NORVÈGE-ISLANDE : RETOUR SUR DEUX (BONS) FILMS EN COMPÉTITION À GÖTEBORG
Réputé pour son emphase sur le cinéma nordique, le Festival International du Film de Göteborg n'a encore une fois pas failli à sa réputation. Parmi les huit longs métrages de fiction en compétition dans la section nordique, la plupart d'entre eux avaient cet autre point commun de camper leur récit dans un passé plus au moins proche. Plus précisément, deux titres en particulier ont retenu l'attention pour leur regard introspectif posé sur les années 1980. Il y a d’abord le grand gagnant de la dernière édition du festival :
Kompani Orheim (
The Orheim Company) du norvégien Arild Andresen, couronné du prestigieux « Dragon Award » remis au meilleur film nordique de la sélection (d’une valeur de 1 million de couronnes, soit tout de même 150 000 dollars canadiens). Puis, est à souligner
Á Annan Veg (
Either Way), film islandais réalisé par Hafsteinn Gunnar Sigurdsson, cependant repartit bredouille de Göteborg.
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THE ORHEIM COMPANY |
Dans le premier, nous suivons le jeune Jarle Klepp en Norvège. Là, malgré le foisonnement culturel et la popularité des groupes rocks importés d'Angleterre, les années traversées par l'adolescent posent clairement un problème de rattachement identitaire. C'est que, comme le réalisateur ne manque pas de le souligner, les années 1980 en Norvège souffrent de ne pas être à la hauteur des révolutions sociale, culturelle et politique de la décennie précédente. Nous sommes bien après 1968 et la société norvégienne qui voit grandir Jarle semble s'être depuis endormie. De son école fréquentée par la petite bourgeoisie de banlieue jusqu'au coeur du foyer familial, tout paraît ankylosé.
Le best-seller, roman autobiographique signé Tore Renberg dont le film est inspiré, insistait déjà sur ce point. Arild Andresen en fait une caractéristique majeure. D'autant plus que le père de Jarle, né quelques années avant la Seconde Guerre mondiale et qui atteint la quarantaine au moment du film, nourrit une passion obsessive pour les actes de la résistance norvégienne - son propre père aurait lui-même participé à plusieurs sabotages contre les nazis. Dans les quelques moments partagés ensemble, Jarle fait donc systématiquement face au rejet d'un père hostile aux intérêts contemporains, en particulier musicaux, de son jeune fils qui, à la veille du Live Aid Concert rassemblant les chanteurs les plus en vogue du moment (David Bowie, The Cure), bouillonne d'admiration pour ces icônes. C'est que le père de Jarle est surtout un alcoolique notoire dont la situation se détériore sensiblement jour après jour. Versatile, il passe des heures entières plongé dans le fauteuil du salon familial, les yeux cernés et bouteille en main, pour se réveiller le lendemain après avoir battu sa femme et reprendre un discours passéiste et réactionnaire frisant l'extrémismedans ses moments de sobriété.
Ce qui est très fort dans
The Orheim Company, ce n'est pas justement ce jeu d'alternance entre les deux états, système n'ayant en soi rien d'insolite - d'autant plus que nous savons l'homme condamné -, mais bien les tentatives de sauvetage de son fils impuissant face à un tel niveau de dégradation. Jarle se laisse entraîner dans les sempiternels récits de résistance norvégienne, en auditeur passif et désemparé, aux côtés de sa mère, soumise et impuissante. Certes le parallélisme entre les exemples de résistance chéris par le père et l'essence même de sa condition vouée à l'échec est facile, n'ouvrant que bien peu de perspectives originales. Mais
The Orheim Company cherche principalement à illustrer la place occupée par les témoins et premières victimes de cette descente aux enfers. Le film atteint le paroxysme de ce système lorsque l'alcoolique, dans une ultime tentative de se relever, organise une interminable randonnée familiale sur les traces des saboteurs de la résistance. De cette aventure, il ne restera quelques années plus tard qu'une photo de la famille, montrant Jarle et sa mère, hagards, épuisés par l'acharnement d'un homme quelque part conscient de sa lutte contre l'impossible.
La forme très narrative de
The Orheim Company demeure cependant un handicap, malgré la construction du film en flashback, faisant regretter l'absence de séquences plus abstraites qui auraient pu rehausser les morceaux de Phil Collins ou Paul McCartney, et leur faire dépasser le simple statut de trame sonore. Comme figure d'exemple en la matière, il faudra aller voir du côté de l'excellent
Sons of Norway, heureux récipiendaire du Prix FIPRESCI cette année à Göteborg, et qui a bien des points en commun avec le film de Arild Andresen.
