Comme point de départ, il faut comprendre que On S’en Tain met en perspective l’opposition de deux groupes. Vous découvrirez cet antagonisme à travers différents concepts dans les paragraphes suivants.
Avec cette vidéo, j’ai décidé de mettre en lumière le large phénomène des paradis fiscaux par l’entremise d’une pièce confinée et d’un seul objet. Un miroir sans tain est ainsi intégré à ce lieu que l’on découvre dans un mouvement circulaire. Par son titre, j’ai cherché à faire résonner ce projet comme une phrase de mépris pour exprimer à quel point son sujet – les paradis fiscaux – peut être accepté par certains sans prendre en considération ses répercussions négatives. À la base, mon but fut de lier les expressions « on s’en moque » et « on s’entend » pour exprimer le refus de coopérer d’un des deux groupes présents dans cette mise en scène, ainsi que l’acceptation générale du phénomène, volontaire ou non, qui a permis de le faire perdurer jusqu’à aujourd’hui. Vous constaterez d’ailleurs que cette courte vidéo se visionne en boucle afin de mettre de côté la notion du temps et de faire comprendre à quel point les législations de complaisances [1] sont pérennes.
UNE SÉPARATION ETHNOGRAPHIQUE
La première notion importante du dispositif concerne le mur. Celui-ci soutient le miroir. Il est l’élément qui maintient l’équilibre. Je pense d’ailleurs que nous pourrions le qualifier de mur porteur. Il met en perspective une séparation dans laquelle on trouve ces deux groupes que nous allons décrire plus tard, mais que vous avez peut-être déjà identifiés. Si l’on se réfère à quelques notions simples de physique newtonienne, pour que ce mur reste en position, il faut que des forces égales existent de part et d’autre de celui-ci. Pensez ici à une force du nombre opposée à une force liée à la domination. Dans un schéma sociologique, nous retrouvons ainsi un côté qui représente le pouvoir à travers des hommes d’affaires (banquiers, avocats, etc.) et l’autre qui montre la population dans sa diversité abondante.
Jouant sur les deux tableaux, vous pourrez également observer les hommes politiciens qui sont les défenseurs du miroir sans tain, tel des sentinelles. En tant que gardiens, ils ne détiennent pas vraiment le pouvoir, mais permettent à celui-ci de persister. On peut donc supposer qu’ils sont mandatés pour effectuer cette lourde tâche. Ici, vous retrouverez ma vision cynique qui consiste à penser que les politiciens ne détiennent en fait que trop peu de pouvoirs décisionnels alors que ce sont eux que nous élisons. On observe qu’ils tentent à la fois de comprendre les intérêts des puissants et de surveiller les potentielles contestations d’un bord; de l’autre, ils maintiennent une vision illusoire pour le peuple de ce qui se trouve derrière le mur et n’hésitent pas à employer la force en cas d’intérêt trop prononcé pour la vérité.
QUELLE VISION DU MONDE ?
Le miroir sans tain est un objet qui permet à deux groupes de personnes d’avoir des « vues » différentes. On retrouve alors ceux qui peuvent voir à travers, et ceux qui ne recueillent que leurs reflets. En mettant en lien la vue et le pouvoir, nous avons alors ceux qui dominent car ils connaissent la transparence (notion importante pour les paradis fiscaux si l’on pense au secret bancaire), et ceux qui subissent car ils ne se voient qu’eux-mêmes. La vue est mise en relation avec la connaissance en indiquant que ceux dont la vision transperce le miroir sans tain ont une perception beaucoup plus large, qui dépasse la pièce dans laquelle ils se trouvent. Cette ouverture permet d’indiquer que ce sont eux, dans leurs choix de cacher des informations, qui mènent la danse. Ils détiennent un pouvoir décisionnaire plus important ; aux autres ne restent que leurs propres images.
En revenant aux paradis fiscaux, c’est d’autant plus vrai que ce sont ces mêmes personnes qui ont trouvé des astuces fiscales pour mettre en place le secret bancaire, qui, dans ce cas, est le lien direct entre visibilité et pouvoir.
