncé, dans le ton de la voix et dans l’interaction entre le discours et les images que les deux films révèlent leurs positions diamétralement opposées. Dès son introduction, Fire of Love donne le ton : « In a cold world, all the watches started to freeze, the sun came and went between blizzards and gusts which erased all bearings. In this world lived a fire and, in this fire, two lovers found a home. » Dans cette intervention, il n’est aucunement fait mention de la fonction scientifique contrairement à Herzog qui ouvre son film par la réplique « This film is in memory of Katia and Maurice Krafft volcanologists from the Alsace region in France ». D’entrée de jeu, Sara Dosa impose une lecture romantique des Krafft. En choisissant cette perspective, la réalisatrice rattache le récit à un imaginaire si bien que sa démarche de montage part d’un discours préexistant qu’elle vient illustrer par les images. On ne cessera tout au long du film de revenir à cette structure qui dicte le rythme et l’avancement du récit et empêche les archives de s’exprimer faisant de Fire of love un film d’hétéro-propagande où la cinéaste projette des fantasmes amoureux, manquant de respect à ses spectateurs et à son sujet pour proposer un échec cinématographique (c’est pardonnable) et humain (ça l’est beaucoup moins). Le premier de ces échecs découle de l’incapacité de réfléchir des archives pour ce qu’elles sont : les témoins incomplets et fabriqués d’une histoire inaccessible. Fire of Love déforme la vérité pour construire une romance mensongère qui cumule les omissions pour mettre les images au service du propos. Le deuxième échec, plus grave, est la place secondaire que le film finit par accorder au travail scientifique des Krafft instrumentalisés pour produire un récit hollywoodien. À l’inverse, Herzog souligne l’inutilité de produire un énième documentaire sur la vie de Katia et Maurice Krafft et identifie immédiatement le principal écueil de beaucoup de productions qui se contentent de réactualiser des histoires connues : « This is their legacy, the lives and the deaths of Katia and Maurice are documented in films and books. This here is not meant to be another extensive biography. » Il ne s’agit alors plus de dire ce que racontent ces images mais de toucher à ce qu’elles disent, c’est-à-dire dépouiller le regard de ses présupposés, de l’ensemble des histoires connues pour tenter de produire des idées nouvelles.  


:: Photogrammes extraits de la bande-annonce de Fire of Love [Sandbox Films / Cottage M / Intuitive Pictures / National Geographic]


:: Bande-annonce de The Fire Within : Requiem for Katia and Maurice Krafft [Bonne Pioche / et al.]

The Fire Within n’essaye pas de ne nous faire revivre une épopée en dissimulant sa conclusion, au contraire, il expose d’emblée le décès des Krafft et met en doute leur héroïsme en parlant des situations périlleuses dans lesquelles ils entrainaient leurs équipes. Le film brosse ainsi le portrait de deux chercheurs que la soif inconsciente et quasi pathologique du spectaculaire a mené dans des situations éthiquement problématiques vis-à-vis de la réalité violente que représentaient ces catastrophes pour les populations locales. À partir de ce constat, nous sommes invités à réfléchir les enjeux de leur travail en nous concentrant sur le contenu des images. L’une des premières analyses montre Maurice ayant un problème avec la batterie de sa caméra. Plus tard, on les verra rejouer plusieurs fois des scènes pour obtenir le meilleur plan provoquant un effet burlesque. La scène du jet de pierre où ils enfilent des combinaisons métalliques ridicules et tentent de prouver leur efficacité (à laquelle ils ne croient pas eux-mêmes) ou cet autre moment où le couple évoque ses commanditaires permettent d’expliquer la passion des volcanologues dévoués sans faire l’impasse ni sur l’aspect mercantile de leur démarche, ni sur leur travail de mise en scène (pour le meilleur et pour le pire). Ces moments permettent de retrouver un rapport humain aux personnages dont les intentions sont bien plus visibles dans ces comportements anodins que dans les entrevues télévisées que privilégie le film de Sara Dosa, préférant la légende à la réalité.

Cette différence de traitement se ressent également dans le montage des films. Fire of Love ne laisse que très rarement le temps aux images de s’exprimer. Sur le mode de l’illustration, les plans s’enchainent et ne durent jamais plus longtemps qu’il ne le faut pour produire un spectacle visuel. Herzog refuse quant à lui l’efficacité et rend hommage aux Krafft dont il souligne l’application cinématographique, en proposant de longues séquences sans voix off. Ce procédé permet de rendre compte de la beauté grandiose et tragique des éruptions. Elles sont tantôt imminentes, tantôt passées, machines de mort explosives, grouillantes, imprévisibles. Dans la continuité de cette idée, Herzog prend le temps de raconter les récits que les Krafft tenaient à documenter, il étend leur travail en nous informant des lieux pour éviter de centrer son film sur les individus. Dans la séquence de la coulée du Nevado del Ruiz en 1985, il sélectionne des archives moins spectaculaires mais d’autant plus pittoresques où l’on voit, par exemple, les villageois se déplacer en trainant avec eux des planches de bois qui leur permettent de ne pas s’enfoncer dans la boue. Herzog n’hésite pas non plus à montrer les cadavres humains. C’est justement là qu’il parvient à penser toute la force du volcan, en montrant simplement et frontalement la violence sans laquelle la grâce n’est pas pleinement perceptible. Le film nous fait témoins des colosses de feu. En invitant son spectateur à faire lui-même l’expérience de la mort visible, The Fire Within permet de ressentir la prise de conscience des Krafft face à l’échec de leur démarche et au privilège qui leur permet de contempler la splendeur des éruptions sans en subir le courroux. Cet évènement marqua un tournant dans leur carrière, les forçant à se concentrer sur la sensibilisation médiatique des gouvernements pour prévenir de telles catastrophes : « Their gaze became less and less scientific and more and more humanistic. »


:: The Fire Within : Requiem for Katia and Maurice Krafft [Bonne Pioche / et al.]