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EITHER WAY |
Dans
Either Way, les années 1980 font seulement partie d'un décor plus ou moins défini. Nous sommes à des années lumières de
Sons of Norway ou
The Orheim Company, qui accumulent autant que possible les symboles culturels et historiques de la décennie. Rien de cela du côté du film islandais, puisqu'il évite toutes références. Seule une brève indication temporelle en début de récit - "
1980-something" - annonce d'emblée le ton humoristique employé par le réalisateur et scénariste Hafsteinn Gunnar Sigurdsson, qui en est à son tout premier long métrage. Il y a aussi quelques morceaux musicaux semblant surgir de nulle part ou bien encore les vêtements portés par les personnages principaux, Finnbogi et Alfred (respectivement interprétés par Hilmar Gudjónsson et Sveinn Ólafur Gunnarsson, exceptionnels). Mais on le sent bien : tout cela n'est qu'un prétexte aux yeux du cinéaste, peut-être une lubie. En somme,
Either Way chercherait à renouer de façon plus ou moins abstraite avec les sentiments personnels ressentis par l'auteur au cours de sa jeunesse. Peu importe, le fait est que cela fonctionne, et le spectateur se laisse embarquer sans courir après la moindre justification. Le film est une fable, plongée quelque part dans les années 1980, au beau milieu d'une région désertique.
Nous sommes en Islande, et les deux personnages sont à la fois amis, collègues de travail et compagnons d'infortune. Ils semblent ne pas vraiment connaître l'utilité de la tâche qui leur a été confiée : réhabiliter le marquage au sol d'une route de campagne quasi-abandonnée. C'est probablement ce qui est le plus drôle. Plus âgé, Finnbogi apparaît un premier temps certain de lui-même, confiant et fier de sa situation familiale stable et saine. À l'opposé, le jeune arrogant Alfred est un bien piètre séducteur qui, citadin revendiqué, ne pense qu'à retourner en ville et coucher avec le plus de femmes possible. Pendant les journées de travail - qui consistent simplement à planter des piquets de bord de route et transporter des pots de peinture pour le marquage au sol - le plus avisé conseille et répond aux incertitudes de l'autre. Mais bientôt, un événement majeur renversera radicalement cet état des choses, et le moins expérimenté deviendra une sorte de guide. En somme,
Either Way raconte les mésaventures de deux traceurs de route qui, à un moment de leur existence, font une sortie de piste et se retrouvent dans un tel état de questionnement qu'ils ont bien du mal à se relever. Le jeu sur ce paradoxe, intéressant au début, tombe vite dans la redite et gagnerait à être renouvelé.
Mais qu'à cela ne tienne : ces faiblesses sont relevées par la singularité même de
Either Way. Rarement avons-nous vu au cinéma une fable initiatique avoisinant le burlesque tout en étant campée dans le décor insolite des plaines islandaises (ce qui pourrait rappeler certains plans de
Breaking the Waves, et encore!). Il y a aussi ce camionneur qui semble être le seul utilisateur de la route servant de lieu de travail à nos deux compères : plusieurs fois durant le récit, il fait une apparition, s'arrête pour discuter avec les hommes, leur offre à boire, puis reprend la route vers on ne sait où. Son côté rustre et obscène pimente l'incongruité de la situation, d'autant plus que chacune de ses apparitions précède une mésaventure vécue par Finnbogi et Alfred. Le camionneur deviendrait même une sorte de guide spirituel. On se surprend alors à espérer qu'il refasse surface aussitôt reparti. C'est parfois gratuit et justement drôle, exactement tel que Hafsteinn Gunnar Sigurdsson voulait faire briller cette comédie tragi-comique sur la solitude. Le cinéaste se rappelle lorsque d'abord surpris, il s'est senti complimenté par la réflexion d'un spectateur enthousiaste lui disant : "c'est Kiarostami qui rencontre
Dumb et Dumber!" Voilà précisément à quel niveau le film se situe. Autant dire que la présentation en première nordique de
Either Way restera de loin l'un des moments forts de la dernière édition du Festival International du Film de Göteborg.
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À San Sebastian, le réalisateur et les acteurs de Either Way commentent le film (septembre 2011) |
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ENTREVUE AVEC MARIT KAPLA (Directrice artistique du GIFF)