Tournons-nous maintenant du côté des regards pour comprendre l’état d’esprit des deux groupes représentés. Du côté des hommes d’affaires, alors même qu’ils détiennent cette capacité à regarder à travers le miroir, ils ne le font pas. En tant que spectateurs, nous y voyons une partie des personnes que l’on peut observer de l’autre côté du mur en train de se révolter. J’ai souhaité ici mettre en lumière l’idée que « si les gens savaient ce que l’on trouve dans les paradis fiscaux, alors ils ne seraient pas d’accord » [2]. Cela indique donc que ces hommes puissants savent que leurs actions sont indésirables par une majorité de personnes, mais décident volontairement de ne pas le voir. En fait, ils s’en moquent. On pourrait même penser qu’ils en sont tellement accoutumés qu’ils n’y font plus attention. Du côté du peuple, la plupart des personnes ne regardent également pas le miroir, car elles n’y voient que leur propre image, et non celle d’une réflexivité entretenue. Pour moi, le secret que renferme celui-ci étant bien gardé, il n’y a pas d’indices indiquant qu’il faille jeter un coup d’œil derrière sa surface réfléchissante. Ici aussi, il y a accoutumance qui se nourrit de notre relation au semblant. On peut toutefois observer deux personnes qui émettent quelques pas vers ce miroir afin de le démystifier mais qui seront vites mises en garde par ses protecteurs. Même si cette action (où les deux jeunes hommes sont repoussés) est une improvisation qui a eu lieu lors du tournage, elle reflète pour moi le passage à l’acte de la répression policière des états lorsque la contestation devient trop forte.
Du côté des hommes d’affaires, dans leur rôle de protection, les hommes d’états sont majoritairement tournés vers le peuple car il représente un danger potentiel pour cette élite. De l’autre, ils font attention à ce que le miroir ne cède pas sous la pression. Ils tentent de faire comprendre au peuple que ce qui se trouve de l’autre côté du miroir n’est pas important pour eux alors que c’est tout le contraire.
FLIC ET FILM
Il est important pour moi de préciser que le miroir sans tain a également permis de comparer ce phénomène à une scène d’interrogatoire où l’on retrouve l’affrontement classique entre l’interrogateur et l’accusé. Ce premier est d’ailleurs décisionnaire par le biais de sa position. S’il ne peut souvent pas emprisonner des personnes de manière arbitraire, il peut au moins les accuser. Dans cette vidéo, le peuple est ainsi rendu coupable, comme s’il était la cause de l’endettement des états alors que les riches sont de plus en plus riches [3]. L’expression finale de cette culpabilité forcée se retrouve dans les coupures budgétaires généralisées des services publics ou, comme Alain Deneault l’expliquait :
« Lorsqu’on attend quarante minutes un autobus à moins 20 degrés Celsius, c’est à cause des paradis fiscaux. Lorsqu’un hôpital met un an et demi à procéder à une intervention chirurgicale pourtant cruciale, c’est à cause des paradis fiscaux. Lorsque s’effondre un viaduc faute d’entretien, lorsque ferme un centre d’aide aux toxicomanes, lorsqu’une commission scolaire abolit son programme d’aide aux élèves en difficulté, lorsqu’une compagnie de danse se voit incapable de rétribuer ses artistes pour leurs répétitions, lorsqu’une télévision d’État supprime son service d’informations internationales, c’est à cause des paradis fiscaux. » [4]
Note personnelle : Je tiens à remercier chaleureusement tous les donateurs d’argent et de temps qui ont permis à ce projet d’exister.
Cliquez ici pour visionner On s'en tain de Thibaut Quinchon
[1] Terme générique employé par Alain Deneault pour définir l’ensemble des organisations faisant des transactions financières afin d’échapper au fisc.
[2] Réarrangement d’une phrase de l’ancien Premier ministre britannique David Lloyd George : « If people really knew [the truth], the war would be stopped tomorrow. But of course they don’t know, and can’t know.» (1917).
[3] 2018. Partager la richesse avec celles et ceux qui la créent. OXFAM International. Consulté sur https://www.oxfam.org/fr/rapports/partager-la-richesse-avec-celles-et-ceux-qui-la-creent.
[4] Deneault, Alain. 2016. Une escroquerie légalisée. Montréal : Écosociété, p. 11.
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