Le montage et les commentaires d’Herzog sont au service d’une révélation. À l’opposé du spectre, les passages les plus insupportables de Fire of Love sont sans aucun doute ses séquences d’animation. Elles sont l’exemple le plus flagrant d’un désir de mythologisation des Krafft. La dernière d’entre elles montre le couple érigé au rang de dieux se tenant au sommet des volcans et sortant des entrailles du monde pour se rencontrer et nous ouvrir les yeux sur la puissance de la terre. Tout au long du film, cette ambition se métastase en une écriture qui empile les métaphores et les formulations grandiloquentes produisant un lyrisme souvent risible. S’ajoute à cela la voix de Miranda July, à la fois argument commercial et paresse de réalisation qui force le film à entrer dans une vision étriquée de l’idée de poésie au cinéma. Parce qu’un geste poétique ne peut jamais reposer sur une formule, il refuse de plier son écriture à des structures préexistantes où à une voix à la mode. Le geste poétique c’est la capacité de confronter une parole à une réalité et de constater dans leur rencontre la naissance d’un inattendu. Le geste poétique opère un décalage avec les attentes, s’arrête sur ce qui échappe, décèle dans l’image le détail qui transforme son expérience.

Pour la musique, Herzog travaille avec le compositeur Ernst Reijseger et un orchestre d’une dizaine d’instruments. La musique du film verse ainsi dans l’excès. Certaines séquences sont très justement présentées avec une piste sonore minimaliste imitant les bruits de la nature tandis que d’autres passages sont exagérés par des chants lyriques et une explosion instrumentale tellement excessive qu’elle dépasse le ridicule pour toucher au sublime. Ainsi, la musique n’occupe pas la fonction d’accompagnement artificiel que critique Rouch, elle sert d’élément de contextualisation et oriente les images dans une direction ou une autre. La confrontation entre les séquences naturalistes et les envolées orchestrales rend audible l’ambivalence des images dont la beauté se situe à l’intersection de la paix grandiloquente d’une montagne et la puissance dévastatrice de son explosion. On s’interdit ici les accompagnements électroniques de Fire of Love qui ressemblent à n’importe quelle composition contemporaine et dont la seule fonction est de combler les rares vides laissés par la voix.

Si le jugement porté sur le film de Sara Dosa est si sévère bien que celui-ci remplisse en définitive sa fonction de documentaire informatif, c’est qu’il témoigne de la réalité d’une industrie. Longtemps cantonnée à un cinéma qualifié d’expérimental, l’archive est récemment devenue un genre majeur du documentaire contemporain. Cette transition rend d’autant plus saillante la comparaison entre les œuvres aujourd’hui encensées par une part de la critique et celles qui les ont précédées et qui continuent d’exister dans leur ombre. Dans un contexte médiatique où les mots ont de moins en moins de poids sur la distribution ou la réception, le cas analysé ici montre comment l’argument d’accessibilité peut dangereusement justifier une démarche de normalisation et de caricature proposant des œuvres digestes, c’est-à-dire réductrices, de l’archive. Au-delà de ça, je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine tristesse (sans doute partiellement responsable de la colère exprimée ici) lorsque je vois une œuvre si bouleversante que celle d’Herzog tomber dans l’oubli au profit d’un film aussi lisse que Fire Of Love.


:: Fire of Love [Sandbox Films / et al.]

Je crois que la manière la plus simple de conclure reste de juxtaposer deux extraits des films qui me semblent dialoguer pour répondre simplement à la question : qu’est-ce qu’un geste documentaire ? L’un répondant avec le romantisme d’une poésie forcée, l’autre avec la justesse d’un regard posé sur un monde que révèle sa propre désolation.

A set of forces collide inside the planet throughout the enormity of geologic time to trigger one instant, an eruption, that forever re-shapes the earth. And across humanity’s two million years, two tiny humans are born in the same place, at the same time, and they love the same thing. And that love moved us closer to the Earth. Fire of Love

What remains of the Kraffts are their amazing images. Looking into their archives we discover images not only of volcanoes but landscapes that nobody has ever filmed like them. Some of it has the quality of dreams. Like in a biblical apocalypse, stones are raining from the sky and rocks are giving up their assigned nature just to solidly sit there. They tumble. And plants and creatures and our all planet seem to be somewhere in outer space. The Fire Within

 

 

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:: The Fire Within : Requiem for Katia and Maurice Krafft [Bonne Pioche / et al.]

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Article publié le 20 mai 2023.
 

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